« Ah, entarter Abbas Bayat… »

Le président de Saint-Trond et son pote provocateur ont beaucoup d’idées fortes en commun.

Bistrot Dolle Mol, dans le c£ur historique de Bruxelles. Un autre monde. Un poster tagué du Roi Baudouin, un avion miniature version 11 septembre qui s’encastre dans le plafond, des affiches incitant à une grande révolte populaire,… Rien d’étonnant : le boss des lieux est Jan Bucquoy, sans doute le plus grand provocateur de l’univers belge du spectacle et un mythe en Flandre. En cinéma, dans les journaux, en BD ou en plein air, il multiplie depuis des dizaines d’années les dérapages et les scènes qui fâchent. Il a fait tourner Lolo Ferrari et Benoît Poelvoorde, il a participé à l’entartage de personnalités internationales, il a publié une parodie pornographique de Tintin et des calendriers de nus, il a créé le musée du slip, il a décapité un buste du Roi Baudouin sur la Grand-Place de Bruxelles, il a forcé les portes du palais royal. Quelques titres d’£uvres résument parfaitement le personnage : La vie sexuelle des Belges, La nuit du bouc, Le bal du rat mort, La jouissance des hystériques, Déterrement du cadavre du général de Gaulle, Est-ce que les femmes sont frigides ?… Les actions judiciaires consécutives à tous ces coups de folie, il ne les compte évidemment plus.

Jan Bucquoy suit le foot. Il a joué à Harelbeke jusqu’à l’âge de 20 ans ( » J’ai vite arrêté pour courir les filles, je trouvais ça plus important « ) et c’est un grand pote de Roland Duchâtelet, le président de Saint-Trond. Le trublion et le sénateur qui brille dans les affaires : il faut nous expliquer ce mariage entre le brasier et la glace !

Jan Bucquoy : Quand j’ai participé à la création du parti politique BANANE (Bien Allumés, Nous Allons Nous Evader) dans les années 90, je n’avais pas de programme économique, seulement quelques idées. Au même moment, Roland a sorti un livre : NV België (Société Anonyme Belgique). Ce livre m’a interpellé, notamment le passage sur le revenu universel dès la naissance, et j’ai loué un programme clé sur porte à Roland. Le revenu universel prévoit que plus personne ne mourra de faim. Tout le monde touche le même montant de base et travaille le temps qu’il veut. Ou ne travaille pas tout en étant quand même rétribué. Dans ce système, le travail ne serait plus taxé. Le but ultime est de rendre de la richesse au pays.

Roland Duchâtelet : J’ai toujours eu le c£ur à gauche et je trouve important que les gens qui n’ont pas grand-chose puissent avoir plus. Mais je ne suis pas sur la même ligne que les socialistes. Ils veulent qu’on partage parfaitement le gâteau, en parts tout à fait égales. Moi, je veux que le gâteau soit plus grand et que sa plus petite part soit plus grande que celle des socialistes… Et supprimer toutes les complications inutiles. Dans cette société, il faut travailler pour avoir droit à la sécurité sociale et aux soins de santé : ce n’est pas normal. Je n’accepte pas qu’on soit obligé d’avoir un boulot pour avoir le droit d’aller chez le dentiste. Il y a aussi eu une explosion de l’administration. On a deux fois plus de fonctionnaires qu’en 1950, quand il n’y avait ni fax, ni ordinateurs, ni GSM, ni internet, etc. Tous les contrôles ont été multipliés et on paye des gens pour contrôler ceux qui ne travaillent pas : c’est quand même relativement idiot, non ? La société a totalement dérivé, je prône une organisation plus intelligente.

Bucquoy : Quand Roland a expliqué ses idées pour la première fois, les partis traditionnels ne le comprenaient pas et le voyaient comme un ennemi. C’est comme ça que son programme s’est retrouvé chez BANANE.

Leur rôle dans Mai 68

Vous avez tous les deux participé aux manifs de Mai 68, quand vous étiez étudiants. Vous vous révoltiez contre qui et contre quoi ?

Duchâtelet : Pour la première fois, une génération se rendait compte qu’il ne fallait plus nécessairement bosser pour manger. Jusqu’au début des années 60, tous les gens avaient dû travailler pour pouvoir se nourrir. Mais il y a eu ensuite un gain énorme de productivité dans l’industrie et les produits alimentaires sont devenus moins chers. Alors, les étudiants se sont dit : il y a suffisamment de pognon pour survivre, parlons donc d’autres choses. Pour moi, c’était ça, le sens de Mai 68.

