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Shamar Nicholson raconte son parcours: « J’ai dû faire un choix: footballeur ou gangster »

Shamar Nicholson a grandi dans les mêmes rues que Bob Marley et il a préféré le football à l’incertitude d’une vie de gangster. À 24 ans, l’attaquant de Charleroi mise sur un gros transfert afin de sortir toute sa famille de la pauvreté.

À Trench Town, une banlieue de Kingston, la capitale de la Jamaïque, les adolescents et les jeunes hommes ont le choix entre être musiciens, prendre les armes et faire partie d’une des bandes sanguinaires qui voient le jour ça et là ou devenir sportifs de haut niveau. Shamar Nicholson a choisi cette dernière option. Au départ, ce n’était pourtant pas de gaieté de coeur. « Jouer au football et être gangster, ça ne va pas ensemble », dit-il. « J’ai dû faire un choix. Pourtant, après la mort de mon père, j’ai été impliqué dans de sales affaires. Je suis devenu un gangster. Ma famille m’a remis sur le droit chemin. »

À partir de la fin des années 50, Trench Town est devenu l’épicentre de genres musicaux comme le ska, le reggae ou le rocksteady. Mais pas grand-chose n’y a changé depuis qu’en 2017, Nicholson a quitté sa ville pour Domzale, en Slovénie. La vie y est toujours rythmée par le bruit des M16 et des kalachnikovs, ainsi que par les hordes de touristes blancs qui veulent visiter la maison de Bob Marley. « Il vivait sur 1 st street et j’habitais sur 2nd street », dit Nicholson. « Les gens viennent de partout pour découvrir ses racines et tenter de comprendre l’âme du quartier. Bob Marley a placé Trench Town sur la carte du monde. Quand on parle de lui, on dit du bien du quartier. Car même en Jamaïque, les gens sont convaincus qu’il n’y a rien de bon à Trench Town. Mais Bob Marley est la preuve qu’il y a aussi des gens bien. Il inspire les adultes de ma communauté et donne aux enfants la sensation qu’ils peuvent réussir leur vie. »

On doit croire en la qualification de la Jamaïque pour la Coupe du monde au Qatar.

Shamar Nicholson

Bob Marley est donc, de loin, la plus grande personnalité de Jamaïque. À moins que ce ne soit Usain Bolt?

SHAMAR NICHOLSON: ( Il souffle) Pour moi, Bob Marley a quelques longueurs d’avance sur Usain Bolt. Tout le monde connaît Bolt, mais à l’étranger, j’ai compris que Bob Marley était un personnage culte. Ses textes ont enthousiasmé des générations d’amateurs de musique dans le monde. Bob Marley, c’est la Jamaïque. Et inversement. C’est le visage de la Jamaïque. Je ne connais aucun Jamaïcain qui n’aime pas Bob Marley.

« Je sais ce que c’est de jouer pendant deux ans avec des godasses usées »

Comment est la vie d’un enfant dans un quartier comme Trench Town, où il n’y a pas assez de logements, pas assez d’eau, pas assez de nourriture et où l’éducation est défaillante?

NICHOLSON: C’est un ghetto. C’est tout sauf un quartier pour les enfants. Ceux-ci ont accès aux armes et peuvent être facilement recrutés par des bandes, car il n’y a pas d’activité qui leur permettent de s’exprimer. Un enfant qui se débrouille bien à l’école et tente de rester sur le droit chemin n’est pas bien considéré. Les parents ne veulent pas d’un intellectuel dans la famille.

Dans un rapport récent, on apprend que Kingston est l’épicentre de la violence causée par des bandes en Jamaïque. Tu comprends pourquoi autant de jeunes intègrent ces bandes?

NICHOLSON: La frustration et la pauvreté sont des éléments qui leur font penser que dans la vie, mieux vaut être un gangster. À Kingston, être un gangster, ce n’est pas seulement gagner de l’argent. C’est une question de prestige. C’est ça le noeud du problème. Les familles des membres de bandes sont protégées et les gangsters sont bien plus respectés que ceux qui ont un travail normal. La vengeance est également un sentiment profondément ancré dans notre société. Un jeune dont le père a été tué par une bande va grandir en se disant qu’il doit se venger et sa famille ne le lui déconseillera pas. La haine entre certaines bandes remonte à bien avant ma naissance, mais personne ne sait comment arrêter la spirale.

