Acharné PAOLINO

 » Ce qui nous importait ? Qu’il passe sa jeunesse sans dommage « .

Nous sommes à 60 km au sud de Pise. Plusieurs équipes y effectuent un stage. Cecina et la plage Marina di Cecina sont désertes. Chaque jour, les coureurs s’enfoncent à l’intérieur du pays, ils s’enfilent les côtes toscanes vers la vieille ville étrusque Volterra.

Cecina est une bourgade moderne de 30.000 âmes, une ville de commerce très différente des villages voisins. A Cecina, aucun bâtiment n’a plus de 150 ans, fait rarissime en Italie. Cecina n’a été reconnue comme ville qu’il y a cent ans et est la plus jeune città de Toscane. Paolo Bettini (29 ans), le meilleur en Coupe du Monde et le numéro un au classement UCI depuis deux ans, a ses racines à Cecina et à Bibbona.

Piero Falorni, un ancien cycliste pro, dirige la Trattoria Senese, un des restaurants les plus renommés de la région. Falorni a été l’équipier de Roger De Vlaeminck en 1979 mais il s’intéressait déjà davantage à la cuisine de l’établissement qu’il venait de reprendre qu’à la course. Piero a fait sa connaissance après sa carrière. Alors qu’il pédalait, quelques adolescents lui ont demandé de se joindre à eux. Bettini, 14 ans, s’échappa dans une côte.  » Je l’ai laissé filer, pensant que je le rattraperais. Comme je n’y suis pas parvenu, il a éveillé mon intérêt. Nul ne le proclamait champion en devenir mais il s’améliorait d’année en année. Son atout, c’est sa tête, sa mentalité. Il est toujours de bonne humeur. S’il souffre, il dit que ça ira mieux le lendemain. Il ne se plaint pas. Et puis, il y a sa fabuleuse condition physique « .

Bettini fréquente le restaurant de Falorni.  » Il aime manger, et beaucoup « . Pendant la saison, il doit se contenter du régime sportif mais il pousse parfois la porte, en catimini. Farloni lui dresse une table en dehors du restaurant et lui sert du poisson, préparé avec l’huile des olives du jardin de Bettini. Depuis qu’il a rénové la ferme de ses beaux-parents, le coureur s’occupe avec passion de ses oliviers. Sur chaque bouteille, une étiquette rappelle le cyclisme. La vieille ferme des parents de Monica, sa femme, est au milieu des oliviers, au sommet d’une colline. La vue sur la mer est à couper le souffle.

A quatre kilomètres au sud de Cecina, coincé entre l’autoroute Gênes-Rome et le chemin de fer, le hameau La California, où se trouve la maison natale de Bettini. En tout, quelques dizaines de maisons et quelques centaines d’habitants. Le village doit son nom à un habitant qui a émigré en Amérique à la fin du 19e siècle et qui, revenu riche de Californie, a fondé une entreprise dans le hameau. Par reconnaissance, il l’a baptisée du nom de l’Etat où il avait fait fortune et rapidement, les gens ont adopté ce nom. Sauro Bettini rit : à cause de ce nom, le courrier fait parfois un détour par les USA avant d’arriver à la bonne destination.

Sauro (39 ans) est le frère de Paolo. Il pénètre dans le local des supporters, le Club Paolo Bettini, sur la rue principale, en face de la maison natale de Paolo, où habitent toujours ses parents. Entre les maillots du coureur, le premier vélo de course, rouge pimpant, avec lequel Paolo a semé la terreur sur les routes. Les parents, Giuliano et Giuliana, nous accueillent chaleureusement. Ils sont parvenus à retrouver le premier entraîneur de Bettini.

Sergio Taddei (60 ans) a entraîné les jeunes pendant 30 ans. Il a arrêté il y a deux ans. Son club régional mise tout sur le cyclisme féminin, maintenant.  » Avec tout mon respect, le cyclisme ne convient pas à une femme. La natation, le tennis, oui, mais le vélo et le football ? »

Première prime : 1,5 euro

Fièrement, il montre les résultats de l’équipe des Scolaires, pendant les deux premières années de course de Bettini. Il a couru vingt épreuves la première saison : deux abandons, une chute, deux victoires. Sa première prime s’élevait à… 3.000 lires, soit 1,5 euro. Durant sa première année, Bettini a gagné 38 euros, puis 110 l’année suivante. Durant cette deuxième saison, il n’a gagné que deux courses sur 22.

Taddei, au lourd accent toscan, est lancé :  » Jamais je n’aurais imaginé entraîner un futur champion. A cet âge, on ne peut le déceler. Par contre, j’avais perçu l’ampleur de sa passion. Paolino n’était pas le plus grand talent mais le plus fanatique. La passion, c’est, par exemple, ne rater aucun entraînement, ce qui n’est pas évident dans une région où brille le soleil, où on est proche de la plage et où les filles abondent. Certains me racontaient qu’ils ne pouvaient s’entraîner car ils avaient un examen important le lendemain mais à midi, je les apercevais au bar. Il faut être honnête, y compris avec soi-même, sinon, on n’arrive à rien. Si Paolino avait envie de pêcher le lendemain, il me le disait, mais c’était rare. Jamais je ne l’ai entendu se plaindre, même pas en course. Il était de toutes les échappées. Il en payait souvent les pots cassés « .

Taddei se souvient de la première victoire de Paolino, à Azzano di Serravezza, près de Massa, au nord de la Toscane. Rien n’avait été prévu pour manger et les coureurs avaient l’estomac vide mais à huit kilomètres de la fin, Bettini s’est échappé avec un coéquipier.