Bucquoy : Moi, j’étais étudiant en France, où c’était encore plus chaud. Le mouvement a commencé quand nous avons manifesté pour le droit d’aller dans la chambre des étudiantes. Pour aller y chercher des cours et échanger des idées, hein… (Il éclate de rire). Il y avait aussi le mouvement pour la pilule, les manifestations contre la guerre au Viêtnam, l’effet Bob Dylan, la contestation d’une société basée sur la consommation, l’envie de penser à d’autres trucs qu’au travail, le début du mouvement écologiste, la remise en question de l’autorité universitaire. Et une grande question : c’est quoi, le bonheur ?

Vous trouvez normal d’offrir des gros salaires à des footballeurs d’un petit championnat qui travaillent à peine 20 heures par semaine ?

Duchâtelet : Bien sûr. Mes joueurs offrent du bonheur aux supporters. Et je trouve logique de bien payer des gens qui contribuent au bien-être des autres. Je suis obsédé par le fait d’augmenter le bonheur : un grand gâteau dans lequel il y a l’argent et le plaisir au boulot. Plus d’un Belge sur deux fait un travail qui ne lui apporte aucun plaisir. Je prends l’exemple de l’enseignement. Vous pouvez encore avoir du plaisir après 35 ans dans ce milieu où les enfants ne comprennent toujours pas la différence entre le participe passé et l’infinitif ? Où on n’apprend plus à écrire sans fautes ? Surtout en francophonie, où c’est apparemment terrible. Et les enseignants sont démotivés avec toutes ces règles du ministère, avec tous les contrôles. C’est pareil dans les administrations. Mais on continue à travailler parce qu’on doit avoir un salaire et songer à sa pension. J’appelle ça de l’esclavage moderne. C’est un scandale. Tout aussi grand que le travail des mineurs d’âge au 19e siècle.

Mais il y aura toujours des boulots pas très agréables et il faut des gens pour s’en occuper.

Duchâtelet : Je n’ai aucun problème avec ceux qui n’ont pas envie de travailler. La société est suffisamment riche pour les payer quand même ! De toute façon, beaucoup de gens qu’on n’obligerait pas à bosser finiraient quand même par faire quelque chose pour s’occuper, pour être reconnus dans la société. Et je prône un supplément de salaire pour ceux qui se bougent.

Bucquoy : Il faut tout revoir. Pour les boulots pénibles, on pourrait imaginer une espèce de contrat social, un peu comme le service civil qu’on pouvait faire autrefois en remplacement du service militaire. On accepterait par exemple, pendant deux ans, de se lever à quatre heures du matin pour ramasser les poubelles. Après cela, on serait libre et on accepterait, ou pas, un travail qui donne du bonheur. Du temps de BANANE, j’ai aussi milité pour l’abolition de l’héritage. Au lieu de léguer les biens aux enfants, on organiserait une espèce de grande loterie. Et je ferais la même chose dans le foot. En fin de saison, les clubs les plus riches seraient obligés de laisser partir leur meilleur joueur dans une autre équipe, par tirage au sort. Mbark Boussoufa pourrait se retrouver à Saint-Trond et Kevin De Bruyne à Courtrai ou à Zulte Waregem. Finalement, c’est un peu ce qui se fait en NBA. Au moins, ça éviterait de voir toujours les mêmes clubs en tête.

Stratégie, pions, attaque, défense : le foot, c’est la guerre

Que vous inspire tout ce qui s’est passé ces derniers mois à l’Union belge ?

Duchâtelet : On voit que notre football a encore beaucoup de progrès à faire en matière de professionnalisme. Si je compare le monde des affaires, la politique et le football, je vois que le milieu des affaires est de loin le plus professionnel. La politique ne l’est pas du tout, elle n’est pas bien organisée. Et en football, il y a encore beaucoup à faire aussi. Mais je crois qu’il y aura quand même du changement dans les prochaines années parce que de plus en plus de dirigeants de clubs sont bien établis dans le business. Je constate déjà une évolution dans le bon sens ces derniers temps. Par exemple, la Ligue pro est mieux gérée qu’il y a cinq ou dix ans. Même s’il y a encore des progrès à faire. Je trouve aussi que l’Union belge est mieux dirigée qu’il y a cinq ans.

Quand même pas mieux qu’à l’époque de Michel D’Hooghe ?

