« Après un succès, nos joueurs creusent toujours leur propre tombe »

Les Pays-Bas sont qualifiés pour leur dixième Coupe du Monde mais ils n’ont plus remporté de tournoi depuis 25 ans. Entretien avec le capitaine emblématique de l’équipe gagnante de l’EURO 1988.

Quel jugement portez-vous sur l’équipe nationale actuelle ? Ruud Gullit : La regarder est de nouveau agréable. Louis van Gaal a repris beaucoup de jeunes. Il a rectifié ce qui n’avait pas fonctionné pendant l’EURO. L’équipe possède un bon équilibre entre jeunes et anciens, entre football attrayant et résultats. Car soyons franc : ce sont les résultats qui priment.

Le sélectionneur estime que huit nations ont plus de chances de remporter le prochain Mondial que les Pays-Bas. Qu’en pensez-vous ?

C’est une déclaration intelligente. Il se couvre et il est réaliste. Ce groupe n’a pas beaucoup d’expérience internationale. Sans être dépourvu de chances, il ne fait pas partie des favoris.

Quel souvenir conservez-vous de l’EURO 1988 ?

L’aria qu’a chanté Rinus Michels devant nous ! La veille de notre départ pour l’Allemagne, nous avons organisé une petite soirée d’adieux à notre hôtel à Noordwijk. Quelqu’un s’est mis au piano et Michels s’est levé pour chanter. Personne ne lui connaissait ce don. Il nous a surpris et il a pris des points.

Était-ce nécessaire ?

Non. Il avait déjà son aura. Nous connaissions sa sévérité de réputation, même si je n’en ai jamais rien remarqué. Plus tard, je lui ai demandé pourquoi il avait été aussi coulant pendant l’EURO et il m’a répondu n’avoir jamais éprouvé le besoin d’intervenir, tant nous étions professionnels. A l’encontre de l’Ajax des années 70. Là, selon lui, les joueurs n’étaient pas de vrais pros. La nuit, il partait à leur recherche à vélo, de café en café.  » Ils avaient besoin d’une poigne de fer, pas vous.  » C’était un beau compliment. Michels était capable d’adapter son approche au groupe dont il disposait.

 » Hiérarchie et autorité posent toujours problème chez nous  »

Quel effet vous avait fait votre mauvais début de tournoi, scellé par un revers 0-1 face à l’Union Soviétique ?

C’est dingue mais ce fut notre meilleur match du tournoi et je ne me suis jamais tracassé pour la suite. Marco van Basten revenait de sa blessure à la cheville et progressait de jour en jour. Marco a le caractère d’un avant, avec l’égoïsme requis. Il devenait fou quand il ne marquait pas et il se fâchait sur les coéquipiers qui ne l’avaient pas bien servi. Je lui répondais qu’il n’avait qu’à se démarquer pour que je lui donne le ballon, puis tirer. Alors, il se calmait. Je connaissais le mode d’emploi avec lui. Au terme de notre carrière, nous avons joué quelques années pour une équipe amateur. Marco était toujours aussi fanatique ! Au début, les autres étaient paralysés à l’idée de commettre une erreur. Il intimidait également ses adversaires et les arbitres. A ce niveau, on joue généralement pour son plaisir. Pas Marco. Il jouait toujours pour gagner. Il reste, à mes yeux, le prototype de l’attaquant. C’est à lui que l’Ajax doit son syndrome en attaque. On a comparé tous ses successeurs à Marco. L’Ajax râlait même au sujet de Zlatan Ibrahimovic alors qu’il était formidable, même tout jeune.

Revenons à l’équipe nationale : avec la même phalange, le Mondiale 1990 a été un flop. On a observé le même contraste entre la Coupe du Monde 1974 et l’EURO 1976 ainsi qu’entre le Mondial 2010 et le dernier Championnat d’Europe des Nations. Est-ce typiquement néerlandais ?

Je crains que oui. Nous ne supportons pas l’autorité. Si un groupe ne possède pas une hiérarchie naturelle, il sombre dans l’anarchie. La hiérarchie naît spontanément dans un jeune groupe qui n’a rien gagné : les meilleurs commandent et sont acceptés par les autres. Mais après un succès, de plus en plus de capitaines se manifestent. C’est ce qui a créé des problèmes à l’EURO 2012. Les porteurs d’eau ont réagi et ont raconté ce qui se passait. Hélas, c’est dans la nature de mon peuple et les autres le savent. Combien de fois des étrangers ne m’ont-ils pas demandé quand les frictions allaient recommencer ?

