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Plongée au coeur de Neerpede, la fabrique de talents d’Anderlecht

Sa qualification pour les play-offs 1, Anderlecht la doit en partie à ses jeunes. Mais qui sont ceux qui, en coulisses, ont poli ces diamants? Et comment parviennent-ils à fournir chaque année des joueurs prêts pour la Jupiler Pro League?

Il y a longtemps que les habitants de Neerpede ne s’étonnent plus de voir défiler devant leurs portes des dizaines de parents qui, chaque jour, déposent leurs enfants sur les deux sites d’entraînement d’Anderlecht. Dans le dernier territoire rural de la Région Bruxelloise, où l’on trouve encore de l’horticulture, des vergers et des terres de culture, le calme ne revient que lorsque la ligne de production de l’usine de talents d’Anderlecht s’arrête. On n’y voit pas un nuage de fumée et pourtant, cela fait près de deux décennies que Neerpede tourne à plein régime. Ces dernières années, le centre de formation a régulièrement fourni des produits pas forcément toujours finis, mais destinés au marché national et aussi à l’exportation vers l’Angleterre, la France, l’Italie, l’Allemagne ou l’Espagne. Et il n’est pas rare de voir un produit made in Neerpede atterrir, après quelques détours, sur des marchés en expansion comme la Slovaquie.

Notre politique est basée sur une autonomie contrôlée de nos entraîneurs. À Neerpede, il n’y a pas de place pour les loups solitaires. »

Frédéric Delooz, Academy Manager

Selon l’Observatoire du football du Centre International d’Étude du Sport (CIES), on trouve dans 31 championnats européens 42 joueurs qui, entre l’âge de quinze et 21 ans, ont été formés pendant trois ans au moins à Anderlecht. Douze d’entre eux jouent actuellement dans les championnats du Big Five. Depuis la saison 2017-2018, quatre joueurs par an sont arrivés dans le noyau A du Sporting. 15% sont devenus footballeurs professionnels. Comparativement aux autres clubs européens, c’est énorme. Mais que sont devenus les 85 autres pourcents? « À Anderlecht, on n’arrête pas l’école à seize ans », dit Jan Verlinden, membre de la cellule pédagogique et accompagnateur des jeunes dans la dernière phase de leur évolution. « Nous tentons de trouver des solutions sur mesure en fonction de leurs possibilités scolaires et de leurs centres d’intérêt. »

Verlinden doit confronter ces garçons à la dure réalité. Demandez à 200 jeunes joueurs d’Anderlecht réunis dans une salle qui va réussir et ils lèveront tous la main. En réalité, seuls vingt à trente d’entre eux deviendront professionnels, mais tous pensent qu’ils feront partie du lot. Avec le projet Purple Talents, les Bruxellois veulent se différencier des autres clubs et préparer leurs joueurs à se retrouver sur le marché du travail classique également. 90% des jeunes du projet Purple Talents décrochent un diplôme de l’enseignement secondaire et le club encourage les plus doués à poursuivre des études supérieures. Comme par exemple Bjorn Schoukens, qui a joué jusqu’en U21, mais était trop court pour la D1A. Le défenseur évolue aujourd’hui à Wolvertem-Merchtem (D3 Amateurs), mais il est aussi ingénieur civil. Anderlecht veut participer à des réussites de ce genre. « Quand un joueur ne décroche pas son diplôme d’études secondaires, je prends ça comme un échec personnel », dit Verlinden. « Mais on ne peut pas aider ceux qui ne veulent pas être aidés… »

AUTONOMIE CONTRÔLÉE

Il y a des années, Romelu Lukaku et Youri Tielemans figuraient parmi les rares joueurs d’Anderlecht à bénéficier du projet Purple Talents et à s’entraîner en journée tout en suivant les cours dans une des écoles partenaires du club. Aujourd’hui, le Sporting compte environ 80 joueurs d’élite qui suivent le même parcours que les deux Diables rouges et sont supervisés par Verlinden. L’ex-joueur du FC Malines et de Twente joue un rôle-clé au sein de la cellule pédagogique et fait aussi partie du staff U21. Il s’intéresse à la vie privée des jeunes et est leur première bouée de secours. Il assure le lien entre les joueurs, les parents, l’école, les entraîneurs et, éventuellement, les agents. « Mes collègues et moi savons quels cours un joueur doit suivre, qui est malade, qui doit s’entraîner et même qui n’a pas fait ses devoirs. Nous devons trouver leur équilibre dans le triangle football-famille-école. Ils débarquent dans un vestiaire rempli d’adultes où on parle souvent d’autre chose que de football. D’argent et de femmes, notamment. Je n’irai pas jusqu’à dire que je valide leurs choix en matière de petites copines, mais je suis au courant de ce qu’il se passe. Savez-vous pourquoi nous ne mettons pas nos joueurs dans des écoles de sport de haut niveau? Pour qu’ils côtoient des garçons et des filles comme les autres. À l’université, ils rencontreront peut-être leur future femme, celle qui partage les mêmes centres d’intérêts qu’eux. Mieux vaut rencontrer des filles dans ce contexte que sur les réseaux sociaux ou au Carré (Il rit). »

