Football

Depuis cinquante ans, Anderlecht a accumulé 26 titres de champion de Belgique. Constat remarquable: aucune de la demi-douzaine de générations de footballeurs qu’il a vu défiler n’est restée bredouille. Mode d’emploi

Comme un peu partout dans le monde, l’histoire du football belge révèle, grosso modo, trois catégories de clubs. D’abord, il y a les vaches sacrées. Ils possèdent un palmarès fourni, riche en actions d’éclat de toutes sortes, et ils sont connus de tous. En Belgique, ils s’appellent Anderlecht, le Football club de Bruges et le Standard de Liège. Ensuite, il y a le cercle des poètes disparus. Leur palmarès est également respectable, mais il date d’une autre époque, parfois très lointaine. Certains n’existent plus ou vivotent sous une autre appellation, ruinés ou fusionnés. On songe à l’Union Saint-Gilloise, au Football club Liégeois, au Beerschot ou au Daring de Bruxelles. Enfin, il y a les clubs météorites, souvent érigés de manière artificielle, qui ont traversé, victorieux un instant, dans le firmament de nos compétitions: le RWDM, le Football club Malinois et, peut-être, le club de Genk.

De toute évidence, le Royal Sporting Club d’Anderlecht, à nouveau vainqueur du championnat national au terme de cette saison, appartient au premier groupe. Il constitue même un cas unique dans sa catégorie. En cinquante-trois ans, toutes les générations de footballeurs qu’il a vu défiler ont, au moins, connu une fois les honneurs d’un sacre. A ce titre, le club d’Anderlecht est un phénomène social à lui tout seul, qui ne laisse personne indifférent. Car, outre les 26 titres de champion, Anderlecht, c’est aussi le gain de 8 coupes de Belgique, de 3 coupes européennes pour 7 finales jouées et d’une flopée de places d’honneur. Régulièrement le premier sur la balle, malgré des moments difficiles, le club bruxellois s’est également avéré, tout au long de cette période, le moteur des principales évolutions du football belge.

En réalité, l’ampleur d’une génération n’est pas toujours facile à cerner. La carrière d’un footballeur de haut niveau s’étend en moyenne de cinq à dix ans. Jeunes et moins jeunes se côtoient dans une même équipe. Des joueurs, généralement les plus représentatifs, chevauchent sur deux générations. Ainsi, au Parc Astrid, Joseph Jurion a partagé 3 titres avec la « génération Mermans », avant d’en fêter 6 autres avec Paul Van Himst. Et ce dernier a animé, à son tour, une autre génération gagnante aux côtés de Robbie Rensenbrink.

Au fil du temps, les liens au club ont toutefois évolué. Jadis, les carrières étaient plus longues. Les joueurs, le plus souvent enfants de la région, restaient davantage fidèles à leur club. La mode du recours au footballeur étranger, que la libéralisation récente en matière de transferts a encore accentuée, n’a vraiment démarré en Belgique que dans les années 70. Une preuve ? Parmi les 13 footballeurs anderlechtois qui ont, au moins, remporté 6 titres de champion ne figure qu’un seul « moderne »: Bertrand Crasson. Les 12 autres ont conquis leurs lauriers entre 1947 et 1972 – il y a trente ans ! – et sont tous belges. Recordmen: Pierre Hanon et Joseph Jurion, avec 9 titres.

Avoir réussi régulièrement ce renouvellement délicat n’est pas le premier mérite des entraîneurs: en cinquante ans, Anderlecht en a davantage changé (30 fois) qu’il n’a gagné de titres. La palme revient à deux présidents, Albert Roosens et Constant Vanden Stock, fins connaisseurs des choses du football. L’un après l’autre, durant une vingtaine d’années chacun, ils ont, malgré quelques échecs notoires, su choisir le plus souvent très opportunément les hommes requis. Mais aussi, en vertu de la dure loi du sport, ils ont osé écarter, faisant trêve de tout sentimentalisme, des « monuments » dont le piédestal commençait seulement à s’ébranler: Van Himst et Rensenbrink, les deux idoles les plus adulées dans l’histoire du club, ont quitté le Parc Astrid avec le vague à l’âme.

