Au-dessus des lois

Le président, l’entraîneur et la vedette de Sivasspor – qui s’était incliné 5-0 face à Anderlecht en 2009 – ont fait la connaissance des geôles turques, suite à leur implication dans un des plus grands scandales de corruption du football européen. Fenerbahçe est au coeur de l’affaire. Ce soir, il lutte pourtant avec Benfica pour une place en finale de l’Europa League. Son président, condamné, sera dans la tribune d’honneur, sous le regard bienveillant de l’UEFA.

Juillet 2009. Des lunettes solaires démesurées, une barbe faussement négligée et une impressionnante collection de bijoux au cou, Nicolas Frutos opère son retour en Belgique, après une revalidation de six mois en Argentine, suite à son opération au tendon d’Achille. La vedette sud-américaine d’Anderlecht rayonne d’assurance. L’homme qui flâne dans le couloir des arrivées de l’aéroport de Zaventem se sent prêt à effectuer un énième retour sur les terrains. Sans même attendre l’examen médical de contrôle, il exige, via les journaux, de jouer contre Sivasspor, le vice-champion de Turquie, qu’Anderlecht affrontera quelques jours plus tard, au troisième tour des qualifications pour la Ligue des Champions.

À un quart d’heure du terme, Ariël Jacobs fait signe à Frutos, auquel le public bruxellois réserve une standing ovation. Elle s’est à peine tue que l’Argentin, d’un crochet, lance Tom De Sutter vers le 4-0. Dans les arrêts de jeu, il se charge lui-même de sceller le score à 5-0. Sur un long dégagement de Silvio Proto, son garde du corps turc baisse littéralement la tête, et laisse Frutos s’engouffrer dans son dos. L’Argentin passe deux autres défenseurs avant de glisser le ballon dans le but, sous le regard d’un gardien plutôt maladroit. Fou de joie, l’attaquant se lance dans un interminable tour d’honneur et le stade explose de joie. Oui, Frutos est de retour !

Anderlecht-Sivasspor truqué ?

Trois ans plus tard, juillet 2012, à Istanbul. Un juge se prononce sur l’énorme scandale de corruption qui tient la Turquie en haleine depuis un an. 93 personnes ont été inculpées au terme de la saison 2010-2011. 48 sont effectivement condamnées. Parmi elles, Mecnun Otyakmaz, le président de Sivasspor, dont Roger Vanden Stock avait amicalement serré la main dans la tribune d’honneur du Sporting, ne se doutant de rien. Il est condamné à 18 mois de prison. La star de l’équipe, Mehmet Yildiz, doit purger un an, tout comme le jeune gardien de Sivasspor. Tous trois ont perçu de l’argent pour perdre le match à domicile contre Fenerbahçe, lors de l’ultime journée du championnat 2010-2011. La partie s’achève sur le score de 3-4, c’est le 17e match d’affilée sans défaite de Fenerbahçe. Cette victoire couronne la fabuleuse course-poursuite des Jaune et Bleu d’Istanbul, qui s’emparent du titre, à la différence des buts, au détriment de Trabzonspor, qui semblait pourtant voler vers le sacre à mi-parcours.

Six semaines après ce dénouement palpitant, le football turc tremble sur ses fondations. La police procède à une razzia dans tout le pays. Elle arrête des dizaines de personnes, joueurs, agents et journalistes. C’est une véritable bombe. Il semble que Fenerbahçe ait acheté son titre. Douze mois plus tard, aux yeux du juge, les faits sont établis. Il donne une belle leçon d’efficacité à la justice belge : les inculpés dans l’affaire Ye Zheyun et Paul Put ne comparaîtront qu’en septembre 2013, huit ans après les faits.

Un nom intrigue, parmi les condamnés. Celui de Bülent Uygun, numéro 16 dans la liste des 48. Le jeune entraîneur du modeste Eskisehir FC s’est laissé corrompre par Fenerbahçe et doit purger une peine de prison de onze mois. Son nom fait tilt. Où l’avons-nous déjà entendu ? Le 28 juillet 2009, il était sur le banc, au stade Constant Vanden Stock. Le scandale turc se rapproche donc de la Belgique. Le président, l’entraîneur et la vedette du club qui a affronté Anderlecht sont en prison, trois ans plus tard, pour leur implication dans le plus grand scandale de corruption du football européen. Que faut-il penser du 5-0 de Bruxelles ?