Van Basten et vous étiez très critiques avant même le début de cet EURO. À cause de ces frictions ?

Oui. Nous avons réalisé que le groupe vivait le même processus que le nôtre après l’EURO 1988. Les joueurs ne voulaient plus travailler les uns pour les autres. Bert van Marwijk a mal pris nos critiques au lieu d’agir.

Qu’aurait pu faire Van Marwijk ?

Être plus clair d’emblée, notamment pour le poste d’avant-centre. Il a créé des remous, mécontenté certains, qui ont commencé à s’épancher dans la presse.

 » Au Mondiale 1990, j’ai voulu tout plaquer et rentrer chez moi  »

Comment cela s’est-il passé durant le Mondiale 1990 ?

Frank Rijkaard, Marco van Basten et moi avons rejoint le groupe plus tard, parce que nous devions jouer la finale de la Coupe d’Europe avec l’AC Milan contre Benfica. En notre absence, nous avons lu des trucs incroyables dans la presse. Les porteurs d’eau ont réclamé le départ de la direction de la KNVB, ils se sont plaints que Marco, Frank et moi bénéficiions d’un traitement de faveur. C’était ridicule. Si j’avais été présent, j’aurais remis ces garçons à leur place. Quand nous avons rejoint le groupe, l’ambiance s’était déjà délitée. Les joueurs chevronnés voulaient Cruijff comme sélectionneur, sentant que le groupe avait besoin d’une figure incontestée, capable de donner un coup de pied au derrière de n’importe qui, mais la KNVB n’a pas tenu compte de ce souhait.

Étiez-vous vraiment très fâché ?

Je vais être franc : j’ai failli quitter l’Italie. Marco en avait sa claque aussi. C’est à peine si je suis sorti de ma chambre pendant le stage alors que d’habitude, je partageais la vie du groupe. L’ambiance était détestable. Après les deux premiers matches de poule, je me suis adressé à Leo Beenhakker, le sélectionneur. Je comptais lui dire que je rentrais chez moi. Marco et Ted Troost assistaient à cet entretien, qui a finalement été excellent. J’ai pu exprimer mes griefs et nous avons tenté de redresser la barre. J’ai cru que nous y parviendrions, un sentiment entretenu pendant notre match contre l’Allemagne en huitièmes de finale. Puis Rijkaard a craché à la figure de Rudi Völler. Une heure plus tard, nous étions éliminés.

Avez-vous demandé une explication à Rijkaard ?

Non. Nous n’en avons plus jamais parlé. Frank était conscient d’avoir commis une bourde. Cet incident n’est d’ailleurs pas la cause de notre échec. Celui-ci était structurel et c’est pour cette raison que certains, comme Ronald Koeman, Frank Rijkaard, Marco van Basten et moi, voulions Cruijff.

L’EURO 1996, marqué par le renvoi d’Edgar Davids, est un autre point sombre. Quel était le coeur du problème ?

Une lutte entre jeunes et anciens à l’Ajax. La presse en a fait un problème racial mais cela n’avait rien à voir. Cette génération de jeunes talents était composée, par hasard, de joueurs de couleur, c’est tout. Leur club leur avait offert des contrats inférieurs à ceux des autres joueurs alors qu’ils avaient une grande part dans le succès de l’Ajax. Naturellement, il y a souvent des différences salariales entre les jeunes et les autres mais le fossé était trop manifeste à l’Ajax, qui leur a signifié qu’ils pouvaient déjà être contents de porter son maillot. Cela les a choqués, d’autant que les anciens, parmi lesquels figuraient plusieurs internationaux, n’ont pas pris leur défense. Ils ont emmené leurs frustrations à l’EURO anglais et la bombe a éclaté.

 » Ergoter, les Hollandais ont ça dans le sang  »

Pourquoi les Néerlandais tirent-ils aussi peu de leçons de leurs erreurs ?