Certes, le succès appelant le succès, le club bruxellois a généralement disposé de plus de moyens financiers que ses concurrents. Ce qui a, bien sûr, facilité certaines acquisitions. Il n’empêche. La réussite résulte également du respect d’une ligne de conduite. Ainsi, selon Roger Vanden Stock, qui a, depuis quatre ans, succédé à son père à la présidence du club, une règle immuable dans la politique de gestion est de toujours désigner, à tous les niveaux, en âme et conscience, le meilleur au moment précis.

Axée à la fois sur la performance et sur la qualité, la philosophie du club, sur et autour du terrain, n’a que rarement été bafouée. « Il ne sert à rien de renier brutalement des principes qui ont largement fait leurs preuves par le passé », estime le staff anderlechtois. La fidélité prônée par le club s’exprime d’autres manières encore: depuis plus de vingt-cinq ans – c’est également un record en première division nationale -, Anderlecht reste lié aux mêmes sponsors, la banque Fortis et Adidas. Le Sporting honore aussi, de la sorte, l’exigence de son public que le club reste fidèle à son histoire, à sa légende et aux valeurs traditionnelles de son jeu. Ainsi, aujourd’hui comme hier, davantage que Jan Koller, le footballeur le plus honoré de notre compétition, le petit Roumain Alin Stoica, un artiste du ballon, quoique star parfois fragile et versatile, est la véritable coqueluche du Parc Astrid.

Appelé en équipe fanion bien avant ses 20 ans, tout comme Jurion, Van Himst ou Enzo Scifo à leur époque, Stoica incarne une autre règle d’un renouvellement bien mené. Pour assurer la continuité au sein d’un groupe, il importe d’introduire progressivement, aux moments les plus opportuns, les jeunes éléments les plus doués. A l’échelon international surtout, au contact d’équipiers et d’adversaires plus routiniers, ces nouveaux venus acquièrent, dès lors, l’expérience indispensable à la cohésion entre deux générations de footballeurs.

Actuellement, toutefois, cette réalisation s’avère sans cesse plus difficile. D’abord, les clubs sont davantage liés à leurs commanditaires, ceux qui investissent et à qui ils ont vendu l’espoir de lauriers et de la notoriété. En retour, il faut gagner coûte que coûte. Autre contrainte, pour Anderlecht en particulier: la rançon du succès. L’accumulation des titres et des honneurs ont fini par élever la barre très haut. Ils ont aiguisé l’appétit d’un public exigeant qui n’accepte pas le rendement à la baisse.

Il faut donc désormais donner la priorité au court terme, qui nécessite des renouvellements immédiatement rentables. Mais un tel impératif ne facilite plus, hélas, l’introduction de jeunes joueurs du cru. D’où une certaine négligence pour la formation, considérée pourtant comme étant l’épine dorsale, le poumon d’un club. A cet état de fait, Anderlecht rémédie, dès lors, d’une manière quelque peu artificielle. Il laisse mûrir ses plus sûrs espoirs dans d’autres clubs de première division, avant de les reprendre en son sein. Exemples: Pär Zetterberg, jadis à Charleroi, et, à présent, Lucas Zelenka, à Westerlo.

Les pionniers de cette longue série de sacres se sont regroupés autour de Jef Mermans. Le « bombardier », avant-centre redoutable, est le premier joueur du football belge dont le transfert, à 20 ans, en 1942, a dépassé la barre des 100 000 francs: 125 000 exactement. Sous sa conduite, la génération Mermans a cueilli le titre en 1947. Puis, pour la première fois dans les annales du football belge, un triplé a suivi de 1949 à 1951 et un autre de 1954 à 1956. Quelques « anciens », dont le gardien Henri Meert, François Degelas et, bien sûr, Mermans ont participé aux deux séries. Mais, déjà, une nouvelle relève s’annonçait avec le concours des jeunes Joseph Jurion, Martin Lippens et Pierre Hanon, les hirondelles de ce qui reste aux yeux de beaucoup d’observateurs la génération la plus talentueuse dans l’histoire du club.

Encore champion en 1959, le Sporting s’activait toutefois à la constitution d’une nouvelle équipe. Celle-ci, axée autour de plus vieux routiers comme Jurion et Hanon, qu’avaient rejoints les jeunes Paul Van Himst, Wilfried Puis, Laurent Verbiest et autres Jacques Stockman, allait prendre son envol par la conquête d’un premier titre en 1962. Puis cette génération, la première en Belgique à s’être tournée résolument vers le professionnalisme, a établi un record toujours inégalé: 5 titres d’affilée, de 1964 à 1968.