Le racisme joue-t-il un rôle? Que ce soit à l’État ou dans le secteur privé, les blancs ont généralement un meilleur job. Les Jamaïcains noirs se trouvent tout en bas de l’échelle.

NICHOLSON: Selon moi, ce n’est pas une question de couleur de peau, mais de richesse ou de pauvreté. Les riches ont plus de privilèges et sont mieux considérés que les pauvres. Quand je me rends à la banque, je dois attendre mon tour avant d’être servi. Les riches appellent quelqu’un qu’ils connaissent et passent avant tout le monde. La police fait du favoritisme aussi. Les gens du ghetto sont jugé sur leur look et catalogués comme des criminels.

Es-tu devenu un exemple pour les jeunes de Trench Town?

NICHOLSON: ( Il approuve) Les joueurs les plus talentueux de Kingston viennent de Trench Town. Je veux les aider à poursuivre leurs rêves, ne serait-ce qu’en leur offrant quelques paires de chaussures. Je sais ce que c’est de jouer pendant deux ans avec des godasses usées. Je peux faire la différence et c’est pourquoi je veux lancer une fondation. Les adolescents ont besoin de quelqu’un qui croit en eux.

« Tu cours vite? »

La Jamaïque est une petite île. As-tu l’impression que tes compatriotes s’y sentent à l’étroit?

NICHOLSON: Il y a effectivement des gens des ghettos qui veulent échapper à la violence quotidienne. Beaucoup de jeunes voient les États-Unis comme l’opportunité d’entamer une nouvelle vie. Mais il y a autant de Jamaïcains qui veulent réussir dans leur pays.

Tu as choisi le football comme échappatoire, alors que le cricket ou l’athlétisme auraient pu te rendre plus célèbre.

NICHOLSON: Petit, j’ai été confronté à deux choses: les gangsters et le football. Je n’y connaissais rien en athlétisme. Quand je suis arrivé en Belgique, la première question qu’on m’a posée, c’est: « Tu cours vite? » Les Jamaïcains sont associés au sprint. Usain Bolt et Asafa Powell y sont pour beaucoup. L’athlétisme est très bien considéré en Jamaïque. À cause de ça, chaque année, de nombreux bons joueurs quittent le football pour l’athlétisme. Mon ami Jaheel Hyde aurait pu faire une carrière de footballeur, mais il a opté pour l’athlétisme. Et aujourd’hui, c’est une véritable star en Jamaïque.

Tu as été invité à passer un test à Philadelphia Union. Pourquoi cela n’a-t-il rien donné?

NICHOLSON: L’invitation disait clairement que je m’entraînerais avec le noyau A, mais on m’a envoyé avec les U19. Lorsque mon agent a demandé pourquoi, ils ont trouvé des excuses. C’est moi qui aurais soi-disant demandé à m’entraîner avec les U19. Ils ne me trouvaient pas exceptionnel et voulaient me laisser le temps de m’adapter. Il y a quelques années, lorsque j’ai joué contre les États-Unis avec la Jamaïque, mon agent a été contacté par le directeur technique de Philadelphia Union qui s’était foutu de notre tête. Et cet homme a admis qu’il avait commis une erreur.

Comment as-tu réussi à quitter ton club, Boys’ Town? Il n’est pas évident de se faire repérer par des recruteurs européens quand on joue en Jamaïque.

NICHOLSON: J’ai été repéré à l’occasion d’un match de l’équipe nationale. Un agent m’a contacté pour me proposer Domzale, en Slovénie. Pour moi, c’était hors de question. Je connaissais des clubs allemands, français, italiens et même belges, mais je n’avais jamais entendu parler de la Slovénie. J’en ai parlé avec des membres de ma famille et leur discours tenaient la route. Ils m’ont dit que j’avais toujours rêvé de jouer en Europe et que si je travaillais dur, je pouvais réussir partout. Je me posais beaucoup de questions, mais j’ai commencé à reconsidérer mon point de vue. Lorsque j’ai inscrit mon premier but pour le compte de Domzale, j’étais soulagé: je savais que c’était le début d’une belle histoire.