Duchâtelet : Peut-être pas. D’Hooghe a très bien travaillé. François De Keersmaecker a deux problèmes. Son organisation fonctionne mal et il a peu d’expérience dans le monde des affaires. Par contre, il est bien intentionné, il est intelligent et intègre ; il a la volonté de faire bouger les choses. Mais il faudra que l’organisation suive à un moment donné. On a besoin d’une prise de conscience collective à l’Union belge et la Ligue pro, ces gens doivent accepter de regarder comment ça se passe dans des pays où le foot tourne bien : les Pays-Bas, l’Angleterre, la France, etc. Ça ne sert à rien d’essayer d’inventer des nouvelles choses, on peut se contenter de copier les bonnes recettes existantes. Il y a déjà des personnes compétentes à la Fédération, je pense par exemple à Paul Jonckheere, le président de Bruges qui est au comité exécutif et a de l’expérience dans les affaires. Mais il faut encore augmenter la qualité des gens aux postes clés.

Si vous deveniez président de l’Union belge, quelles seraient vos premières grandes mesures ?

Bucquoy : Comme la politique, le foot est basé sur le symbolique et l’émotion. Il faut se souvenir des débuts de ce sport, dans des prairies écossaises. Des clans, des familles entières s’affrontaient. Même les femmes, les enfants et les vieux participaient. C’était la guerre et il est arrivé un moment où leur ballon était la tête d’un joueur du clan qui avait perdu. Après cela, ils ont joué avec une espèce de boule en cuir parce qu’ils ont compris que ça ne servait plus à rien de s’entretuer. L’émotion et le symbolisme du foot sont nés à cette époque. Mais la notion de guerre est toujours restée : quand le ballon entre dans le but, on considère qu’il y a un mort. On parle de stratégie, de positionnement de pions, d’attaque, de défense : tous des termes guerriers. Le football est toujours un combat entre deux clans. Quand il y a un match Allemagne-Angleterre, c’est encore la guerre… En hockey sur glace, quand la Tchécoslovaquie battait la Russie, c’était comme si les Russes avaient perdu une grande bataille. Mais pour que ça marche bien en foot, pour que le symbolique demeure, il faut une identification, l’idée de représenter une nation quand c’est l’équipe nationale qui joue, l’ambition de défendre les couleurs d’une région quand c’est un club qui est sur le terrain. Quand j’allais voir le Seraing de la grande époque, je voyais des Brésiliens qui n’avaient qu’une idée en tête : partir très vite plus haut, ça sautait aux yeux. A Beveren, Jean-Marc Guillou faisait un commerce d’esclaves avec ses Ivoiriens. C’est ça que les gens ont envie de voir ? Je ne crois pas. Mais quand on autorise deux périodes de transferts par an, on prend le risque que les supporters ne s’identifient plus du tout à leur équipe. Comment peuvent-ils encore être derrière des joueurs qui ont déjà signé ailleurs ? Ça bouge tellement qu’on en est arrivé à des situations où, à mi-saison, des supporters ne connaissent pas encore la moitié de leur équipe.

Si vous étiez président de la Fédération, vous imposeriez donc un quota de joueurs du terroir ?

Bucquoy : Tout à fait, parce qu’on n’a pas le droit de faire du football un marché d’esclaves de luxe. Par exemple, je ne m’identifie pas du tout à Anderlecht alors que j’ai habité en face de son stade. Je me suis longtemps senti plus proche de Bruges qui jouait plus la carte régionale. Pour moi, le foot à Bruxelles, ce n’est pas Anderlecht mais l’Union Saint-Gilloise avec ses valeurs, son stade, ses symboles, son orchestre. Avec Roland, j’aurais voulu reprendre ce club et le ramener là où il devrait être : en première division. Mais j’ai été reçu comme un chien par Charles Piqué.

Duchâtelet : Je raisonne autrement. Pour moi, les clubs doivent garder le droit de faire venir des joueurs de partout. Le foot a dépassé le niveau local, il suffit de voir la provenance des supporters du Standard, d’Anderlecht ou de l’Ajax. Le plus important est que chaque club énonce clairement ses propres valeurs et qu’elles soient fortes. A Saint-Trond, nous avons choisi une coloration régionale. Il n’y a que cinq étrangers dans le noyau et nous avons chaque semaine dans l’équipe quatre ou cinq joueurs formés chez nous. C’est un choix mais je n’ai aucun problème si d’autres préfèrent faire venir des Argentins ou des Brésiliens. Dans nos valeurs, il y aussi le fair-play. Nous avons été le premier club à interdire aux joueurs de plonger dans le rectangle pour obtenir des penalties, c’est dans notre règlement interne. J’estime que la mission des arbitres est déjà suffisamment compliquée, alors il faut les aider. Vous pouvez repasser tous les résumés des cinq dernières années : il n’y a pas eu un seul plongeon chez nous.