Parce qu’ils donnent toujours leur avis. Je me souviens qu’à Milan, nous avons dû faire un fameux effort car l’Italie tient beaucoup à la hiérarchie : on obéit à l’entraîneur, point à la ligne. Et voilà que trois Hollandais débarquent et donnent leur avis sur tout, demandent constamment : pourquoi ? Arrigo Sacchi n’en croyait pas ses yeux. Il nous a convoqués dans son bureau car il n’avait pas l’habitude de discuter en public avec les joueurs. On nous prend partout pour des professeurs de football. C’est dans le sang et nous creusons notre propre tombe. Les Anglais nous reprochent de croire que nous avons inventé le football. En fait, cette caractéristique a aussi beaucoup apporté au pays, pas seulement en sport, mais nous oublions que d’autres peuvent s’exaspérer de notre comportement. Ce qui est positif, c’est que nous appréhendons la vie sans tabou. Cette mentalité se retrouve dans notre style de jeu, qui suscite l’admiration générale. Récemment, Glenn Hoddle, l’ancien sélectionneur anglais, m’a téléphoné. Il anime un programme radio sur la BBC et m’a demandé de lui expliquer en quoi consistait la formation des jeunes aux Pays-Bas et ce que les Anglais pouvaient en retirer. C’est un joli compliment pour notre football.

L’année dernière, on vous a cité comme successeur éventuel de Bert van Marwijk en équipe nationale. Avez-vous été surpris ?

Cela m’a agréablement changé de la manière dont on me traite depuis des années. On s’est moqué de mon travail à Grozny et j’ai vécu une période pénible sur le plan personnel. J’ai eu l’impression d’être une cible et voilà que des gens trouvaient que je ferais un bon sélectionneur…

Étiez-vous en quête d’une telle forme de reconnaissance ?

Peut-être bien. Cela ne s’est pas concrétisé mais le poste de sélectionneur est le plus prestigieux qu’un entraîneur puisse convoiter. Interrogé à ce propos, à la télé, j’étais rayonnant. Cela faisait longtemps que ça ne m’était plus arrivé. Pendant des années, en fait, je n’ai pas pu supporter de voir ma tête à la TV. Je me trouvais irritant. D’un coup, tout a changé.

Alors que vous semblez mener une vie si décontractée.

Les critiques que j’ai subies m’ont marqué davantage que je ne l’aurais cru.

 » Dans la vie, il faut oser prendre des risques  »

Il y a trois ans, vous aviez été l’une des figures de proue de la candidature belgo-néerlandaise au Mondial 2018 ou 2022. Les Pays-Bas ont-ils vraiment eu une chance ?

Nous avons récolté cinq voix au premier tour mais seulement deux au deuxième. Il s’est donc produit quelque chose entre les deux tours. Au fond de mon coeur, je savais que nous n’avions guère de chances. Nous n’étions pas assez puissants sur le plan politique. Nous ne sommes qu’un petit pays.

Êtes-vous donc devenu un de ces dirigeants que vous n’appréciiez pas quand vous étiez footballeur ?

Je ne vois pas les choses comme ça mais je reconnais que c’est un autre monde, mû par ses propres règles. J’ai dû apprendre à tourner ma langue sept fois dans ma bouche. Le travail d’ambassadeur, le lobbying sont des choses très politiques alors que j’ai la réputation de dire ce que je pense.

Qu’auriez-vous souhaité faire autrement dans votre carrière ?

J’ai déjà déclaré que je n’aurais pas dû renoncer au Mondial 1994, pas plus que je n’aurais dû quitter Milan. Ensuite, j’ai rejoint Chelsea via la Sampdoria. Quand une porte se ferme, il y en a toujours bien une autre qui va s’ouvrir. Il est impossible de n’effectuer que de bons choix. Il vaut mieux prendre une mauvaise décision que de ne pas en prendre du tout. Parfois, on se casse la figure. Il faut encaisser puis se redresser et poursuivre sa route mais surtout tirer des leçons de ses échecs. Je suis reconnaissant de tout ce que la vie m’a apporté. Je n’aurais pas profité de tout ça si j’avais toujours misé sur la sécurité.

PAR SIMON ZWARTKRUIS

 » En Hollande, Van Basten, Rijkaard et moi avions sans cesse un avis sur tout et n’importe quoi. A Milan, on nous a rapidement mis au pas.  »

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