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Une fille à la hauteur

Le 13 août dernier, Nafissatou Thiam remportait l’épreuve d’heptathlon aux Jeux. Mais avant son exploit à Rio et son retour sur les pistes belges, elle avait déjà connu des médailles, des bulles et des émotions fortes.

Roger Lespagnard est fidèle au poste. Quelques jours après le sacre olympique de sa protégée, il dispense toujours avec le même entrain les séances de la section athlétisme du RFC Liégeois. « Chacun doit remettre son sable après son saut », lance-t-il à ses disciples, filles et garçons, qui s’adonnent à la longueur et au triple saut. Sa voix reste la principale ambiance sonore d’un complexe de Naimette-Xhovémont, sur les hauteurs de Liège, étouffé par la chaleur estivale.

Posté au niveau du sable, Lespagnard prodigue aussi ses conseils aux sprinteurs. La grande majorité de la vingtaine de présents sont sous la coupe de l’ancien champion de Belgique de décathlon. Nafissatou Thiam s’assied tout près de lui. Veste à capuche grise sur le dos, elle profite de l’ombre pour jeter un oeil à son GSM. Les sollicitations vont bon train depuis Rio.

Malgré tout, le calme olympien qu’elle inspire et qui règne autour d’elle pourrait être trompeur. « Nafi » n’a clairement pas l’air d’une championne olympique. « Je me suis bien amusée, je serais bien restée quelques jours », sourit-elle.  » Mais j’aime vraiment bien Liège, ça fait du bien d’être ici. Je vais bientôt avoir un nouvel appartement donc je pourrai enfin dire que je suis une vraie Liégeoise. »

Arrivée sur la pointe des pieds à 14 ans, Thiam devient vite fille adoptive de la Cité Ardente. Celle qui entretient et lui fait brandir sa flamme.

Un mental d’acier

« Je l’avais repérée à Seraing », rembobine Lespagnard, regard perçant. « Je voyais cette fille avec ses grandes jambes… Un an après, elle est venue se présenter à moi, j’ai naturellement accepté. » On est à l’hiver 2008 et Nafi vient de passer cadette. « Jusqu’à présent, c’est sûrement la plus douée que j’ai dû entraîner. J’avais des garçons très doués, mais qui n’avaient pas la même mentalité. Ils n’avaient pas la même envie, ils étaient plus tête en l’air. »

Tout le contraire de celle qui habite Rhisnes, près de Namur, et qui fait l’aller-retour jusque Liège pour s’entraîner. Alors qu’elle toise un bon mètre 87 aujourd’hui, elle ne dépasse pas ses collègues à l’époque, bien qu’elle montre déjà de bonnes capacités physiques et surtout ses longues jambes qui la caractérisent.

« On s’entraînait deux fois par semaine et, l’important, c’est qu’elle apprenait beaucoup tout en s’amusant. Je voyais bien qu’elle avait du potentiel mais on ne peut jamais dire à cet âge-là si quelqu’un va devenir une grande championne », poursuit Lespagnard, coupé par les félicitations d’un couple de membres du RFCL.

L’ancien préparateur physique du Standard, qui compte notamment trois olympiades sur son CV, dit même qu’il a « grandi avec Nafi ». « Très vite, elle a fait des choses naturelles assez impressionnantes. On croit que l’athlétisme est quelque chose de naturel, mais c’est totalement faux. Passer au-dessus d’une flaque d’eau, c’est une chose. Mais sauter en longueur, c’en est une autre ! »

Dans cette discipline, Nafi éprouve d’abord quelques difficultés à bien positionner son corps et conserve des lacunes au niveau de sa course. Ce qui n’est pas le cas de la hauteur, son domaine de prédilection depuis toujours. Quoi qu’il en soit, elle bosse et progresse partout, de « manière égalitaire » selon son père spirituel, l’heptathlon ayant constamment été l’élu de son coeur.

