Allez les verres !

Pierre Danvoye
Pierre Danvoye Pierre Danvoye est journaliste pour Sport/Foot Magazine.

Il ne faut pas vivre comme un moine pour réussir une grande carrière. Philippe Albert est un exemple frappant.

Footballeurs-buveurs : certaines légendes ont la vie dure. Quand on évoque ce thème, on pense directement à quelques écarts mémorables. A Pascal De Wilde, par exemple. Star du grand Club Malinois, il fut condamné û en 1991 û à deux ans de prison pour avoir provoqué un grave accident de la route (deux tués) avec près de deux grammes d’alcool dans le sang. On pense aussi à Johnny Thio, ex-Diable Rouge du Club Brugeois. Il était surnommé Johnny Tuborg… alors qu’il se vantait de ne boire que de la Carlsberg. Le regretté Guy Thys évoque aussi des souvenirs : sa marque de fabrique, c’étaient son cigare et son verre de whisky. Jean-Pierre Detremmerie, lui, avoua un jour que, quand il avait cessé de boire, Interbrew avait dû licencier trois personnes ! Autre fait marquant de notre foot : la prétendue orgie de Barcelone en 1982. Après la victoire sur l’Argentine en ouverture du Mondial, les Diables auraient complètement pété les plombs dans une discothèque de Barcelone.

Alex Czerniatynski y était. Il s’en souvient comme si c’était hier :  » Nous sommes tombés de haut quand nous avons découvert les journaux belges. Il n’y était question que de whisky, de plage et de petites pépées… Je ne vous dis pas la tête des épouses. C’est surtout la presse flamande qui a cherché à nous tuer. Eric Gerets et Ludo Coeck ont pris les choses en mains : ils ont décidé que nous ne nous entraînerions plus aussi longtemps qu’il n’y aurait pas un démenti officiel. Et nous avons boycotté la presse. Nous avions fêté la victoire dans un petit bistrot, mais nous n’avions rien fait de mal. Un footballeur qui boit quelques bières après un match, il n’y a rien de plus normal. J’ai parfois essayé de rentrer directement à la maison : je me retournais dans mon lit et je ne m’endormais de toute façon pas avant cinq heures du matin. Mais, pendant toute ma carrière, je n’ai pas côtoyé un seul joueur alcoolique. Il n’est plus possible de faire aujourd’hui ce que Roger Claessen a fait autrefois. Paul Gascoigne a essayé… et il a réussi à gâcher sa carrière à cause de ses excès « .

Philippe Albert est bien placé pour commenter une hygiène de vie limite -limite. Il a toujours aimé boire un verre et ne s’en est jamais caché. Et il continue de revendiquer les écarts qu’il a commis durant sa carrière.

Philippe Albert : J’ai l’impression que l’alcool dans le foot, c’est comme le doping. Les joueurs ont peur d’en parler, c’est un sujet tabou. Moi, je n’ai jamais refusé d’aborder la question. J’ai toujours pensé que les footballeurs étaient des hommes comme les autres. Dès qu’un être humain a un métier à responsabilités, il a besoin de décompresser de temps en temps. Le joueur de foot professionnel n’est pas différent du chef d’entreprise ou de l’entraîneur pro. Aujourd’hui, je suis simple ouvrier et je ressens toujours le même besoin. Préparer des commandes de fruits et légumes pour des grands magasins, devoir satisfaire des clients privilégiés, c’est une forme de stress. Et, ce stress, il faut l’évacuer. Chacun à sa façon. Certains se ressourcent en discutant des soirées entières avec leur femme et leurs enfants. Moi, non : je bois des pintes avec mes collègues.

 » Cordier, Vanden Stock, Verschueren, Sir Hall : ils savaient tous comment je vivais  »

Mais l’alcool est quand même fortement déconseillé quand on est footballeur professionnel, non ?

Il faut savoir se modérer. Quoi qu’on en dise, j’en étais capable. Je savais choisir mes moments pour sortir. Certains bons joueurs sortent à tout bout de champ, mais ils s’écroulent après deux ou trois ans et on se demande pourquoi. Moi, je savais planifier mes excès et je n’ai jamais raté un entraînement ou un match à cause d’une sortie.

Mais vous avez peut-être abrégé votre carrière en ne vivant pas toujours comme un vrai pro ?

