Olivier El Khoury

La chronique d’Olivier El Khoury: allez au stade?

Olivier El Khoury Ecrivain, supporter et fidèle milieu de terrain en P4.

J’ai failli en venir aux mains avec mon pote. Je venais de le plier à la belote au bout d’une partie qui nous a fait veiller jusqu’au matin et descendre l’équivalent de la Meuse par le goulot. L’équipe qui perd avec moins de cinquante points au compteur passe sous la table, c’est la règle entre nous et elle est humiliante. L’équipe de Max a 42, son sort est scellé, mais il discute. J’exige de lui qu’il passe sous la table mais il refuse, sous prétexte qu’on a eu une chance indécente, « de la chatte » comme on dit vulgairement. Je lui reconnais qu’on a eu des bonnes cartes mais « mon vieux, ferme-la et passe sous la table ». Il faut dire que la table en question est un petit meuble de salon, pas très haut sur pattes, ce qui implique de littéralement se traîner sur le parquet pour y parvenir. Il faut dire surtout que plus tôt, le Standard a perdu des points à Courtrai, au Cercle ou je ne sais plus quelle équipe du ventre mou. Et davantage que la hauteur de la table, c’est ce résultat qui l’humilie.

Aux yeux de mon pote, je ne suis qu’un sympathisant car je ne vais pas au stade.

Il sait qu’il va devoir passer sous la table, il va le faire, car il y a des règles auxquelles on ne doit pas déroger sous peine de voir l’ordre du monde être bousculé. De même que je suis obligé de le provoquer gentiment, car c’est comme ça que fonctionne notre amitié. Je lui rappelle le score du Standard dans un rictus moqueur et méprisant, et c’est là qu’il s’anime. Il lève la voix, m’ordonne de la fermer, de tout façon, il ne parle pas avec un « sympathisant ». « Sympathisant », c’est l’expression qu’il utilise pour me distinguer d’un « supporter ». Je lui demande des explications, mais je connais bien la réponse.

À ses yeux, je ne suis qu’un sympathisant car je ne vais pas au stade. Son éternelle rengaine. Je ris, car je ne vois sincèrement toujours pas le rapport. Je lui rappelle qu’il doit passer sous la table, mais il est tout rouge et me dit que je ne sais pas ce que c’est de saigner pour mon club, de le voir échouer, de manger mon pain noir chaque week-end. C’en est trop. C’est une chose de constater que je ne vais pas au stade car je n’y prends pas de plaisir, mais ceci en est une autre. C’est alors à mon tour de m’énerver, de lui enfoncer le torse de mon index en lui rappelant la décennie à l’ombre des vainqueurs et des lauriers, les blagues des supporters adverses, l’indifférence, le mépris, le sien d’ailleurs, son mépris, son indifférence, ses blagues, à l’époque! Je lui interdis de prétendre savoir ce qui coule dans mes veines sous prétexte que je n’en fais pas montre dans le stade chaque week-end. Je l’incite à aimer sa copine à sa manière, en public et à plusieurs s’il le souhaite, mais qu’il ne vienne pas me dire que j’aime moins fort la mienne parce que je l’aime d’une autre façon!

Évidemment, tout ça n’est en vérité qu’un dialogue d’ivrognes où s’entremêlent injures, balbutiements et grognements, rien d’aussi structuré qu’on pourrait le croire. Bref. Pour sceller la discussion, il se jette sous la table avec l’idée de glisser en-dessous mais il y finit coincé, son torse trop large pour l’embrasement. Il s’agite, comme pris de panique, fait tomber les canettes vides depuis la table vers le parquet, tout autour de lui. Des cartes lui échouent sur le visage, une ou deux même dans la bouche, le spectacle est désolant. Il me tend une main pour que je le tire et l’en extirpe, mais ma manière de gagner la discussion est de ne pas l’attraper, terminer ma bière et claquer la porte.

Hier, j’ai joué au padel avec Max, on a formé une belle équipe, on s’est tapé dans la main après chaque point et on s’est pris dans les bras au moment où on a pris le point du match. Après, on a bu un verre en refaisant le monde. Et dans ce monde, je ne me souviens pas qu’il y eut de stade ou même de foot.

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