Aimez-vous Brahms?

Bernard Jeunejean

Voici dix jours, pour cause de neige abondante dans le sud, le C.P. Luxembourg avait de nouveau décrété la remise générale. C’était bien moins abondant dans le nord de la Belle Province, mais bon, je me suis retrouvé libre comme l’air sans l’avoir prémédité : et j’ai décidé que l’air, j’allais le prendre.

Avec le chien et dans les bois. Avec mon casque, et la 4e symphonie de Brahms (c’est bien orthographié, s’agit pas d’ Urbain!) dans le discman : je mentirais en me prétendant mélomane de Première division, mais il m’arrive de mélomaner en amateur à mes heures de loisir. C’est-à-dire mes heures de remise générale. Je suis donc parti à 14h, le moment où je pénètre habituellement dans les vestiaires, et où la tension ne se gêne jamais pour me pénétrer, moi! Cette fois je m’en footais, le ciel était bleu, y avait pas un chat dans les grands bois sauf le chien et moi, le soleil faisait du pressing sur les dernières plaques de neige. J’avais à peine marché depuis vingt minutes que je me l’étais déjà au moins répété cinq fois : fallait vraiment être fêlé pour préférer de la compète et du coaching à une quiétude pareille, à ce panthéisme de derrière les sapins. On m’aurait proposé à ce moment-là un abonnement annuel à une remise générale généralisée, je signais des deux pieds!

A 15h précises, j’ai pensé au coup d’envoi, et je l’ai envoyé bouler d’un coup de botte du gauche sur le premier caillou à portée de shoot. La 4e de Brahms, c’était quand même autre chose que des gueulantes et des coups de sifflet! On en était à l’allegro, et l’allegro m’euphorisait les tympans : sous lui et en sourdine, le glouglou du pipi longeait le chemin en même temps que mes pas. C’était le pied, et ce n’était pas du foot! Avec Brahms comme coach, trombones, cors et trompettes la jouaient collectif et musclé, relayés de temps à autre par l’exploit individuel joli du premier flûtiste : je me suis senti marcheur militaire quoique n’ayant jamais été militaire, et j’ai instinctivement haussé le rythme quand l’allegro est devenu energico e passionato. Dans cette grande forêt symphonique, j’ai aussi repensé au générique d’ Ivanoé, lorsque Roger Moore slalomait à cheval au sein des méchants adverses. J’ai pensé que la musique induisait un mystère qui n’était pas le suspense souvent imbécile de la compétition footballistique : et là, ça a chauffé un instant dans ma tête malgré l’air sec, vu que je pensais trop. Je me suis même dit qu’au fond, sur le banc durant les matches, je devrais prendre le discman, mettre le casque et écouter Brahms : ça ne m’empêcherait pas de gueuler quand je l’estimerais judicieux, mais ça m’empêcherait d’entendre toutes les conneries gratinées des gradins.

Je suis arrivé à la Croix Barbette à 15h45, je m’y suis arrêté pour souffler un peu, normal, c’était la mi-temps : j’ai lu sur la carte que j’étais à 545 mètrtes d’altitude et j’ai forcément pensé que, de l’altitude, je ferais bien d’en prendre par rapport au foot! J’ai bénéficié de la descente durant toute la seconde mi-temps pour revenir au village. J’y suis arrivé par l’ouest et par la pension ou paissent depuis peu de vieux chevaux retraités, qui ne savent pas qu’ils ont échappé à l’abattoir pour se la couler douce. La pensée m’a traversé que je devenais peut-être moi-même vieux cheval sur le retour, vu que je remplaçais de plus en plus le jogging par la marche. Mais j’étais trop bien avec Brahms : j’ai balayé la pensée en me convainquant moi-même que la marche n’était pas un sport de petit vieux avec un petit v, mais un sport de Sage avec un grand S.

De retour à 17h, j’ai pris une bonne douche sans penser à aucun résultat.

Je sortais de trois bonnes heures de bonheur brut. Je me suis foutu dans mon fauteuil pour réécouter la 4e avec une Orval (une seule mais laquelle!), au lieu de m’enfiler six ou sept stupides Jupiler debout dans une buvette bondée. Et je me suis dit, sereinement, que j’étais bien con chaque dimanche de faire faire du sport à de jeunes hommes, en voulant jouer au coach : au lieu de faire du sport moi-même et d’en faire faire à mon chien.

Bernard Jeunejean

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