Certainement. Pourquoi Danny Boffin est-il toujours en D1 à 38 ans ? Parce qu’il n’a jamais mis un pied de travers. Il n’en a jamais ressenti le besoin : tant mieux pour lui. Mais tout le monde ne raisonne pas de la même manière. Je sais que j’aurais fait une plus longue carrière si je m’étais mieux soigné mais, si c’était à refaire, je ne changerais rien. Parce que je n’aurais pas connu les mêmes plaisirs si j’avais vécu autrement. J’ai gagné en intensité ce que j’ai perdu en longévité. Il arrive de toute façon un jour où il faut tourner la page. Je me suis toujours dit que personne n’était irremplaçable, que ce soit dans une grande entreprise, dans une petite usine ou un club de foot. Je n’ai pas changé mon style de vie quand je suis devenu footballeur professionnel, je ne me suis pas coulé dans le moule : pour moi, c’est une preuve de caractère.

Comment vos dirigeants réagissaient-ils à votre mode de vie ?

Je ne me suis jamais fait d’illusions : ils étaient parfaitement au courant de ce que je faisais. Parce qu’il y avait toujours des petites saloperies pour aller tout leur raconter. J’étais à peine rentré à la maison, que mes dirigeants savaient déjà où j’étais allé, et jusqu’à quelle heure. Mais je n’ai jamais eu de remarques. A Malines, John Cordier savait comment je vivais mais il ne m’a jamais rien dit. A Anderlecht, Roger Vanden Stock et Michel Verschueren n’ignoraient rien de mon style de vie, mais eux non plus n’ont jamais fait la moindre allusion. Idem à Newcastle avec Sir John Hall. Ils savaient que, même en rentrant bourré à cinq heures du matin, je serais au stade à 9 heures si le rendez-vous était fixé à 9 heures et demie. Je transpirais et j’avais des palpitations pendant la première demi-heure de l’entraînement, puis tout rentrait dans l’ordre. C’est la mentalité que mes parents m’ont inculquée. Ils m’ont toujours dit : -Quand on sait sortir, on sait se lever.

Avez-vous côtoyé des joueurs qui sortaient autant, mais plus discrètement ?

Plus discrètement, non. Mais j’en ai connu qui avaient besoin de plus de temps pour récupérer. J’ai joué jusqu’à 33 ans en étant rarement blessé : c’est la preuve que mon corps supportait bien mon train de vie. Ce n’était pas le cas de tout le monde.

Que buviez-vous en sortie ?

Il vaut mieux que je ne donne pas de détails (il rit). Si je dis tout, on va me prendre pour un fou. Mais bon, avec ma constitution, j’encaissais pas mal. Un footballeur peut perdre trois ou quatre kilos en un match. Certains se réhydratent à l’eau plate. Moi, c’était à la bière. Je pouvais en avaler… quelques dizaines.

 » Je me reconnais en George Best  »

Boit-on encore plus dans le football anglais que dans le football belge ?

Ce n’était pas le cas quand j’étais en Angleterre, mais je pense que ça a changé entre-temps. Aujourd’hui, on voit des jeunes footballeurs anglais qui n’ont encore rien prouvé mais font n’importe quoi sur le terrain et en dehors. Ils ne sont plus entourés comme ils devraient l’être : le vrai problème est là. Quand je suis arrivé à Newcastle, il y avait quatre ou cinq jeunes qui frappaient aux portes de l’équipe Première. En sortie, les aînés les tenaient à l’£il. Ils n’avaient pas intérêt à mettre un pied de travers. Et Kevin Keegan était sans arrêt sur leurs talons pendant les mises au vert. Aujourd’hui, les jeunes sont livrés à eux-mêmes. Et on donne malheureusement des salaires astronomiques à des joueurs qui ne valent pas tripette… Les liards tombent, alors ils se croient tout permis. Leur salaire leur monte à la tête. Les scandales qui frappent actuellement le football anglais ne m’étonnent pas du tout.