 » J’ai cru qu’ils allaient tomber d’inanition. Une file d’autos m’empêchait de les rejoindre. J’ai appris plus tard que Paolo s’était imposé grâce à son caractère, à moitié mort de faim, épuisé. A cet âge, il faut rouler par plaisir, se sentir bien dans sa peau. Les jeunes ne doivent pas vivre en professionnels. On n’élève pas un champion avec du riz et du poulet. Souvent, les gamins demandaient s’ils pouvaient manger une glace la veille de la course. Bien sûr que oui ! S’ils veulent des frites en semaine, pourquoi pas ? A cet âge, ça ne fait pas la différence « .

Giuliana intervient :  » Les frites ne sont saines pour personne. Par contre, les glaces ne font pas de tort. Paolo en mangeait tous les jours. Il ne grossit pas, malgré son appétit « .

Sauro a donné le virus de la course à Paolo. Il a roulé jusqu’à ce qu’il travaille à l’usine. Toute la famille, le petit Paolo y compris, suivait ses courses. Sauro :  » En Juniors, j’ai arrêté. Une bronchite chronique m’a handicapé pendant un an et demi. Jamais je n’ai rattrapé ce retard. Quand Paolo a suivi mes traces, je lui ai conseillé de démarrer sur une seule roue, pour intimider ses adversaires. Il l’a fait et… est tombé sur la tête. Il est remonté et a gagné la course « .

Eviter la vie facile

Sauro était intrinsèquement plus doué que Paolo, Giuliano (65 ans) en est persuadé. Il profite de sa pension, après une vie de travail dans une usine de peausserie et s’occupe avec enthousiasme du site web du club de supporters.  » Sauro était un meilleur grimpeur mais il n’avait pas le caractère de son cadet. Sauro préférait pêcher ou passer son temps à la plage. Par contre, il n’était pas nécessaire de motiver Paolo. Après l’école, il avalait une collation, se reposait une demi-heure et partait rouler 50 ou 60 km. Après le souper, il enfilait son pyjama et attendait l’heure d’aller dormir. Quand il a atteint l’âge des sorties, c’est nous qui lui demandions s’il n’avait pas envie d’aller boire un verre au bar du village, où il y avait un billard. Il y allait parfois mais en général, il revenait à 22 heures 30, une fois sa glace mangée. Une fille vient de nous envoyer un mail. Un samedi soir, elle avait demandé à Paolo, âgé de 19 ans, de l’accompagner à la discothèque. Ça ne l’intéressait pas : – Demain, je cours. Elle a compris que le sport occupait la première place dans sa vie « .

Paolo était un garçon modèle, y compris à l’école. Giuliana sourit :  » Comme sa mère ! Mais il ne tenait pas en place. Je crois qu’il a dû se casser tous les os du corps à la maternelle. Il avait toujours quelque chose. Une fois, il avait 15 ans. Le directeur de son école, à Rosignano, m’a téléphoné. Est-ce que je savais que Paolo n’était pas venu à l’école de toute la semaine ? Je ne pouvais le croire mais c’était vrai. Il m’a dit qu’il ne voulait plus aller à l’école. Cet hiver-là, il avait souffert d’une bronchite. Il avait pris du retard à l’école et risquait de doubler son année. Il ne pouvait le supporter. La perspective d’un échec le bloquait. Nous sommes partis en auto et nous avons discuté. Je lui ai fait comprendre que rater ne serait pas grave, qu’il achèverait simplement ses études un an plus tard. Quand il a compris qu’il ne nous décevrait pas, il a eu un déclic. Une fois son diplôme en poche, il a dit : – Cette année est décisive. Ou je réussis ou j’arrête et je vais travailler comme mon frère. Il a terminé quatrième du Mondial de Lugano, en amateurs, l’année suivante.

Pour nous, il reste le petit Paolino qui roulait dans la rue. La plupart des courses de jeunes sont retransmises en direct, en Toscane. Je les ai enregistrées depuis qu’il a 15 ans. Le soir, nous les regardions ensemble pour voir où il avait commis des erreurs. Nous ne l’avons jamais poussé. Nous sommes heureux de sa réussite mais nous ne l’avons pas obligé à embrasser cette carrière. Savez-vous ce qui nous préoccupait ? Le conserver sain jusqu’à 18 ans. Nous habitons à quatre kilomètres de la plage. En été, elle est bondée de touristes et de jolies filles. La vie nocturne bat son plein. Il n’est pas bon pour un gamin de 14 ans de fréquenter les cafés et de ne penser qu’à sortir. Nous voulions qu’il s’occupe autrement. Il a fait de tout. Pendant trois ans, il a dansé car une camarade de classe le faisait. Il était un bon danseur, jusqu’à ce qu’il commence à courir le dimanche. Alors, il a mis fin aux séances de danse du samedi soir. Pour nous, si, à 18 ans, il avait raccroché son vélo pour aller travailler, c’eût été aussi bien qu’une victoire en Coupe du Monde, car ça aurait signifié qu’il avait bien passé le cap de l’adolescence « .

Avant que nous ne quittions le local, Sauro nous montre une photo. Quelques gosses posent en maillot de course :  » C’est mon fils et là, celui de notre s£ur. Nous avons fondé une petite équipe, sponsorisée par Paolo. Elle s’appelle le Club Paolo Bettini. Qui sait : vous reviendrez peut-être un jour pour l’un d’eux !  »

Geert Foutré

 » IL AIME MANGER. Et beaucoup ! « 

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