ALEXANDRE LE GRAND EN SIX TABLEAUX

En Norvège, on le surnomme Alexandre le Grand depuis ses triomphes à Milan-Sanremo et au Tour des Flandres. Mais comment Alexander Kristoff (28 ans) a-t-il accédé à ce statut ? Trois proches dévoilent six facettes du coureur et de l’homme qui se dissimule derrière le froid Viking.

ALEXANDER LE SPRINTER

L’année dernière, Alexander Kristoff a collecté vingt succès, plus que ses collègues. Cette année, il en est à XX victoires et à sa troisième dans un monument, depuis samedi. Peu d’observateurs auraient prédit pareil avenir quand le Norvégien de Stavanger accumulait les accessits, en catégories d’âge comme à ses débuts pros, toujours derrière son compatriote Edvald Boasson Hagen, plus vite mûr. Kristoff a sciemment opté pour un développement progressif, établi par son beau-père et entraîneur, Stein Ørn.

 » Alexander ne s’est jamais entraîné, il n’a jamais couru pour la victoire au début : l’objectif était de faire de lui un bon coureur de classiques, pas un sprinter pur. D’emblée, je lui ai donc imposé des séances d’endurance, de trois à quatre heures à 14 ans, jusqu’à six ou sept heures maintenant. Nous avons progressivement relevé sa vitesse de croisière. Alex possède maintenant une telle endurance qu’après 290 kilomètres, il n’est même pas épuisé et qu’il peut sprinter, grâce à son explosivité innée, que nous continuons à affûter.  »

D’après Ørn, Kristoff n’a pas encore atteint le maximum de ses possibilités.  » Il peut sprinter plus vite mais notre défi est d’augmenter son endurance pour qu’il puisse attaquer davantage et ne plus dépendre de son sprint. Alex a déjà franchi un cap en ce sens au Ronde l’année dernière en suivant Niki Terpstra.  »

Ørn s’attend à ce que son beau-fils exploite ces atouts au Ronde et à Paris-Roubaix et réalise au moins un doublé dans les monuments.  » Pourquoi pas ? L’année passée, si Luca Paolini avait pu lancer Alex trente mètres plus loin sur la Via Roma (Kristoff s’était retrouvé trop tôt en tête, ce qui avait permis à John Degenkolb de le remonter, ndlr), Alex aurait déjà réussi le doublé Sanremo-Tour des Flandres. Or, il a progressé depuis…  »

Si le Norvégien ne s’est pas encore distingué à Paris-Roubaix, ce n’est pas à cause d’une quelconque carence physique.  » Son corps robuste est fait pour voler sur les pavés plats mais il n’en est pas encore convaincu. Il faut dire qu’en 2014, il a crevé et a chuté deux fois et en 2015, il n’avait aucun équipier dans la finale, ce qui l’a contraint à parer lui-même toutes les attaques. Je considère donc sa dixième place comme une demi-victoire.  »

Donc, la prochaine fois, il espère disposer de plus d’équipiers en finale.  » A mon initiative, les coureurs de Katusha ont adopté les méthodes d’Alex, soit de très longues séances d’endurance. Je regrette que Paolini ait été écarté à cause de cette affaire de cocaïne mais d’autres doivent pouvoir reprendre son rôle, crucial.  »

Kristoff (28 ans) va continuer à se concentrer sur les classiques durant les deux ou trois prochaines années mais Ørn voit plus loin.  » Son sprint et son endurance sont déjà au top. Nous exerçons maintenant son point faible : l’intensité moyenne dans les longues ascensions. Ça a déjà porté ses fruits à Sanremo et je suis convaincu que dans la trentaine, s’il perd quelques kilos, il pourra aussi briguer l’Amstel Gold Race. Mais avant ça, il y a le Ronde et Roubaix.  »

ALEXANDER LE COMBATTANT

Kristoff possède un corps soigneusement affûté mais aussi un moral en acier.  » Junior, il pouvait déjà aller dans le rouge « , raconte son ancien compagnon d’entraînement Roy Hegreberg.  » Dans une sortie en VTT, Alex, qui a six ans de moins que moi, a trimé pendant quatre heures pour me suivre. Finalement, il a dû abandonner : – Stop, je n’en peux plus ! Il en a pleuré et a jeté son VTT à terre. Mais quand je l’ai ramassé, j’ai réalisé que le frein frottait contre sa roue arrière. C’est pour ça qu’il avait tant souffert pendant quatre heures… Ce qui m’a aussi frappé, c’est que même quand son pouls battait la chamade en côte, dès qu’il apercevait le sommet, il puisait les dernières gouttes d’énergie qui lui restaient pour me dépasser. Il voulait toujours gagner.  »

Il n’a pas changé, confirme son actuel coéquipier et compagnon d’entraînement Sven Erik Bystrøm.  » Récemment, pendant une séance de power avec le Stavanger Cycling Club, Alex paraissait bluffer : -Je vais soulever deux fois plus que celui qui aura fait le plus de pull ups. De fait, ses jambes brûlaient mais il l’a fait.

