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A serious game

Depuis son lancement par Electronic Artsen 1993, le jeu vidéo FIFAconnaît une ascension folle. Au point de redéfinir les limites entre le virtuel et le réel.

Qui n’a jamais rêvé de voir son avatar dans un jeu vidéo ? Pour Tommy Kässemodel, ce rêve de gosse se réalise lors du dernier FIFA 18, édité par Electronic Arts ( EA Sports) et sorti en 2017. Joueur le plus faible de l’opus, avec une note générale émergeant faiblement à 46 sur 100, quand Cristiano Ronaldo tape dans le 94, Tommy n’a pourtant rien d’un footballeur professionnel. En réalité, il officie comme intendant du FC Erzgebirge Aue, entité de Bundesliga 2, en Allemagne.

FIFA marque les mémoires juvéniles grâce à un générique mythique.

En fait, le règlement teuton impose un minimum de quatre joueurs formés au club au sein des effectifs professionnels et les Saxons n’en comptent que trois. La solution s’appelle Tommy, qui a porté les couleurs du club chez les jeunes. Le quatrième nom est couché sur la feuille, EA emboîte le pas.

Pourtant, la société nord-américaine fait de la précision son credo.  » Nous enregistrons et étudions les déplacements des joueurs sur le terrain […] et même la physique du ballon « , explique Gilliard Lopes Dos Santos, producteur chez EA Sports, sur le site de la maison mère, FIFA.com.

 » Nous voyons souvent que les footballeurs apprennent des choses avec les jeux vidéo. C’est un aller-retour d’informations permanent. Nous sommes à une époque où le réel et le virtuel s’influencent.  »

Mats Hummels, défenseur du Bayern et de la Mannschaft, prolonge :  » Un footballeur professionnel peut se servir de son expérience pour gérer certaines situations en jeu. Réciproquement, certaines personnes se servent peut-être de ce qu’elles ont appris à FIFA lorsqu’elles se retrouvent sur un terrain « . Bienvenue dans le monde moderne.

HARRY POTTER ET BEACH VOLLEY

En France et en Belgique, FIFA 16 est, de loin, le jeu le plus acheté sur l’année 2015 avec plus de deux millions de jaquettes vendues, pour la modique somme de 69,99 euros. En 2016, les Français en font le bien culturel le plus en vogue dans l’Hexagone, juste derrière le magicien Harry Potter.

L’an dernier, EA annonce la vente de 24 millions de copies dans le monde, portant le total à 260 depuis la création de la série, en 1993. Aujourd’hui, Electronic Arts pèse lourd, avec un chiffre d’affaire annuels qui dépasse les quatre milliards de dollars.

Pourtant, quand EA démarre la saga, l’entreprise émet des doutes sur son potentiel commercial. FIFA International Soccer – ou FIFA 94, déjà, pour les intimes – permet seulement de disputer des matches internationaux en deux modes, exhibition ou tournoi, sur à peu près toutes les consoles possibles, de la Master System à la Super Nintendo.

Le Brésilien Neymar dans ses oeuvres à l'écran.
Le Brésilien Neymar dans ses oeuvres à l’écran.© EA SPORT

Mais, pour l’époque, l’opus est une révolution. Pour sa 3D isométrique (2D simulant l’effet de perspective) et son ambiance sonore, qui reproduit la clameur des supporters. Pour son toss au coup d’envoi et sa facilité de marquer. En Europe, 500.000 joueurs tombent sous le charme, écrasant les 300.000 prévus par EA.

Tous découvrent les joies de l’arcade en étant aux manettes de joueurs virtuels tels que Marc Aubanel, côté France, ou Bruce McMillan pour l’Angleterre. Faute de licence, EA utilise le nom de ses salariés et de leurs proches pour combler le vide.

 » Le jeu s’appelait FIFA International Soccer mais chez Electronic Arts, en interne, les gens ne savaient même pas ce que c’était que la FIFA  » , glisse au Monde.fr Marc Aubanel, le vrai, producteur de la série jusqu’en 2006.  » Ceci étant, personne n’avait encore acheté leur licence et ils préparaient l’organisation de la Coupe du monde de 1994 aux Etats-Unis, alors les responsables d’ EA se sont dit : pourquoi pas ?  »

Le premier essai du jeu, inspiré d’un prototype de beach volley, provient de deux développeurs anglais, Jules Burt et Jon Law. Le projet, d’abord nommé EA Soccer, prend le nom de la Fédération internationale de football, qui s’y associe, flairant le bon filon.