Qualifiée de championne du monde des matchs amicaux, inabordable sur le plan national, cette génération n’a toutefois pas pu s’épanouir pleinement sur le plan européen. En cause: le respect d’une certaine éthique du jeu et des règles, alors que, venue de l’Italie, se développait une nouvelle philosophie, prônant un football rigoureux, prioritairement axé sur le résultat et favorisant, dès lors aussi, toutes formes de tricherie possibles. Le football moderne était en marche. Un peu trop naïf, sous la conduite de son entraîneur corse Pierre Sinibaldi, Anderlecht n’a pas voulu suivre ce mouvement.

Ce n’était pourtant que partie remise. Toujours avec Van Himst, rescapé de la promotion précédente, encore champion en 1972 et en 1974, un nouveau groupe allait se former autour du Néerlandais Robbie Rensenbrink, l’un des fooballeurs les plus brillants qu’ont connu les Mauves. A ses côtés, d’autres pions majeurs, à l’accent étranger sans cesse plus marqué: Arie Haan et Nico Debree, compatriotes de Rensenbrink, le Danois Benny Nielsen, mais aussi les Belges Ludo Coeck, Frankie Vercauteren et François Vander Elst. Avec des gaillards qui concilaient désormais talent et efficacité, Anderlecht s’ouvrait enfin les portes de l’Europe. Il remportait deux coupes européennes, en 1976 et en 1978, suivies de deux Supercoupes. Curieusement, sur le plan national, pas de titre de champion entre 1975 et 1981, mais, en revanche, 4 succès en Coupe de Belgique.

Champions en 1981, lauréats de la Coupe de l’UEFA en 1983, Coeck et Vercauteren relançaient à leur tour une autre levée de champions: 4 titres jusqu’en 1987. Mais c’est également l’époque où une instruction menée par le juge Bellemans avait mis au jour l’existence généralisée dans le football belge de rémunérations occultes, qui, seules, permettaient à nos clubs de concurrencer quelque peu les grands clubs étrangers. Anderlecht perdait, un à un, tous les fleurons de cette génération. Outre Coeck et Vercauteren, Juan Lozano, Erwin Vandenbergh et le jeune Enzo Scifo sont partis pour l’Italie et la France.

Une fois encore, Anderlecht va se redresser. Confronté au même problème d’exode, le club de Malines, champion en 1989, avait tenté de le résoudre par la création d’une société d’invest, parallèle au club, qui « achetait » des joueurs pour les prêter ensuite au club ami. Mais ce procédé de leasing n’a pas fait long feu. Deux années plus tard, incapable de faire face à ses obligations, Malines a dû céder, une à une, ses vedettes à son concurrent bruxellois: Patrick Albert, Marc Emmers, Bruno Versaevel. « Notre force, cette fois-là, affirme le président anderlechtois, a été de ne pas tomber dans les mêmes artifices. » Avec encore Marc Degryse, acquis à Bruges, et Luc Nilis, une nouvelle famille de champions mauves était née: 4 titres en cinq ans de 1991 à 1995. On disait alors Anderlecht, fort de pratiquement tous les Diables rouges, à l’aube d’un règne de dix ans, quand l’arrêt Bosman, en décembre 1995, provoquait un nouveau coup de frein. Résultat: quatre années sans trophée, l’humiliation d’une défaite majeure par 6 buts à 0, à Westerlo, et même celle d’avoir occupé, un moment, la dernière place du classement.

Comment qualifier, aujourd’hui, les artisans des deux dernières campagnes championnes ? S’agit-il encore de générations ? A peine arrivés, mis en vedette par les succès des Mauves, les footballeurs sont happés par les compétitions étrangères. Peut-on vraiment parler de génération Koller au terme de deux titres en deux ans ? Ou le jeune Stoica, s’il n’est pas utopique de croire qu’il pourrait encore rester quelque temps en Belgique, marquera-t-il de sa griffe la suite de la série ? « Désormais, plus que jamais, répond Vanden Stock, il faut, chaque année, songer au renouvellement, à court et à long terme. » Le mauve a beaucoup perdu de son authenticité.

Emile Carlier

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