» A 10 ans à La Masia, on te dit : -Réfléchis ! Lève la tête, regarde autour de toi, observe, pense à ce que tu vas faire. « 

Le génial médian espagnol a dû attendre l’EURO 2008 et un Barça au sommet pour obtenir la consécration mondiale. Lui prétend qu’il a toujours joué comme ça !

Xavi Hernandez sourit un peu bêtement à notre arrivée. Il admet avoir regardé 5 matches de foot la veille – même s’ils n’étaient pas terribles.  » Il y a toujours bien un détail qui vaille la peine « , ajoute- t-il comme pour s’excuser. Mais c’est plus fort que lui : Xavi adore le ballon rond. Mieux : il est carrément obsédé par le foot et prône plus particulièrement un jeu très technique tel que celui développé par son club, le FC Barcelone et par l’équipe nationale espagnole. Il est sans doute, avec son comparse, Andres Iniesta, le meilleur représentant de cette philosophie de jeu.

Xavi est un idéologue. Et un grand fan. Branchez-le  » foot anglais  » et il vous parlera de Glenn Hoddle, Chris Waddle, Paul Ince, Roy Keane, Paul Scholes, Michael Carrick, John Terry ou Jamie Carragher. Ses yeux s’illuminent même lorsqu’on évoque Matt Le Tissier. Et il nous parle aussi bien de Portsmouth que d’Oviedo.

Quel parcours en un an ! Le titre l’an dernier, suivi de la Coupe du Monde, une victoire 5-0 et puis l’élimination du Real Madrid en CL… Est-ce enfin la consécration ? Il y a quelques années, peu de gens parlaient de vous comme l’un des meilleurs joueurs du monde.

Xavi : Les gens devraient davantage se focaliser sur comment les choses prennent forme, et pas juste sur le résultat final. Les résultats sont importants, j’en conviens, mais les gens n’observent plus tellement la manière de jouer. Ils regardent seulement qui gagne, seul le résultat compte. Je trouve cela regrettable parce que le football vaut mieux que ça. Le grand public m’a découvert à l’EURO 2008 alors que mon jeu est le même depuis des années.

Mais vous vous êtes amélioré, non ?

Oui, j’ai gagné en confiance. En remportant des titres, on s’enlève une certaine pression. Avant, j’étais parfois effrayé par l’enjeu. Maintenant que nous avons accumulé des trophées, nous nous sommes créé une sorte de tranquillité d’esprit qui nous permet de profiter davantage de notre style de jeu, que ce soit en équipe d’Espagne ou avec Barcelone. Les victoires ont également permis au public de réévaluer notre style, mon style. C’est plus que de la reconnaissance. Honnêtement, je suis très heureux parce que d’un point de vue très égoïste, le genre de joueur que j’incarne était presque en voie de disparition il y a six ans à peine.

Justement, vos consécrations collectives et individuelles rendent hommage au style de jeu qui aujourd’hui est qualifié d’approche gagnante. En trois ans, vous avez remporté la Coupe d’Europe, l’EURO et la Coupe du Monde !

Il y a quelques années, on ne gagnait rien. C’est seulement quand une équipe commence à engranger les succès qu’on remarque ses joueurs. Lorsqu’un tennisman gagne, on le regarde et on lui demande pourquoi il gagne. On ne se demande pas pourquoi cela n’allait pas avant. Le processus n’est vu que depuis la lorgnette du succès. En football, trop peu de suiveurs prennent le temps d’analyser l’apport collectif de chaque joueur. Non, ils regardent les résultats. Je comprends cela mais je privilégie une autre perspective. Manchester United peut perdre, je les aimerai toujours… S’ils ne gagnent pas, et alors ? J’aurai peut-être apprécié le jeu qu’ils ont développé. Cela vaut aussi pour Liverpool, le Bayern ou Milan.

En atteste la dernière édition du Ballon d’Or. L’Inter avait réalisé le triplé mais le top 3 était constitué de joueurs du Barça. Malgré cela, on continue à jouer au foot pour gagner, pas pour s’amuser, non ?

Oui, bien sûr. Dans mon cas, la satisfaction est double. Nous voulons gagner tout en pratiquant un style de jeu agréable. D’autres équipes comme l’Inter remportent la Ligue des Champions et sont heureux, bien sûr. Mais l’identité n’est pas la même. Soyons clairs, il y a moyen de gagner de plusieurs manières. Je ne suis pas en train de dire qu’un style est moins valable qu’un autre, loin de là. Je dis juste qu’en ce qui nous concerne, nous exigeons ce petit plus, qu’il y a quelque chose d’encore plus précieux que la victoire en elle-même. Je ne dis pas que Barcelone est meilleur que d’autres équipes. Nous sommes justes différents.