Ces doutes ne sont pas nouveaux. Quatre mois après le glorieux come-back de Frutos, L’Équipe a dévoilé que le match Anderlecht-Sivasspor figurait sur la liste des matches suspects établie par l’UEFA. Selon le quotidien français, les Turcs ne se seraient pas livrés à fond. Ceux qui ont assisté au match ne s’en étonnent pas. On a rarement vu un adversaire aussi apathique au stade Constant Vanden Stock. Sivasspor s’est retrouvé un peu par hasard en qualifications pour la Ligue des Champions. Ses chances de gains sportifs et financiers étaient minimes. Certains évoquent la possibilité que le club ait vendu le résultat à la mafia des paris. C’est d’ailleurs le cauchemar de l’UEFA chaque été, quand une volée de clubs dépourvus de chances dispute ces tours préliminaires. C’est un terrain de jeu idéal pour les tricheurs…

12.000 courriels haineux à l’UEFA

A Bruxelles, Sivasspor se présente affaibli. Yildiz, son étoile, ne joue pas. La version officielle parle de blessure. Par contre, Pieter Mbemba est titularisé. Ce Limbourgeois de 21 ans n’a presque pas joué à Malines mais a obtenu un contrat de quatre ans chez le vice-champion de Turquie, par l’intermédiaire d’un Turc du Limbourg, dont on ne trouve plus trace depuis.  » Nous lui avions conseillé de refuser car il ne toucherait quand même pas son dû « , confie son manager de l’époque, Walter Mortelmans.  » De fait, au bout de deux mois, le club ne le jugeait plus assez bon. Son père adoptif m’a demandé si je pouvais l’aider. Mais c’était impossible, c’était le travail d’un avocat. Quand quelqu’un passe outre mes conseils, il ne doit pas venir se plaindre ensuite.  »

Trois semaines après l’exploit réalisé contre Sivasspor, Roger Van den Stock accorde de grandes chances au Sporting face à l’Olympique Lyon. Le champion de France est l’ultime obstacle avant la Ligue des Champions. Anderlecht est balayé. Vanden Stock s’est laissé abuser par la victoire plantureuse de son club face à Sivasspor. Ce qui ressemblait à un exploit est maintenant placé sous un éclairage bien différent. Nicolas Frutos n’a pas davantage réussi son retour.

Trabzon vit très mal sa défaite en championnat. 27 ans après son dernier titre, son club était à un souffle de la victoire et voilà qu’il apparaît que Fenerbahçe aurait triché. Le pire, c’est que l’UEFA et la Fédération turque jouent les autruches. Initialement, l’UEFA interdit à la Turquie d’inscrire Fenerbahçe en Ligue des Champions. Le club stambouliote est remplacé par le vice-champion, Trabzonspor. Mais au quartier général de l’UEFA à Nyon, c’est très vite l’enfer. Des centaines de Turcs excités viennent manifester leur colère. En une journée, l’UEFA reçoit 12.000 courriels haineux. Depuis, l’UEFA n’a plus rien entrepris. Elle s’est cantonnée à l’exclusion, pour une saison, de Fenerbahçe. Le Comité Disciplinaire n’a pas encore rendu de jugement définitif. Pierre Cornu, le principal pourfendeur de la corruption au sein de la Confédération, décide de ne pas attendre. Découragé, il démissionne.

La Fédération turque rivalise de laxisme. Avant même le jugement du tribunal d’Istanbul, la nouvelle direction annonce qu’elle ne punira pas les clubs mais seulement les individus. Fenerbahçe ne doit donc plus redouter la moindre sanction. Le club conserve même son titre. Le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, est rassuré.  » Une démocratie punit des personnes, pas des organisations. Sanctionner un club reviendrait à punir des millions de supporters « , déclare Erdogan qui ne s’est jamais caché de sa passion pour Fenerbahçe.

La réaction du monde politique n’est pas surprenante. Pendant l’instruction, le parlement décida d’assouplir la toute nouvelle loi de lutte contre la corruption en sport. Les peines de prison maximales passent de douze ans par match à trois ans, quel que soit le nombre de joutes falsifiées. Le président Abdullah Gül s’y oppose mais il doit céder face aux pressions. La proposition du parlement passe. C’est un cadeau du ciel pour Fenerbahçe, qui voit condamnés onze de ses collaborateurs, du président au directeur sportif, en passant par le conseiller juridique et l’interprète.

OEuvrer pour un football turc propre et honnête

Trabzon estime qu’on a franchi la limite de la décence. Quelques supporters nantis fondent un mouvement pour conférer une forme juridique à leur révolte. Les critiques à l’égard de Fenerbahçe et de son influent président sont rares dans la presse turque, ce qui n’est pas incompréhensible, la Turquie n’étant pas très à cheval concernant la liberté de la presse (La Turquie est 148e sur 179 sur la liste de Reporters sans Frontières. Plus de cent journalistes sont actuellement emprisonnés dans l’attente d’un éventuel procès).

La plate-forme de Trabzon invite des experts européens, dans l’espoir de toucher enfin sa presse nationale. Nous avons également reçu une invitation. Sport/Foot Magazine est convié, avec Declan Hill, à donner une conférence devant un auditoire universitaire rempli de supporters de Trabzonspor. Un garde du corps est prévu, de même qu’une route alternative, en cas de problème. Nous avons intérêt à peser nos mots. Hill, auteur du livre The Fix, consacré à la mafia asiatique, sème le délire dans la salle quand il affirme que le football turc a besoin d’un nouveau Kemal Atatürk. Cependant, il s’abstient de dire ce que les organisateurs rêvent d’entendre : que Trabzonspor mérite le titre 2010/2011.