Nouvelles faillites en vue en D1

La vie sexuelle des Belges, c’est quelque chose. La vie sexuelle des internationaux français, c’est grave aussi…

Bucquoy : Bah, ils sont jeunes, hein ! Ils ont beaucoup d’argent et de tentations. Faire du foot au niveau professionnel, c’est comme entrer dans un monastère. Il faut de la discipline si tu veux arriver au top. Si tu commences à boire du champagne, à sortir la nuit et à vivre la vie de tout le monde, ça devient difficile. Tu as encore toute ton après-carrière pour courir les femmes. Mais des sorties comme celles des internationaux français ont toujours existé, partout.

Vous avez fait un film sur la fermeture de Renault Vilvorde. On peut faire un parallèle avec la faillite de Mouscron ? Là aussi, des gens qui avaient bien travaillé ont perdu leur boulot à cause d’une mauvaise gestion.

Bucquoy : Le plus dommage, c’est que toute la région de Mouscron a été touchée par cette disparition. Pas seulement les gens qui allaient au stade. On leur a enlevé quelque chose. Mais les joueurs étaient surpayés.

Duchâtelet : C’est le résultat d’une mauvaise gestion. Vivre au-dessus de ses moyens, ça peut être bien pendant un certain temps mais ça finit par éclater. L’investisseur principal n’était peut-être pas au courant de tous les chiffres.

Vous pourriez gérer votre club depuis l’étranger comme Philippe Dufermont le faisait depuis l’Espagne ?

Duchâtelet : C’est éventuellement possible si on a une très bonne expérience du foot mais Dufermont ne la possédait sans doute pas. Donc, ça devenait extrêmement difficile. Mais d’autres clubs vont suivre ! La D2 va très mal. Et même des équipes de D1 devraient suivre prochainement la même voie que Mouscron.

A qui pensez-vous ?

Duchâtelet : Joker. Le problème, ce sont ces clubs qui vivent au-dessus de leurs possibilités financières en misant sur la revente de joueurs. S’ils n’arrivent pas à vendre pendant un an ou deux, c’est la catastrophe.

Dans vos films, il y a aussi eu La jouissance des hystériques. Vous voyez beaucoup d’hystériques dans le foot ? Parmi les joueurs, les dirigeants, les supporters ?

Bucquoy : Bien sûr. Mais pour moi, l’hystérie n’est pas un truc négatif. Il y a deux sortes de gens : les dépressifs et les hystériques. Le dépressif n’est pas tellement marrant mais il est plutôt lucide. Il est dans le monde de la mort. L’hystérique est vivant, optimiste et constamment en demande, il veut faire des choses impossibles. Si on n’avait encore essayé que des bazars réalistes, on serait toujours au Moyen Age. Remettre l’Union en D1, c’était de l’hystérie.

Si on suit cette définition, vous vous considérez comme un hystérique ?

Duchâtelet : Oui, j’ai fait des choses que des personnes normales ne feraient pas. Créer un parti politique tout seul en y injectant des millions d’euros, qui d’autre aurait osé ? Il faut parfois se permettre la folie. Comme Jan quand il a voulu faire la révolution ou quand il a fait un assaut sur le palais royal, tout seul avec son grand drapeau.

Bucquoy : Je voulais y faire des logements sociaux. Même les flics rigolaient.

Il y a aussi eu vos entartages…

Bucquoy : Du beau monde ! Généralement, Noël Godin balançait les tartes à la crème et je filmais. On a eu Nicolas Sarkozy quand il était ministre de l’Intérieur. Il était à la bonne hauteur… Quand on a entarté Bill Gates, on voulait montrer que même l’homme le plus riche du monde avait une certaine fragilité. Et Bernard-Henry Lévy, le philosophe m’as-tu-vu… On l’a eu sept fois. C’est BHL 007.

Si vous deviez entarter une personnalité du football, vous prendriez qui ?

Bucquoy : Abbas Bayat, un type extrêmement autoritaire qui traite tout le monde de con. Il est vraiment énervant.

« Plonger dans le rectangle est interdit aux joueurs dans notre règlement interne. (Duchâtelet) »

« J’ai voulu ramener l’Union en D1 mais j’ai été reçu comme un chien par Charles Piqué.

(Jan Bucquoy) »

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