Le match de référence pour vous en 2011 ce fut ce clasico qui s’est soldé par un 5-0 bien tassé contre le Real Madrid. Le meilleur match de votre carrière ?

Je le pense, oui. Bien sûr, il y a eu des matches dont l’enjeu était bien plus important, comme une finale de Champions League, l’EURO ou la Coupe du Monde. Toutefois, le sentiment de supériorité par rapport aux Madrilènes était incroyable. Contre une autre équipe, OK, mais c’était les Galacticos en face ! Ils n’en ont pas touché une. C’était fantastique. Dans le vestiaire nous sautions de joie, nous nous embrassions et applaudissions. On se levait, on se faisait des ovations à nous-mêmes, même une standing ovation d’une minute !

Cela a par contre dû être dur à encaisser pour les joueurs du Real…

Heureusement, les vestiaires des visiteurs sont quelque peu éloignés des nôtres. Je ne pense pas qu’ils nous aient entendus. Et puis nous exprimions de la joie, c’est tout.

On a beaucoup évoqué le modèle de formation de Barcelone à La Masia, l’académie des jeunes. Quelles leçons tirez-vous de ce modèle ?

La plupart des joueurs du FCB sont des Catalans et ont évolué dans ce centre de formation depuis des années. L’éducation est la clé. Les joueurs passent en moyenne 10 à 12 ans à La Masia. La première chose qu’on te dit lorsque tu arrives, c’est : -Réfléchis ! Lève la tête, regarde autour de toi, observe, pense à ce que tu vas faire. Regarde avant de recevoir le ballon. Avant de réceptionner une passe, regarde déjà si le partenaire à qui tu vas transmettre le cuir est libre. Ce sont les prémisses. Observez bien Sergio Busquets : c’est le meilleur médian central, il joue tout en une touche de balle. Il ne lui faut pas plus. Il contrôle, regarde et passe en un temps. Certains joueurs ont besoin de deux ou trois touches de balle : c’est trop dans le football actuel, avec son exigence physique et la rapidité des adversaires.

 » Le Barça pour moi c’est très spécial, c’est un feeling « 

Le modèle blaugrana est-il exportable ? Imaginez que vous dirigiez un club anglais et qu’on vous demande de mettre en place un système de formation basé sur celui de Barcelone. Que feriez-vous ?

Rechercher les jeunes talents. Miser sur un profil bien précis. Certains clubs misent sur la puissance et le physique. En Catalogne, il est possible que vous disputiez à 12 ans déjà un derby Barça-Espanyol et ramassiez 3-0 bien tassé, mais ce n’est pas grave. On ne vous force pas à gagner. De cette équipe de Minimes, 3 joueurs tout au plus arriveront au sommet. A l’Espanyol, il n’en restera peut-être plus un seul. Ne vous souciez donc pas de la victoire mais de l’apprentissage, de l’éducation. Barcelone, c’est plus que cela. Vous voyez un gosse lever la tête sur le terrain, qui joue bien le passing en un temps et vous vous dites : – Oui, celui-là il fera son chemin. Amenez-le à l’académie, et coachez-le. De très nombreuses personnes travaillent à la réputation de La Masia, mais son initiateur fut Johan Cruijff.

Ah bon, c’est le modèle de l’Ajax alors ?

Oui. La vérité me force à dire que notre modèle de formation est en partie hollandais à la base. Cruijff a marqué un tournant au Barça. Il a dit qu’il voulait voir des joueurs qui comprennent comment on joue au football.

On ressent parfois que Barcelone c’est bien plus que du foot. Comme s’il y avait une sorte de supériorité morale aussi.

Le Barça pour moi c’est très spécial, c’est un feeling. Je me sens sincèrement fier. Les gens me disent que nous sommes des modèles pour tout un peuple. Mes coéquipiers en équipe nationale, qui jouent dans d’autres clubs, me disent : Putain, qu’est-ce que vous jouez bien au foot ! Même le sélectionneur Vicente Del Bosque le dit. Ce sont toutes ces petites choses qu’on ne voit pas toujours dans les médias mais qui vous touchent. L’autre jour, nous avons reçu la visite de Franz Beckenbauer. Eh bien, il nous a déclaré à quel point il nous admirait. Je me suis dit : – Waouw, c’est Beckenbauer qui le dit. Ou Platini.

C’est cela, ce fameux plus par rapport au résultat sportif ?