« Le premier souvenir que j’ai d’elle, c’est que c’était une fille super courageuse », abonde Elsa, de deux ans son aînée et partenaire d’entraînement depuis ses débuts à Liège. « Elle faisait les trajets Namur-Liège juste pour venir s’entraîner. On souffrait tous beaucoup à l’entraînement mais nous, on rentrait vite chez nous. Elle, elle ne mangeait pas avant dix heures du soir… »

Un parcours qui lui façonne un mental d’acier d’après son frère Ibrahima. « Elle a toujours eu cette volonté de faire le mieux possible, ce caractère de battante. Rien que de prendre le train jusqu’à Liège, ça aurait pu être pénible pour beaucoup de gosses. »

En famille

Thiam après sa victoire à Rio.
Thiam après sa victoire à Rio.© BELGA

Ibrahima sait de quoi il parle. Il voit Nafi, dès ses six printemps, partir en train jusqu’à Jambes pour s’entraîner. Danièle, la mère, n’a pas de voiture et l’accompagne à chaque fois. Elle raconte : « Il y avait deux heures d’entraînement et pas de train entre les deux. Il n’y avait pas non plus de cafétéria pour s’abriter, alors j’avais souvent froid ou bien je m’ennuyais. J’observais les filles qui sautaient à la hauteur et je voyais bien que je pouvais sauter aussi haut qu’elle. J’ai été demandé à l’entraîneur si je pouvais me joindre à eux et voilà comment j’ai repris l’athlétisme, à 36 ans « .

Danièle Denisty n’avait plus foulé une piste depuis une vingtaine d’années. La passion se propage si vite qu’Ibrahima en est lui aussi contaminé. Les « deux petits » d’une fratrie de quatre enfants suivent alors leur mère, qui rejoint l’équipe nationale des seniors dès 2002, et participent aux mêmes compétitions. La plupart se déroulent dans les Flandres.

« Il y a plus de concurrence côté néerlandophone et ça leur a bien servi. Ce qui s’est vu puisque très vite, on ne faisait plus en fonction de mes compétitions mais bien de celles de Nafi », se souvient Danièle, qui a raflé depuis plusieurs titre européens et mondiaux d’heptathlon et de pentathlon chez les plus de 35, 40 et 45 ans. C’est tout dire.

Très vite aussi, Nafi semble s’ennuyer du côté de son école d’athlétisme. Elle a déjà bien intégré les bases et ne se fond pas vraiment dans la masse d’enfants venus à l’entraînement comme à la garderie. Après une partie de hockey improvisée, elle demande même à sa mère d’arrêter les frais. Pas question. Danièle s’arrange pour que Nafi quitte l’école un an plus tôt que prévu.

« Notre entraîneur était d’accord, puisqu’elle sautait déjà à la même hauteur que nous. Elle a donc rejoint le groupe d’adultes à douze ans. » Pour des raisons professionnelles, sa mère l’emmène s’entraîner à Hannut où elle jongle entre les haies et… les ballons de basket.

« On a joué dans la même équipe pendant un an », pose Ibrahima. « Je suis très proche de ma soeur, donc on a passé toute notre jeunesse ensemble, c’étaient des supers bons moments. » Les deux rejetons Thiam sévissent en mixte du côté de Belgrade, en région namuroise, avant que Nafi ne continue en solo avec les filles de Bouge.

« Quand elle ne jouait plus qu’avec des filles, elle trouvait ça moins amusant, elle n’était plus motivée », explique Danièle. « Elle a décidé d’arrêter juste avant d’aller à Liège. » C’est donc en principauté que Nafi Thiam peut débuter les choses sérieuses et se concentrer uniquement sur l’heptathlon.

Déclic à Lille

Nafi écrase une petite larme avec les autres médaillées de l'heptathlon.
Nafi écrase une petite larme avec les autres médaillées de l’heptathlon.© BELGA

Mais sa mère, qui la connaît mieux qui quiconque et qui lui sert alors de sparring-partner au javelot, reste catégorique. « A l’époque, les néerlandophones étaient meilleures. Elle a évolué doucement, pas d’une manière excessive. Je savais bien qu’elle avait quelque chose, elle avait ce ‘bras‘ comme on dit. Beaucoup de filles savent courir mais pas lancer. Le seul problème qui pouvait se poser, c’était de savoir si elle allait bien vouloir faire des sacrifices. Mais quand elle a commencé à faire tous ces trajets, j’ai compris. »