Parlez-nous un peu des drinking sessions…

C’est une institution en Angleterre. Les joueurs se retrouvent pour l’après-midi et la soirée, et ils boivent plus qu’ils ne mangent. Je ne dis pas que les dirigeants et les entraîneurs nous encourageaient à le faire, mais ils fermaient en tout cas les yeux. Il n’était même pas nécessaire de boire de l’alcool pour bien s’amuser pendant ces drinkingsessions. A Newcastle, Peter Beardsley ne buvait que de la limonade. C’était le Boffin anglais… Mais il était toujours avec nous. C’étaient de grandes fêtes où on déconnait pas mal, mais le lendemain matin, on se rentrait dedans à l’entraînement. Cette période m’a rappelé ce que j’avais connu en début de carrière à Charleroi. Nous avons fait plein de sorties mémorables, c’était une vraie bande de copains : Didier Beugnies, Dante Brogno, Joseph Varrichio, Kevin Pugh, Peter Harrison, Salvatore Curaba, Jacky Mathijssen,… Cette ambiance, je l’ai retrouvée à Malines avec Michel Preud’homme, Lei Clijsters, Marc Wilmots, Klas Ingesson, René Eijkelkamp,… Idem à Anderlecht quand Luka Peruzovic était entraîneur. C’était la java en début de semaine, mais le week-end, on gagnait.

Quelles sont vos anecdotes de sorties les plus étonnantes ?

Je repense encore parfois à Marc Hottiger, le Suisse qui était mon coéquipier à Newcastle. Il habitait en face de chez nous. Il est venu manger une raclette à la maison, et il était tellement bourré en fin de soirée qu’il a dû traverser la rue à quatre pattes pour rentrer chez lui ! Je me souviens aussi d’une belle java avec Boskamp. Nous nous sommes retrouvés dans un bistrot d’Anvers pour fêter le titre d’Anderlecht en 1994. En fin de soirée, les esprits se sont un peu échauffés et il y a eu une bousculade avec d’autres clients. Boskamp a dû me calmer. Il m’a fait remarquer que nous devions encore jouer la finale de la Coupe contre Bruges, quelques jours plus tard. Il m’a dit qu’il était temps de rentrer. Je lui ai répondu : -Tu me mets en individuelle sur Daniel Amokachi, je ne joue pas au foot, je ne m’occupe que de lui. C’est ce qu’il a fait. Nous avons gagné 2-0 : ce fut le dernier doublé d’Anderlecht !

Qui est le plus grand sorteur que vous ayez rencontré dans le foot ?

J’étais déjà pas mal (il rit)… Mais je n’arrivais pas à la cheville de George Best. J’ai eu le bonheur de le rencontrer quand j’étais en Angleterre. C’était un phénomène sur le terrain et en dehors. Il a mené une vie de fou et a dû arrêter le foot très tôt à cause de tous ses excès, mais il a accompli en moins de dix ans ce que beaucoup d’autres n’ont pas su faire en 15 ans. Je me reconnais un peu dans son parcours et son style de vie. Si Best n’avait pas bu, il aurait sans doute joué plus longtemps, mais il n’aurait pas été aussi heureux.

Votre réputation ne vous a jamais dérangé ?

Dès que je suis devenu professionnel, j’ai appris à vivre avec les deux pires vices : la jalousie et la médisance. Les gens sont méchants à partir du moment où vous avez réussi. Des paumés qui disent n’importe quoi. Leurs propres problèmes sont d’ailleurs bien plus graves. Je me suis retrouvé en lisant récemment une interview de Miss Belgique. Elle disait que, dès qu’on la voyait dans un café avec une copine, on racontait qu’elle avait été complètement saoule. Les rumeurs, j’ai dû m’y faire. Si j’écoute tout ce qui se raconte à mon sujet depuis que je ne suis plus footballeur, je suis fauché, séparé de ma femme, et tout le reste. Regardez : je suis bien installé, non ? Et ma femme et mes enfants sont là. Aujourd’hui, quand on me demande une interview, je propose au journaliste de venir à la maison pour qu’il se rende compte que tout va bien chez nous. D’accord, j’aime bien sortir et j’ai longtemps joué… pas seulement au foot. Il y a eu le casino, aussi. Quand j’ai dû arrêter le football sur blessure, j’ai un peu gambergé pendant un an, j’ai cherché ma voie. Mais aujourd’hui, je l’ai bien trouvée. Et je ne vais même plus au casino parce que je n’ai plus le temps !

 » Si je dis ce que je buvais, on va me prendre pour un fou  » (Philippe Albert)

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