Exactement. C’est ce que je conserverai à jamais de mon expérience ici. C’est difficile à expliquer mais cela signifie vraiment quelque chose de fort. Etre à Barcelone, être fou de ce club et avoir un peuple qui admire votre manière de jouer au foot. Cela amène bien sûr de la pression. Elle est énorme. On s’en débarrasse en jouant. Quand je touche le ballon, je suis heureux. Et quand je ne suis pas sur un terrain ? Pfft…

Il y a une contradiction dans vos propos : vous exigez sans cesse le ballon mais pour le céder tout aussi vite à un partenaire démarqué…

Mon rôle dans notre système consiste à repérer le joueur libre et lui fournir le cuir dans les meilleures conditions possibles. Je réfléchis : – Bon sang, le défenseur est là donc je dois mettre le ballon exactement là pour mon coéquipier. Mais mes partenaires m’aident beaucoup aussi en couvrant énormément de terrain. En particulier Dani Alves . Madre mia, qu’est-ce qu’il parcourt comme distances celui-là sur un match. Mon foot c’est surtout du passing, mais j’ai aussi beaucoup d’options devant moi : Dani, Iniesta, Messi, Pedro, Villa… Ils sont tous quasiment disponibles tout le temps. Parfois je me dis : -Celui-là va commencer à s’ennuyer, cela fait trois passes que je donne et il n’a pas encore touché le ballon. Je ferais mieux de donner le suivant à Dani car cela fait trois fois qu’il caracole sur son flanc et lève les bras au ciel par dépit ! Et Leo, lorsqu’il n’est pas concerné par une action, c’est comme s’il s’ennuyait. Je pense alors que je dois le remonter mais souvent, la passe suivante est pour lui ! Je ne travaille donc pas uniquement le passing et les espaces libres, mais aussi le dosage des passes par joueur.

Vous évoquiez votre identification au FC Barcelone. Pourtant, vous auriez pu partir à l’AC Milan à l’âge de 17 ans…

Ma famille en parlait beaucoup : il devrait vraiment y aller, c’est une opportunité unique, etc. Et moi je me disais : -Quoi ? Partir d’ici ? Qu’est-ce que je vais aller faire en Italie ? Cela aurait été plus difficile pour moi, j’aurais dû m’adapter à une autre culture du football, un type de foot qui ne me convenait pas me semble-t-il. J’étais convaincu que ma place était à Barcelone et nulle part ailleurs. Si j’avais quitté pour une autre équipe, je penserais aujourd’hui toujours au Barça. Aller en Italie aurait été une erreur. Etre resté s’est avéré une décision judicieuse.

On a aussi évoqué votre départ en 2008, à la fin de la période de l’entraîneur Frank Rijkaard…

Oui, après deux années de vaches maigres… Deco et Ronaldinho quittaient le club et une rumeur m’a beaucoup touché : le club songeait à me vendre. Alors, oui, je me suis dit qu’il était peut-être temps de tenter ma chance ailleurs. Nous venions de passer deux saisons consécutives à côté de tous les trophées possibles. La Liga fut un désastre, nous accusions 22 points de retard sur le Real Madrid et la presse évoquait mon départ avec insistance, liant celui-ci à l’arrivée éventuelle de Cesc Fabregas. Et puis il y eut ce fameux EURO 2008 en Suisse et en Autriche où j’ai joué tous les matches pour la Seleccion. Pep Guardiola a repris les rênes et m’a dit qu’il n’envisageait pas un instant son équipe de base sans moi : – Je te veux avec moi, cette équipe n’est pas complète si tu n’y figures pas. Et me voilà relancé à Barcelone, gonflé à bloc. Bien sûr, il y a aussi eu le fait que le club ne m’a à aucun moment signifié qu’il souhaitait se séparer de moi.

 » Le championnat italien non, mais j’aurais aimé l’Angleterre « 

Auriez-vous pu réussir en Angleterre ?

On finit toujours par s’adapter. Regardez Xabi Alonso qui fut l’un des premiers Espagnols à évoluer en Premier League, une belle aventure à Liverpool où il s’est adapté. Regardez Mikael Arteta à Everton. Un footballeur pétri de talent finit toujours par s’habituer à son nouvel environnement.

Même lors d’un match à Stoke City quand il fait un froid de canard ? Est-ce comparable à jouer par exemple contre Numancia ?

Oui, exactement. Plus sérieusement, c’est très difficile de quitter Barcelone et je me sens vraiment comme faisant partie de ce club mythique.

Le foot anglais vous attire-t-il ?