Un autre exemple : en côte, nous effectuons parfois dix intervalles de quatre minutes. Je suis le plus rapide dans les neuf premiers mais Alex me bat la dixième fois. Il parvient à se sublimer en vue du finish. Au Mondial de Richmond, il peinait à suivre le peloton dans chaque côte. Mais qui a terminé troisième au sprint, derrière PeterSagan, malgré de mauvaises jambes ? Alex n’a pas pu expliquer comment il avait fait.  »

Bystrøm est souvent témoin de cette métamorphose.  » L’année passée, à Milan-Sanremo et au Ronde, il pestait aussi, à mi-course : -Pff, je ne suis pas bien… Mais le combattant refait toujours surface. Il se sent alors mieux que 50 kilomètres plus tôt.  »

 » C’est partiellement mental mais c’est aussi lié à nos méthodes d’entraînement et à ces sorties de six à sept heures. Des efforts aussi longs sont son pain quotidien, physiquement et mentalement « , explique Ørn.  » Peu de coureurs s’entraînent plus que lui. Dans les semaines les plus dures, il consacre 35 à 40 heures au cyclisme. Ce n’est même pas un sacrifice : il aime ça. Pour ne pas perdre trop sa condition, il n’a pris que dix jours de repos aux Bahamas, à la fin de la saison. Et il n’a même pas pu résister à l’envie d’aller au fitness…  »

ALEXANDER LE GOURMAND

Kristoff ne surveille pas trop son alimentation ni son poids.  » Déjà en juniors, quand Alex roulait en Flandres, il allait acheter des friandises au Colruyt « , confie Ørn.  » Il ne pouvait pas résister. Pareil avec la glace : quand il était petit, c’était le seul moyen de le tenir devant la télévision et de lui expliquer la tactique des courses.  »

Le Norvégien (78 kilos pour 1m81) n’est toujours pas anorexique, enchaîne Bystrøm.  » En Norvège, nous nous arrêtons souvent dans un McDo pendant les longues séances et nous y sommes même allés pendant un jour de repos du Tour. A l’hôtel, le soir, Alex ouvre souvent un sachet de friandises qu’il cache sous ses couvertures quand un directeur d’équipe entre. C’est qu’ils n’aiment pas ça ! L’année dernière, le staff était même préoccupé car Alex pesait deux kilos de plus que la saison précédente. – Ne manges-tu pas trop de sucreries ? Mais non : avant une classique, le corps doit avoir assez de sucres pour conserver de l’énergie pendant six heures. C’est aussi pour ça qu’il est tellement fort.  »

 » C’est parfait tant qu’il consomme du glucose pur « , confirme Ørn.  » C’est mieux que du chocolat, qui contient beaucoup de lipides.  » Sans que ce soit un tabou.  » Un pourcentage de graisse inférieur à six est mauvais, du moins pour un spécialiste des classiques ou un sprinter. Il faut avoir assez de graisses pour produire du cortisol et de la testostérone, des hormones essentielles pour le développement musculaire. Quand on a trop peu de graisse, le corps passe en mode survie et cesse de délivrer de l’énergie. Le secret d’Alex dans les classiques ? Au début, il brûle ses graisses puis il puise dans ses réserves de sucre lors de la finale.  »

ALEXANDER LE KILLER

 » Alex est maniaque à l’entraînement mais ensuite, un déclic s’opère et il se détend en famille « , raconte Hegreberg. Le Norvégien est, de la sorte, zen avant les grands rendez-vous.  » Mal dormi ? Non, même pas avant Milan-Sanremo ou le Ronde. Alex se met lui-même la pression mais il sait que quand il est en super forme, peu de coureurs peuvent le battre. Alors, pourquoi être nerveux ? Ou s’énerver à cause de la météo ou des adversaires ? Il ne peut quand même rien y changer.  »

 » De fait, je n’ai jamais vu Alex nerveux « , opine Bystrøm.  » La veille d’une course, il ne s’attarde pas à table : il va jouer à FIFA 2016 ou à Grand Theft Auto V sur son Xbox dans sa chambre. Il est accro aux jeux. Et avant le départ, il écoute de la musique dans le bus. No stress.  »

 » Alex est tellement décontracté qu’il donne parfois l’impression, fausse, que tout lui est égal « , poursuit Ørn.  » Même au début d’une course, il est très détendu car il veut conserver son énergie mentale pour la finale. A ce moment-là, son cerveau passe à la vitesse supérieure et il se mue en killer froid qui ne perd jamais son contrôle. Alex prend souvent les bonnes décisions tactiques, comme au dernier Tour des Flandres, quand il a attaqué en compagnie de Terpstra. Il était si sûr de lui qu’il a dit à son comparse : – Allez, courage, on travaille ensemble. Etre deuxième est chouette aussi…  »