FIFA Soccer 95 présente un nouveau mode de jeu (multijoueur) et plus de 200 clubs issus de 8 championnats. Les licences officielles suivent dans le 96, avec les vrais noms des joueurs, des clubs, 59 sélections nationales et désormais 11 ligues, du Brésil à la Suède, en passant par la… Malaisie, qu’on ne reverra plus. Pour la première fois de l’histoire, le jeu est entièrement développé en 3D. Folie.

REICHMANN, PAGANELLI ET SAUZÉE

D’entrée, FIFA marque les mémoires juvéniles grâce à un générique mythique. D’une voix rauque, reconnaissable parmi mille :  » EA Sports, it’s in the game !  » La version 97 intronise la participation de commentateurs, autre grande première. Pour les francophones, Jean-Luc Reichmann, animateur vedette de la chaîne française privée TF1, assure les présentations. Thierry Gilardi et David Ginola, encore actif à Newcastle, prennent le relais des commentaires en  » direct « .

Laurent Paganelli, vedette des Verts de Saint-Étienne reconvertie en joyeux luron de bord-terrain, remplace Ginola dans FIFA 2000. Les duos s’enchaînent jusqu’à l’installation du journaliste Hervé Mathoux et de l’ancien Marseillais Franck Sauzée, de 2008 à 2016. Enfermés plusieurs jours en studios, ils enregistrent plusieurs phrases aussi lunaires que légendaires :

A serious game
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 » Il a voulu prendre l’aile mais il s’est fait couper l’aile  » ;  » On a l’impression que c’était un peu tempête sous un crâne  » ;  » Vous avez réussi à vous garer Hervé ? Oui heureusement j’ai des amis qui n’habitent pas très loin du stade  » ;  » Il a passé son ballon trop tard ou le joueur est parti trop tôt  » ;  » Vous pouvez trouver des sorcières dans les tribunes, et oui, c’est Halloween !  » ;  » On a des nouvelles du joueur au bord du terrain ?  »  » Oui Hervé, le joueur s’est littéralement fait briser en deux mais ça devrait aller, je pense qu’il devrait recourir très vite « …

Malgré tout, la paire fatigue. En 2016, plus de 10.000 personnes signent une pétition pour injecter du sang neuf derrière le micro. EA s’exécute, Pierre Ménès, polémiste, s’assoit dans le fauteuil du brave Sauzée. Pour enrober le tout, la société dont les studios sont basés à Vancouver, au Canada, se montre pointilleuse quant au choix de la bande-son. Les thèmes musicaux doivent marquer les esprits et ce, dès l’opus 98, avec Song 2 de Blur. Mais s’il y a bien un titre qui conserver l’étiquette FIFA, c’est Rockafeller Shank de Fatboy Slim.

A serious game
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En parallèle, le jeu poursuit son ascension, avec davantage de licences et d’avancées techniques qui le rapproche toujours plus de la réalité. FIFA 11 devient le premier où l’on peut incarner un gardien sur toute une rencontre, FIFA 16 accueille douze sélections féminines. La réputation de la série est établie.

En 2008, le gardien de Parme Marco Amelia arrête un penalty de Ronaldinho. Sur le site de la FIFA, il assure devoir ce sauvetage à son  » vécu vidéoludique  » :  » C’était comme jouer contre lui sur la PlayStation ! Il avait la même course d’élan, c’était très étrange.  »

GINOLA L’ÉGÉRIE ET LES FRONDEURS

Du coup, le bijou d’ EA a définitivement supplanté les jeux de cartes et les parties de kicker parmi les joueurs professionnels. Mieux, il leur permet même de se détendre, de s’aérer l’esprit avant des rencontres importantes.