Oui. Je l’ai déjà dit, je n’aurais pas aimé passer dans le championnat italien mais j’aurais apprécié l’Angleterre. S’il y a bien une équipe que j’admire par-dessus tout, c’est Manchester United. Le foot anglais est magnifique. Je n’ai jamais vu rien de comparable. Nous avions gagné 1-3 à Liverpool et le kop des Reds nous a ovationnés à la fin du match. En Espagne, cela se voit de plus en plus, ce genre de comportement fair-play. Des jeunes fans développent un véritable attachement à leur club et mettent davantage l’ambiance : à l’Espanyol, à Séville, à l’Athletic Bilbao… il y a quelque chose qui se passe là-bas aussi. Mais l’Angleterre est loin devant au niveau spectacle total.

Les joueurs et les coaches espagnols semblent se plaire outre-Manche, non ?

On n’a pas souvent la même patience en Espagne qu’en Angleterre. Ceux qui entraînent des équipes anglaises apprécient ce fait-là et tentent de rendre beaucoup à leur employeur en envisageant une relation durable, comme par exemple Rafa Benitez l’a montré à Liverpool. Cela devrait toujours être comme ça. Les coaches ont besoin de deux voire trois ans pour construire quelque chose. Ou même plus encore.

Et les joueurs ?

Ils adorent. Ils parlent en tous les cas en termes élogieux de leur carrière en PremierLeague. Le football est plus noble encore au Royaume-Uni, on triche moins. J’aurais vraiment aimé ! Le simple fait de monter sur la pelouse à United, les fans vous respectent. En Angleterre, la profession est respectée. En Espagne, les supporters pensent que vous êtes sans scrupules, que vous gagnez une fortune et que vous vous en foutez de bien jouer ou pas. Le fait de jouer en Angleterre a aussi donné à certains joueurs espagnols l’occasion de développer certaines qualités dans d’autres conditions de jeu. En évoluant en Angleterre, un joueur moyen peut devenir un joueur du top. Regardez Fernando Torres, c’est une superstar aujourd’hui, tout comme Arteta à Everton.

Vous dites que les coaches ont besoin de temps pour construire une machine à gagner. Guardiola n’a pas eu besoin de beaucoup de temps, lui …

Ouais, mais Pep est incroyable. Quand il a signé comme entraîneur, je me suis dit : – Madre mia, on va voler ! Je vous le jure. C’est un vrai pesado, quelqu’un qui est très intense, travaille beaucoup et est très exigeant. Un vrai perfectionniste aussi. S’il décidait de devenir musicien, ce serait un très bon musicien. S’il se lançait dans la psychologie, ce serait un excellent psychologue. Il est obsessionnel. Il continuerait dans une voie jusqu’à ce qu’il ait raison. Il est également très exigeant avec lui-même. Cette pression qu’il se met sur les épaules, elle est contagieuse et se répand sur tout le groupe. Il veut que tout soit parfait. Je suis aussi un peu comme lui et je le remarque. Je suis tellement fou de foot. J’adore la pression, le jeu, essayer des belles choses qui frisent la perfection, décortiquer tous les matches possibles. J’aime tout dans le foot.

Guardiola réussirait-il en Angleterre ?

Pep réussirait n’importe où. L’intelligence s’exprime souvent en termes d’adaptation à un nouvel environnement et à de nouvelles circonstances. Et Pep est vraiment très intelligent. Il s’adapterait à tout style de jeu, j’en suis convaincu.

Ne vous ennuyez-vous jamais ?

Non. Il y a seulement des matches ennuyeux mais sinon le football ne m’ennuie jamais. J’aime regarder évoluer d’autres joueurs. Qu’aime-t-il faire sur un terrain ? Quels sont les gestes qu’il va tenter ? Que fait-il pour faire la différence ?

Cette approche presque analytique et cet enthousiasme ont fait dire à Guardiola que vous aussi seriez coach un jour…

Non, je ne me vois pas comme entraîneur. Les coaches vivent pour les résultats et je dirais encore davantage en Espagne où les directions de club n’ont aucune patience. Imaginez un peu le match à Gijon si nous avions perdu là-bas (NDLR- Barcelone avait perdu ses deux premiers matches en championnat et aurait pu être en bas de tableau s’il n’avait pas gagné), que serait-il arrivé ? On aurait entendu :- Pep n’est pas à la hauteur, les joueurs non plus, etc. Il suffit d’être dans une mauvaise passe, même passagère, et vous êtes immédiatement mis en cause. Donc, non merci pour le poste d’entraîneur plus tard. Mais j’aimerais certainement continuer à évoluer dans le monde du ballon rond. Je me vois davantage comme directeur technique que comme coach.

Que diriez-vous du poste de directeur de l’académie La Masia ?

Je serais ravi. Je signe où ?

PAR SID LOWE ET PETE JENSON (WORLD SOCCER)

 » Le football est plus noble en Angleterre, on triche moins. « 

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