Shamar Nicholson:
Shamar Nicholson: « En Jamaïque, un très bon joueur peut gagner maximum 700 euros par mois. Quand on m’a dit ce que je pouvais gagner en Slovénie, je n’ai pas hésité. »© getty

Je suppose que l’argent t’a également motivé à accepter la proposition de Domzale?

NICHOLSON: En Jamaïque, un très bon joueur peut gagner maximum 700 euros par mois. La plupart doivent se contenter de 200 euros et je jouais gratuitement. Quand on m’a dit ce que je pouvais gagner en Slovénie, je n’ai plus hésité à quitter la Jamaïque. Maintenant, c’est moi qui fais vivre ma famille. Je serais prêt à jouer gratuitement, mais je me dois de sortir ma famille de la pauvreté.

Pour cela, il te faut un gros transfert?

NICHOLSON: Avec mon salaire actuel, je peux déjà les aider. Mais j’ai une grande famille. Avec ma grand-mère, mes grands-tantes, mes cousins, mes oncles, etc., on est plus d’une vingtaine. Et je pense que je peux aider tout le monde. Un jour, je veux les sortir de Trench Town et les loger dans une villa d’un beau quartier de Kingston. Lorsque j’étais plus jeune, j’ai passé plusieurs nuits dans un appartement de la fédération jamaïcaine à Norbrook, un quartier chic. On n’entendait aucun bruit: pas de musique, pas d’armes… C’était si calme que je n’arrivais pas à m’endormir (Il rit). Et au réveil, j’entendais les oiseaux chanter. Ce souvenir m’aide à tout donner pour réussir dans le monde du football. »

La mort de mon père m’a ouvert les yeux sur la réalité de la vie. »

Shamar Nicholson

Je veux devenir le meilleur buteur de l’histoire de la Jamaïque »

L’été prochain, tu devrais participer à la Gold Cup avec la Jamaïque. Mais le véritable objectif, c’est la qualification pour la Coupe du monde au Qatar. La dernière participation de la Jamaïque remonte à 1998, en France.

NICHOLSON: On doit croire en la qualification. On fait partie du top 50 au classement FIFA ( 47e, ndlr), ce qui fait de nous le troisième pays le mieux classé de la zone CONCACAF. C’est donc un bon présage, même s’il est toujours difficile de laisser de grands pays comme les États-Unis, le Mexique, le Honduras ou le Costa Rica derrière nous.

Tu as déjà inscrit deux buts en Gold Cup, dont un en demi-finale de l’édition 2019, face aux États-Unis. Au total, ton compteur affiche sept buts pour les Reggae Boyz. Penses-tu pouvoir approcher le record de Luton Shelton (35 buts)?

NICHOLSON: Depuis que je joue en équipe nationale, je me suis fixé pour but de devenir le meilleur buteur de l’histoire. Est-ce réaliste? Certainement! Mais Luton Shelton est une légende, tout comme Theodore Withmore, Ricardo Gardner et Onandi Lowe. Leon Bailey est très populaire également. Ils sont nés et ont grandi en Jamaïque. C’est pourquoi Leon Bailey est plus apprécié que Wes Morgan, par exemple.

Près de la moitié des joueurs de l’équipe nationale sont nés en Grande-Bretagne. Ça laisse moins de place aux joueurs nés en Jamaïque?

NICHOLSON: La différence de culture entre les deux groupes n’est pas si grande. Le courant passe bien. Une fois qu’ils ont goûté à l’équipe nationale, ils veulent y revenir. They love it. Mais il faut un équilibre entre les joueurs nés en Jamaïque et ceux qui sont nés aux États-Unis ou en Grande-Bretagne. Les joueurs formés en Europe ont un avantage, car ils ont plus de possibilités d’évoluer. Mais il ne faut pas oublier de donner une vitrine internationale aux joueurs nés en Jamaïque, car il y a beaucoup de talent.