Kristoff ne se défait même pas de sa sérénité après l’arrivée, selon Bystrøm.  » Je ne l’ai jamais vu jeter son casque après une défaite. Sa déception ne dure jamais longtemps. Il fait toujours de son mieux et tant pis si ça ne suffit pas pour gagner. La seule chose qui peut le mettre en colère, c’est une crevaison à l’entraînement, surtout si elle se répète. Pas parce qu’il doit remplacer son pneu lui-même mais parce que ça l’empêche de respecter son schéma. Il est perfectionniste.  »

ALEXANDER LE LEADER

Kristoff est ce que les Anglais appellent a leader by example.  » Il ne parle pas beaucoup mais pendant les entraînements avec le Stavanger Cycling Club, c’est lui qui détermine la route, le rythme et qui encourage ceux qui peinent « , raconte Hegreberg.  » Il a beau être leader, il ne bénéficie pas d’un régime de faveur chez Katusha mais il exige que tout soit parfait : vêtements, matériel et soins. Pareil avec la Norvège au Mondial : le staff avait oublié les skin suits et il s’est fâché : il lui en fallait absolument.  »

 » Pendant l’étape enneigée de Paris-Nice, il a été le premier à demander au jury d’arrêter la course « , explique Bystrøm.  » Cependant, pendant les discussions tactiques ou en course, il n’élève jamais la voix. Il laisse ça aux directeurs d’équipe et au capitaine de route, Jacopo Guarnieri. Tant que chacun connaît sa tâche, tout va bien. Le soir, dans sa chambre, Alex parle rarement de la course. Il discute plutôt de football ou de la Bourse, quand il a réalisé des gains ou perdu de l’argent.  »

Kristoff éprouve de la reconnaissance envers ses coéquipiers, insiste Bystrøm.  » L’année passée, il nous a offert un couteau norvégien et il a emmené deux valets à un critérium au Japon. Mais le plus beau cadeau qu’il m’ait fait, c’est de m’avoir permis de signer chez Katusha comme néo pro. Avant même que je devienne champion du monde en espoirs.  »

ALEXANDER L’ANTI-VEDETTE

Le Norvégien n’est pas un solitaire ni une star.  » Il est un des nôtres « , dit Bystrøm.  » Il est très sociable. En Norvège, Alex s’entraîne rarement seul. Il préfère avoir des compagnons. Et croyez-moi, il ne se tait pas, même avec les jeunes coureurs. Ne serait-ce que parce qu’il a assez de souffle pour pouvoir parler !  »

L’attention médiatique plaît moins à Kristoff, surtout en Norvège.  » Il ne refusera jamais un selfie avec des supporters car il comprend qu’il est devenu l’idole de beaucoup de jeunes mais il n’aime pas ça « , raconte Hegreberg.  » Ce qui l’intéresse, c’est de pédaler le plus durement possible et de gagner. La célébrité n’a jamais été une source de motivation. Au contraire, si ça ne tenait qu’à lui, on pourrait supprimer la cérémonie du podium. Les baisers des miss le stressent plus que ses concurrents. Je lui ai déjà conseillé de sourire davantage : – Tu es heureux, montre-le !

Il n’aime pas non plus les interviews, même s’il est de plus en plus ouvert avec les journalistes. Du moins avant et après la course, car il n’est pas question de le déranger chez lui. Avant, les journalistes locaux lui passaient un coup de fil mais maintenant, il coupe son gsm. Par nécessité car le nombre de demandes a explosé. Même s’il n’est pas une super vedette comme le skieur de fond Petter Northug, il fait partie des cinq sportifs les plus populaires de Norvège. Heureusement, il peut encore se balader à Stavanger sans être dérangé : les Norvégiens n’abordent pas facilement une star.  »

Kristoff ne claque pas ses sous.  » Il n’y a pas si longtemps qu’il a troqué sa simple voiture familiale contre une BMW sponsorisée « , dit Hegreberg.  » Alex n’achètera jamais de Ferrari, pas plus qu’une Rolex ou un costume Armani. Il se sent mieux en jeans et en survêtement, même si son amie essaie de l’habiller avec un peu plus d’élégance.

Alex vit toujours dans une maison modeste, en attendant la construction de sa villa. Il aurait pu l’entamer plus tôt mais non, il a pris son temps. C’est typique : il ne claque pas l’argent par les fenêtres. Au contraire, sa journée est réussie quand il conclut un deal avantageux. Est-il avare ? Un peu, parfois.  »

PAR JONAS CRETEUR – PHOTOS TIM DE WAELE

 » Le combattant refait toujours surface chez lui.  » SVEN ERIK BYSTRØM

 » Alex sait que quand il est en forme, peu de coureurs peuvent le battre.  » ROY HEGREBERG

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