Olivier El Khoury

Premier à dix

Olivier El Khoury Ecrivain, supporter et fidèle milieu de terrain en P4.

Découvrez la chronique d’Olivier El Khoury, écrivain, supporter et fidèle milieu de terrain en P4.

Je devais être en préminimes. On jouait sur la largeur du terrain en tout cas, et on rentrait au jeu et en sortait autant de fois que le coach le décidait. À un moment, je me suis retrouvé avec Gabriel sur le bord du terrain. Il avait commencé le foot quelques jours plus tôt, donc on pouvait pas vraiment lui reprocher de jouer comme une clinche. Par contre, il avait vraiment peur de la balle, il courait toujours vers là où elle avait le moins de risque d’arriver, il tournait la tête quand elle s’approchait. Y a pas de mal. Gabriel était juste pas fait pour le foot. Et je l’ai compris quand on a partagé ces minutes sur le banc de touche. On devait en être à un partout, ça faisait déjà un petit temps que le match avait débuté, il faisait dégueulasse et caillant, et on voyait que Gabriel avait pas signé pour ça, avec sa morve au nez, son cycliste trop large et ses bras recroquevillés à l’intérieur de son maillot. Il en avait doucement marre, il m’a dit: « Ça va jamais se terminer, ce match, personne va jamais arriver à dix ».

Au premier entraînement, on s’est dit que ça nous avait manqué. Pas que le ballon, mais nous tous, on s’était manqués ».

Ça faisait un moment que je me sentais comme Gabriel au bord du terrain, à guetter depuis la fenêtre de mon appartement la réouverture des cafés, à me faire chier sur la touche, sans trop comprendre les règles, au point de croire que le monde resterait fermé tant que personne atteindrait les dix buts.

Il a fallu lui expliquer à Gabriel que non, c’était pas la cour de récré ici, on joue une heure et on voit qui a le plus de buts au compteur à la fin. Il a eu l’air de pas y croire. Puis le coach lui a dit: « Allez Gabi, à ton tour! » Et il est monté au jeu, mais avec une boule au ventre et il s’est remis à fuir le ballon ou à détourner les yeux en attendant que l’arbitre siffle la fin du match ou qu’une équipe arrive à dix, il savait plus trop. Puis le match s’est terminé, c’était l’heure de la douche et Gabriel était le premier sous l’eau chaude.

La semaine passée, je suis sorti de chez moi et j’ai vu du monde dans les rues et ça m’a fait du bien. Rien que de les voir. Les gens discutaient autour d’une bière et ça m’a redonné de l’espoir enrobé tout de même d’une couche d’irréalité. Un peu comme si on m’annonçait que cette période de merde était bientôt finie, moi qui commençais à croire que c’était une question d’éternité.

On a eu notre premier entraînement depuis des mois et ça s’est passé comme prévu. Le quart de l’équipe avait pas changé d’un pouce, un autre quart était plus fit qu’avant et la moitié allait mettre une saison entière à retrouver son poids de forme. Le plus impressionnant, c’était Keke, radieux, sa panse à bière avait disparu, il avait plus le visage soufflé. Il m’a dit avec son sourire éternel: « Bah c’est normal, je vous vois moins, donc je bois moins. Tous les dimanches, c’était bien 25 bières que je m’envoyais, tu sais ce que c’est ». J’ai dit: « Oui, oui », mais non, je savais pas. Coco s’est blessé à l’échauffement et Mich sur un tacle de Strag. On a bu quelques coups, Keke plus que les autres, on a discuté, on a rigolé, on a vu le jour disparaître derrière la clairière en repensant à la sensation agréable de la sueur sous la chasuble, des muscles qui crissent sous l’effort, du cuir contre le plat de nos pieds. On s’est dit que ça nous avait manqué. Pas que le ballon, mais nous tous, on s’était manqués.

J’ai recroisé Gabriel en terrasse cette semaine. Il a pas changé. On a discuté un peu. Je lui ai demandé s’il jouait encore au foot. Et non, y a pas de belle histoire où il me raconte qu’il joue à Seraing ou en D2 anglaise, ou qu’il a fait carrière dans le sport, non. Il se souvenait à peine avoir joué au foot. Il m’a juste dit: « C’est cool les terrasses, hein? » J’ai levé ma bière pression, l’ai portée à mes lèvres et je lui ai dit: « C’est cool la vie, ouais ».

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