Nafi ne veut ainsi manquer ses entraînements sous aucun prétexte. Elle s’amuse et progresse, quitte à ne pas aller au cinéma avec ses copines, quitte à s’entraîner sous une pluie glaçante. Paradoxalement, elle l’avoue d’elle-même, elle n’a « jamais pensé à faire une carrière professionnelle, ça n’a jamais vraiment été l’objectif. Je voulais m’amuser, même si on a toujours envie de performer. Je cherchais juste à m’entraîner sérieusement, à progresser. »

Pour Elsa, qui dit gentiment la « détester » parce qu’elle lui a piqué ses records de triple saut au club, Nafi est simplement quelqu’un qui a les pieds sur terre. « C’est une fille super simple. Elle a toujours été consciente qu’on ne vit pas vraiment d’une carrière d’heptathlète. Quand on fait de l’heptathlon, c’est impossible d’en vivre, ce n’est pas comme au foot et personne n’est Usain Bolt. »

Ibrahima abonde :  » Elle a toujours été assez discrète sur sa carrière, ce n’est pas elle qui va venir en discuter. Elle ne se doutait pas elle-même de ce qu’elle pouvait réaliser. » Une personnalité qui se vérifie aujourd’hui, tant sa médaille olympique ne semble avoir eu aucun effet sur son comportement, si ce n’est d’en être presque gênée.

Le déclic arrive finalement à Lille pour Thiam. A tout juste 17 ans, elle termine au pied du podium de l’heptathlon des Championnats du monde de la jeunesse de 2011. S’il s’agit de son « plus beau souvenir » avec celui des Jeux Olympiques de la jeunesse en Turquie qui ont lieu dans la foulée, c’est à ce moment-là qu’elle se décide définitivement à faire carrière dans l’athlétisme.

« Elle y a vraiment pris le goût de la compétition », explique sa mère. « Elle était traitée comme une pro, il y avait les hymnes nationaux, un grand stade, toute une organisation qui fait les grands meetings. Alors qu’avant d’y aller, elle était déçue que des championnats du monde se passent à Lille, elle voulait un ticket pour s’envoler un peu plus loin… « 

Même son de cloche chez Ibrahima : « C’était la première fois qu’on se déplaçait en famille pour la voir dans une compétition de cette envergure. C’est aussi là que je me suis dit qu’elle était partie pour faire carrière parce qu’il y avait un monsieur américain qui était venu la voir pour lui proposer une bourse d’études. Directement, moi, j’ai ramené ça aux films, je trouvais ça complètement fou. »

Du kidibul comme récompense

Nafissatou Thiam, porte-drapeau lors de la cérémonie de clôture.
Nafissatou Thiam, porte-drapeau lors de la cérémonie de clôture.© AFP

Sa soeur vient malgré tout de louper son épreuve à la longueur. Mais elle ne se démonte pas et s’arrache pour finir juste derrière Marjolein Lindemans, qui l’a toujours surclassée dans les catégories d’âge. Thiam garde cependant la tête froide. « J’ai toujours été quelqu’un qui pensait à court terme », affirme-t-elle entre deux gorgées de soda.

 » Et même si j’ai fait quatrième, ça ne voulait rien dire. Ce n’est pas parce que l’on fait des bonnes performances en jeunes qu’on va forcément réussir derrière, ni parce qu’on me comparait à Carolina Klüft que j’allais faire la même carrière. »

Et pourtant, elle subit de nouveau la comparaison en 2013, lorsqu’elle bat le record du monde junior de pentathlon à Gand, détenu depuis onze ans par la Suédoise. Un record qui n’est finalement pas homologué suite à un imbroglio administratif (voir encadré).

L’erreur n’empêche pas Nafi et sa troupe du RFCL de fêter dignement l’exploit. Avec modération bien sûr. « Quand elle a battu le record du monde à Gand, on était tous le cul par terre, on n’en revenait pas », rit encore sa pote Elsa. « Ce n’est pas quelqu’un qui boit, mais je lui ai offert sa première bouteille de Kidibul pour l’occasion. Elle a beaucoup apprécié. Depuis, dès qu’elle fait une médaille ou qu’elle bat un record, elle a droit à sa bouteille. Quand elle est revenue de Rio, elle en a donc eu six (six records personnels, dont un mondial à la hauteur, ndlr). » Le rituel montre aussi à quel point son groupe d’amis, qui est également celui avec lequel elle s’entraîne, peut se souder autour d’elle.