 » J’ai passé l’après-midi du 9 juillet 2006, à Berlin, à dormir et à jouer à la Playstation « , rembobine Andrea Pirlo, dans son autobiographie.  » Le soir, je suis sorti et j’ai gagné la Coupe du Monde.  » Le métronome italien, désormais retraité, ne cache pas son amour pour le virtuel :  » Après la roue, la Playstation est la meilleure invention de tous les temps.  »

Pas assez bankable, hors du temps, la barbe et les cheveux soyeux de Pirlo n’auront jamais leur place sur la jaquette du jeu. Très tôt, EA comprend que les têtes d’affiche se monnaient cher. FIFA 97 célèbre l’avènement du premier ambassadeur du jeu. Un David Ginola au sommet de son art joue l’égérie et l’acteur, en réalisant aussi les prises de mouvement pour l’apparition de la technique  » Motion Capture « . Les choix de ces ambassadeurs, qui varient ensuite en fonction des pays, témoignent d’enjeux en termes d’image, aussi bien pour l’éditeur que pour le lauréat lui-même.

Pour FIFA 16, EA lance un vote des internautes pour déterminer ses nouvelles figures de proue. En France, Antoine Griezmann arrive en tête des sondages, quand Raphaël Varane est aussi plébiscité. Lors d’une représentation filmée, qui l’oppose aux manettes à Pierre Ménès, le défenseur du Real Madrid refuse que ce dernier prenne le Barça.

Ménès dans GQ :  » Il m’a dit : – Ah non, si vous gagnez, on ne peut pas diffuser ça… Cela dit l’importance de ce derby.  »

Du jeu et de son impact, aussi. Les footballeurs professionnels restent très attentifs aux notes virtuelles qui leur sont attribuées. À tel point qu’ Electronic Arts en a fait le fil rouge de sa dernière bande-annonce, où Kevin De Bruyne, mécontent malgré qu’il soit le meilleur belge (quatrième mondial avec une note de 93), joue le porte-parole des frondeurs. Sur Twitter, Michy Batshuayi alpague régulièrement le compte de la société pour lui demander de revoir à la hausse son évaluation.

Pour les fédérations, les ligues et les clubs, accorder une licence officielle aux gros bonnets du jeu vidéo donne également l’opportunité de développer leur image de marque, de fidéliser les jeunes générations à des championnats en mal d’audience, à l’instar de la Pro League ( voir cadre). Même si des couacs persistent. En 2016, la fédération islandaise refuse 15.500 euros pour que son équipe nationale intègre la série, chose faite pour la sortie de FIFA 18.

Johan Cruijff n'a pas été oublié non plus.
Johan Cruijff n’a pas été oublié non plus.© EA SPORT

ROBERTO LARCOS ET STÉPHANE POURITO

Toute saga mérite sa rivalité. Les jeux vidéo de football ne dérogent pas à la règle. Dans la foulée du lancement de FIFA, les Japonais de Konami débarquent dans le game avec International Soccer Superstar, alias ISS, qui voit le jour en 1994. Les touches changent, la jouabilité aussi.

Quand EA mise traditionnellement sur l’arcade, le fantasque, Konami appuie plutôt sur la simulation, le côté tactique, moins spectaculaire. À force de roulettes et de bicyclettes parfois – souvent – improbables, notamment sur FIFA 2001, l’éditeur nord-américain peine à se réinventer.

Au début du nouveau millénaire, il commence à souffrir de la comparaison avec son concurrent asiatique. Pourtant, en termes de licences, le tout neuf Pro Evolution Soccer conserve un train de retard, mettant aux prises Roberto Larcos (Roberto Carlos) et Stéphane Pourito (Stéphane Porato). Mais son accessibilité et son ouverture, qui rendent le jeu personnalisable à souhait, le placent progressivement en tête des charts. FIFA piétine et voit même partir ses ambassadeurs historiques.

Les moutures du jeu à travers les âges avec David Ginola, Thierry Henry et Cristiano Ronaldo.
Les moutures du jeu à travers les âges avec David Ginola, Thierry Henry et Cristiano Ronaldo.© EA SPORT

En 2004, pour la sortie de PES 4, Thierry Henry file chez Konami, qui s’était contenté du célèbre arbitre Pierluigi Colina jusque-là. La bataille rangée niveau têtes d’affiche se poursuit.