« Sans ma famille, je serais sans doute devenu un criminel »

Tu dédies chacun de tes buts à ton père, Wayne Nicholson, assassiné en 2015. Comment as-tu vécu ce drame?

NICHOLSON: La mort de mon père m’a ouvert les yeux sur la réalité de la vie. Nous étions très proches. C’était l’homme le plus important de ma vie. Dans notre communauté, il passait pour un homme qui avait bon coeur, même si tout le monde ne l’aimait pas. Disons qu’il n’était pas parfait (long silence). Mon père était un gangster, mais la plupart des gens ne le savaient pas. Il faisait son boulot discrètement. Je ne l’ai jamais vu avec une arme, par exemple.

Tu te souviens du jour de sa mort?

NICHOLSON: De chaque heure. Le 25 décembre, en Jamaïque, les jeunes se mettent sur leur 31 pour sortir. Le 23, très tôt, je suis allé acheter des nouveaux vêtements avec mon frère et ma soeur. L’après-midi, je suis allé voir un match des Boys’ Town avec mes potes. Après le coup d’envoi, j’ai vu mon père entrer dans le stade, mais quand je l’ai cherché du regard avant le coup de sifflet final, je ne l’ai plus vu. Un peu plus tard, j’ai entendu des coups de feu et j’ai senti que quelque chose n’allait pas. En principe, quand on entend des coups de feu, on s’enfuit, mais dans mon quartier, c’est le contraire: on va dans la direction du bruit afin de voir ce qu’il se passe. Quand je suis arrivé, j’ai vu un homme à terre. J’ai regardé ses chaussures et j’ai compris que c’était mon père.

Quelle a été ta première réaction? Prévenir ta mère?

NICHOLSON: Quand je suis arrivé à la maison, ma mère était déjà au courant. Dans une petite communauté comme Trench Town, la mort de quelqu’un s’apprend vite. Les gens savaient qui avait fait ça. Tout le monde le savait… Cette situation m’a valu quelques nuits blanches.

Tu aurais donc pu facilement te venger?

NICHOLSON: Oui. Mais quand j’y repense, je sais que j’ai pris la bonne décision. Si j’avais fait ça, je serais déjà mort depuis longtemps. Ou en train de purger une longue peine de prison. J’ai réussi à relativiser la mort de mon père. Je me suis senti mal pendant des années et j’ai eu envie de me venger, mais j’ai compris que je devais agir correctement. Sans l’aide de ma famille, je serais sans doute devenu un criminel.

Shamar Nicholson en plein retourné acrobatique:
Shamar Nicholson en plein retourné acrobatique: « J’ai une grande famille. Je veux les sortir de Trench Town et les loger dans un beau quartier de Kingston. »© BELGAIMAGE

Rasta Rockett

En 1988, Dudley Stokes, Devon Harris, Michael White et Freddy Powell sont entrés dans l’histoire en participant aux Jeux Olympiques de Calgary avec l’équipe jamaïcaine de bobsleigh. L’aventure de ce quatuor a fait le tour du monde et en 1993, Walt Disney en a fait un film, « Rasta Rockett », qui a rapporté 154 millions d’euros. Nicholson avait quatre ans. « J’ai vu ce film à deux reprises. La dernière fois, c’était en 2010. Partout où je vais, on m’en parle, surtout en Europe. Si j’en crois les commentaires, c’est un film formidable. J’ai croisé des gens capables de répéter toute une scène. Cette fameuse réplique: Sanka you dead man. Yeah man ( Il rit). Le patois des acteurs ne correspond pas à la réalité, mais c’est de l’humour. »

En Jamaïque, cette comédie qui passe pour un des plus grands films de sport de l’histoire a généralement été bien reçue. « On n’a pas l’impression qu’on se moque de nous, mais on ne trouve rien de spécial à ce film non plus. It’s not a big deal. C’est peut-être dans notre nature: on a des difficultés à apprécier les choses positives. D’ailleurs, ces quatre membres de l’équipe de bobsleigh ne sont pas des héros. Je serais incapable de les reconnaître et je ne connais personne qui les connaisse. Si je les croisais, je ne les inviterais pas chez moi. »

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