À juste titre, selon un des nombreux journalistes turcs éparpillés dans la salle. Il est supporter de Trabzonspor et préfère qu’on ne divulgue pas son nom.  » Ce titre ne m’intéresse pas. Ce que je veux, c’est un trophée propre. Qu’on jette celui-là dans la mer Noire. Car même si on nous l’attribue, qu’est-ce que cela changera ? Nous devons oeuvrer avec les autres clubs pour un football propre et honnête. Sinon, nous ne penserions qu’à nous.  »

Le soir du débat à Trabzon, 1000 km plus loin, dans une banlieue d’Istanbul, on tire sur Olgun Peker. L’attentat fait la une de toutes les chaînes TV. La victime s’appelle en fait Olgun Aydin mais il a changé de nom par admiration pour Sedat Peker, le père fondateur de ce qu’on appelle en Turquie la Peker Mafia. Sedat Peker purge actuellement une peine de prison de six ans pour plusieurs chefs d’accusation, dont celui de tentative de meurtre. Il doit encore répondre devant la justice de son rôle dans un réseau de terreur. Depuis son emprisonnement, la Peker Mafia est aux mains de l’homme qu’il considère comme son fils adoptif.

Dans le jugement de 647 pages du tribunal concernant le scandale de corruption entourant le football turc, Olgun Peker est en tête des 48 accusés. Ce n’est pas un hasard. Tout commence quand, fin 2010, la police place son téléphone sur écoute. Peker n’est plus président de Giresunspor, un club de D2 situé sur les rives de la mer Noire, depuis six mois mais en coulisses, il tient encore fermement les rênes du club. Cela n’empêche pas celui-ci d’être en proie à des difficultés financières. On relève des irrégularités dans sa comptabilité. Joueurs et entraîneurs font l’objet de menaces, au point que la police décide de procéder à des écoutes téléphoniques.

Chèvres en prairie et cultures à arroser

Un homme est fréquemment au bout du fil. Mahmut Özgener, président de la Fédération turque de football. Suite à ses malversations, Giresunspor est interdit de transfert, ce qui ne plaît pas du tout à Peker, qui place le président sous pression. Celui-ci semble céder. La police décide donc de placer Özgener sous écoute également et découvre ainsi ses liens avec Aziz Yildirim, le puissant président de Fenerbahçe. Les deux hommes discutent de la désignation des arbitres pour les matches du Fener.

Les enquêteurs sentent le parfum du scandale et placent également Yildirim sur écoute. S’il est normal qu’il téléphone fréquemment à son vice-président, ce qui l’est moins, c’est que leurs conversations soient axées sur la falsification de matches. La police met un moment à déchiffrer le langage codé des deux dirigeants. Ils ne parlent pas de guêpes ni de pain coupé mais ils utilisent des termes agricoles qui ne correspondent généralement pas à la saison en cours. Les  » chèvres en prairie  » sont les joueurs et les  » cultures à arroser  » symbolisent le paiement des falsifications.  » Équipes, planter et semer « , correspondent aux démarches à effectuer pour arranger un match. Des termes empruntés à la construction jalonnent aussi les conversations. Une  » maison en construction  » est un match dont on prépare la falsification.

Les oreilles des enquêteurs bourdonnent. Noms de joueurs, d’entraîneurs et de dirigeants défilent. Ils installent encore plus d’écoutes et vont de stupéfaction en stupéfaction. Cela fait boule de neige, jusqu’à l’inculpation de près de cent personnes le 3 juillet 2011.

Aziz Yildirim est le deuxième nom de la liste des 48 condamnés. Cet ingénieur civil a fait fortune grâce à des contrats de l’armée conclus avec la Turquie et l’OTAN. Il est aussi connu et influent dans son pays que le Premier ministre Erdogan. Comme tous les autres accusés, il est libre depuis l’été dernier, après un an de préventive, en attendant la procédure en appel. À sa sortie de prison, il a été acclamé par une foule de supporters de Fenerbahçe, bien qu’il ait acheté le titre. Mais aux yeux des supporters du club, c’est clair : toute cette affaire est un complot. Sinon, pourquoi se focaliser sur leur club tant aimé et l’accuser de tromperie ? Tout le monde le fait quand même, non ?

Ce n’est pas vraiment faux. La Turquie occupe la première place du dossier d’Europol avec 79 matches suspects. Elle est le championnat le plus corrompu. Yildirim s’en moque. Ce soir, il va suivre tranquillement le match de son club, de la tribune d’honneur de Lisbonne. Victorieux 1-0 à Istanbul, Fenerbahçe va tenter d’asseoir sa qualification pour la finale de l’Europa League.

PAR JAN HAUSPIE À TRABZON – PHOTOS: IMAGEGLOBE

La police a mis du temps à déchiffrer le langage codé de deux dirigeants de Fenerbahçe, qui utilisaient des termes agricoles pour falsifier les matches…

Le président, le coach et la vedette de Sivasspor, battu 5-0 à Anderlecht en 2009, sont tous en prison aujourd’hui.

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