Et, bizarrement, elle reproduit le duel le plus marquant de notre temps. Cristiano Ronaldo, visage de FIFA 19, et Leo Messi se succèdent sur les boîtes des deux éditeurs qui, à l’instar des équipementiers, imposent des clauses d’exclusivité. Une icône EA ne peut pas faire la promotion d’un jeu Konami, et vice-versa. Niveau manettes, les Asiatiques prennent le dessus avec la sortie de PES 6, petit chef-d’oeuvre et bien culturel le plus vendu en France sur l’année 2006 (1,6 millions).

Dans le même temps, FIFA 07 est surnommé  » FIFA 06 + 1  » pour ses évolutions quasi-inexistantes. Electronic Arts redouble alors d’efforts et met le paquet sur les licences, les nouveaux modes de jeu, désormais disponibles en ligne, les multiples ambassadeurs… Le 08 repasse devant PES en tête des ventes, le 09 consacre définitivement EA. Depuis, le jeu bat des records chaque année et la critique a changé de camp. Au point de faire rêver, peut-être, des milliers d’intendants.

Mehdi et Twikii, deux ambassadeurs des Rouches à leur façon.
Mehdi et Twikii, deux ambassadeurs des Rouches à leur façon.© EA SPORT

Bientôt la E-PRO League

Dans sa lutte avec son rival de Konami, Electronic Arts remporte une bataille significative en 2001. Pas n’importe laquelle. La suprématie des joueurs de FIFA 2001 se dispute pour la première fois aux World Cyber Games. Depuis, le domaine prend une ampleur considérable. En plus des millions de joueurs lambdas, des milliers de supporters assistent désormais à des rencontres entre professionnels.

Cet été, le Limbourgeois Stefano Pinna devient vice-champion de la FIFA eWorld Cup, ce qui lui permet de signer un an au PSV Eindhoven et donc de représenter l’entité néerlandaise dans les multiples tournois du genre. À 20 ans, Pinna transforme ainsi sa passion en métier, à base d’une quinzaine d’heures d’entraînement par semaine. Un monde à part, mais pas si différent du  » vrai  » football.

Jérémy Goossens, fils d’ Olivier, responsable de la gaming house EGO à Schaerbeek :  » On permet aux joueurs de s’entraîner, de progresser dans un groupe, avec un bon niveau. L’e-Sport est déjà beaucoup plus loin que ce que les gens pensent.  » En effet, les joueurs ont des coaches, sont suivis par des diététiciens et des agents – souvent des agences de communication – s’occupent de leurs intérêts.

 » J’ai le même préparateur physique que la première. Cela m’aide énormément pour la concentration « , pose Julian Albiar Fernandez, alias  » Twikii « , premier joueur pro belge, sous contrat au Standard depuis l’an dernier.  » Quand je joue, il y a 300 à 500 personnes assises chez elles, en train de me regarder. Quand je ne joue pas, que je suis dans mon lit, c’est pareil, je préfère regarder quelqu’un à FIFA en streaming plutôt qu’une série « , poursuit le triple champion de Belgique.

C’est justement pour aller chercher cette fanbase croissante que la Pro League lance son e-championnat. L’occasion de voir des Clasico virtuels avec un objectif simple : fidéliser les générations futures à la  » vraie  » D1A, toucher une nouvelle communauté et rentabiliser son image de marque. Pour exemple, outre-Quiévrain, BeIN Sports diffuse la  » e-Ligue 1 « .

 » Ce qui compte, c’est l’image « , reprend Jérémy Goossens.  » Les clubs ne recrutent pas forcément les meilleurs joueurs, mais ceux qui présentent le mieux. Les gros tournois permettent d’empocher de belles sommes et comme dans le football, il y a énormément de sponsors et de partenariats. Avant, les joueurs étaient contents avec une bouteille d’eau. Aujourd’hui, ils en vivent.  »

L’idée d’une  » e-Pro League « , annoncée au début de l’été, a mis du temps à se concrétiser. La faute à des détails administratifs, aussi à l’attente du nouvel opus FIFA. Dans le même temps, la Commission belge des jeux de hasard pointe du doigt les contenus payants du jeu. Le mode Ultimate Team (FUT) comprend des  » loot boxes « , sortes de Kinder Surprise achetables avec de l’argent qui n’a rien de fictif. C’est pourquoi l’e-Pro League devrait se disputer sur un autre mode.

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