Si elle peut encore progresser selon coach Roger, Nafissatou Thiam a peut-être même grandi trop vite, elle qui a connu quelques problèmes de dos suite à sa croissance rapide et qui a décroché l’or olympique à seulement 21 ans. Un succès auquel son entraîneur est loin d’être étranger, étant très à l’écoute du corps de sa disciple. Elsa : « Dès qu’elle a su maîtriser son corps, on ne pouvait plus l’arrêter. Mais de là à l’imaginer médaille d’or… ça ne nous avait jamais traversé l’esprit. On pensait qu’elle irait d’abord chercher de l’expérience à Rio. »

Plus qu’un sacre, Nafi semble être partie chercher de la sérénité au Brésil. Les larmes du podium ont été remplacées par un grand sourire. Idem pour son petit frère. « Elle m’a rendu très fier. Quand elle a eu sa blessure au coude, ça a été très difficile pour elle », souffle-t-il. « Je n’avais pas de doutes sur le fait qu’elle aille aux Jeux mais je ne m’attendais vraiment pas à ce qu’elle gagne. » Surtout quand, avant son entrée en lice, elle se demandait elle-même si elle pouvait aller au bout, avec Tokyo 2020 dans un coin de sa tête.

Nafi continue finalement de bluffer tout son monde, impressionnante de caractère et de maturité. Avant d’obtenir un repos bien mérité, elle effectue son retour sur les pistes pour le Mémorial Van Damme, qui débute ce vendredi. Sans trop de pression.  » Il y a toujours des périodes où on a l’impression de faire des efforts pour rien « , dit-elle sans états d’âme.

 » Et je sais que ça ira moins bien à un moment donné. J’ai déjà réalisé des performances pas si mauvaises, assez normales même, et les gens me sont tombés dessus. Je sais ce qui m’attend.  » Probablement un week-end, puis des vacances pétillantes…

Gâchis gantois

Nafissatou Thiam vient de frapper son premier gros coup. Après cinq épreuves, dont quatre records personnels et surtout un record du monde junior de pentathlon aux championnats de Belgique indoor à Gand, avec 4558 points au compteur. La Namuroise n’a pas encore 19 ans qu’elle met déjà 23 unités dans la musette de la légende suédoise Carolina Klüft, détentrice du record depuis 2002. Thiam pose tout sourire devant le panneau  » World Record  » et ne s’attend sûrement pas à ce qu’on vienne lui gâcher son moment de gloire.

Et pourtant, en cas de record du monde, la fédération internationale d’athlétisme (IAAF) exige qu’un contrôle antidopage ait lieu sur place, le jour même. Mais il y a un hic : le médecin présent à Gand ce jour-là est parti avant la performance de l’heptathlonienne. La famille Thiam est autorisée à partir et le directeur sportif de la Ligue francophone (LBFA), Christian Maigret, explique par la suite qu’il a fait son nécessaire pour contacter quelqu’un, en vain. Lorsqu’une épreuve a lieu en Flandre, le contrôle doit être effectué par un médecin agréé par la Communauté flamande. Même chose en Wallonie avec la Communauté française. Pas de record donc, ni pour Thiam, ni pour la Belgique. Le test de Nafi, qui a lieu le lendemain, s’avère bel et bien négatif.

 » C’était un moment difficile pour elle, aussi bien moralement qu’émotionnellement « , regrette son frère cadet Ibrahima.  » Mais elle a su vite surmonter ça. Elle a continué ses efforts, bien qu’elle avait cette erreur en travers de la gorge.  » Sa mère Danièle converge :  » Il y a eu des erreurs impardonnables que personne n’a jamais endossées. On nous a simplement dit que l’on pouvait rentrer chez nous. Si on avait su, on serait restés. Mais puisqu’on ne l’a su que plusieurs jours après, ce jour-là était une fête, c’était grandiose. Depuis, on est passé à autre chose, et je pense que cet épisode a été comme un déclic pour Nafi. « 

Par Nicolas Taiana

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