Si Verlinden s’occupe des aspects mental et physique des jeunes talents, l’Academy Manager, Frédéric Delooz, veille à leur donner l’ADN d’Anderlecht. On lui demande de coucher la vision de la formation sur des supports qu’il ajoutera à la bibliothèque digitale reprenant tout le matériel didactique. Il est, dans un certain sens, le garant de la pensée mauve, basée sur le passé, le présent et l’avenir. Cette philosophie accompagne les jeunes joueurs de leurs premiers pas à Anderlecht aux portes de l’équipe première. À Anderlecht, on ne forme pas des joueurs pour demain, mais pour dans cinq à dix ans. « Nous devons tenter d’être des visionnaires, de prédire quel sera le football de demain », dit Delooz, responsable des jeunes jusqu’aux U13. « Ces prévisions doivent nous permettre d’apporter du changement à notre formation et de mettre les protocoles des formateurs à jour. Notre politique est basée sur une autonomie contrôlée de nos entraîneurs. À Neerpede, il n’y a pas de place pour les loups solitaires. Un coach doit avoir suffisamment de liberté pour composer ses entraînements, mesurer, analyser, faire des rapports et stocker ses données. Nous ne voulons pas brider leur créativité et leur compétence, mais nous devons pouvoir les contrôler à tout moment. C’est une façon de vérifier que ce qu’il se passe sur le terrain cadre bien avec ce que nous cherchons. »

NOUVEAU LUKAKU

Afin de former de bons jeunes selon la philosophie anderlechtoise, il est absolument nécessaire de respecter certains modèles de jeu. La norme, c’est un football attractif, dominant et offensif. Des principes de jeu inculqués dès les U8 grâce à six mots-clés: catch, keep, progress, create, finish et win, cette dernière variable étant soumise aux autres, car l’objectif final reste d’amener des joueurs dans le noyau A. Roel Clement, entraîneur des U16 et responsable sportif des Purple Talents, dit ne jamais avoir ressenti l’obligation d’être champion avec ses équipes. « Si plusieurs éléments de mon groupe sortent du lot, je préfère qu’on les fasse monter en U18 ou en U21 afin d’accélérer leur évolution que les garder avec moi pour jouer le titre. Être champion, c’est bien, mais trois semaines plus tard, plus personne n’en parle. »

Plongée au coeur de Neerpede, la fabrique de talents d'Anderlecht
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Clement en est à sa onzième saison à Anderlecht. Il est un de ces hommes qui, en coulisses, préparent les jeunes à l’équipe première. Son rôle est crucial, car il a sous ses ordres des joueurs à qui on attribue tout doucement un poste fixe et à qui on offre un premier contrat professionnel. Au sein de la formation des jeunes d’Anderlecht, il y a sans doute des jobs plus faciles que de maîtriser un groupe d’ados qui savent qu’ils jouent bien au football et qui sont influencés par des agents. En U16, on ne sait pas encore clairement qui jouera en équipe première, mais Clement ne leur fait pas croire qu’ils sont tous des futurs cracks d’Anderlecht. Plus le joueur évolue, plus la pyramide se rétrécit. « Si je compare avec mon club précédent, j’ai l’impression qu’on fait de meilleurs choix à la base », dit Clement. « Le Club Bruges, Genk, La Gantoise et le Standard viennent aussi faire du scouting à Bruxelles et il peut arriver qu’un bon joueur nous échappe – on ne peut pas tous les avoir mais l’affluence de Bruxellois jeunes et talentueux est si impressionnante que je ne me fais aucun souci. Je constate également que le pourcentage de déchet en cours de formation est très faible et que, par conséquent, il y a peu de nouveaux. Dans d’autres clubs, il arrive qu’au terme de la saison, on renvoie dix des quinze joueurs du noyau pour faire place à douze nouveaux. »

Cette saison, Anderlecht transférera maximum dix joueurs pour ses différentes équipes d’âge. Cela signifie aussi que peu partiront. Les décideurs ont compris qu’il ne serait pas correct de juger des joueurs sur base de quelques matches. Cette décision a également été prise parce qu’au Sporting, on pense que sur les quinze dernières années, il n’y a jamais eu autant de talent que maintenant. À la grosse louche, on estime à cinq le nombre de joueurs doués par levée. Dans certaines équipes, cela va même jusqu’à sept. « Nous ne pouvons rien garantir, mais nous croyons que certains d’entre eux ont tout pour devenir les nouveaux Tielemans ou Lukaku », dit Delooz.

VITRINE BRUXELLOISE

Comparativement à ce qu’il se faisait avant, Anderlecht n’a plus l’intention d’attirer de très bons jeunes étrangers à Bruxelles. Il arrivera encore parfois que le club transfère un Chancel Mbemba ou un Kristian Arnstad – les scouts de Peter Verbeke y travaillent – mais le Sporting veut surtout exploiter à fond la mine de talents qui existe à Bruxelles. En pleine crise existentielle, Anderlecht a compris que sa force, c’était sa situation géographique, au coeur d’une métropole de plus d’un million d’habitants. « Nous avons vingt recruteurs de talent. Un club comme l’Ajax en a 200, mais ce qu’il faut avant tout, c’est qu’ils soient efficaces », dit Kevin Vermeulen. Dans son rôle de Youth Project Manager d’Anderlecht, il doit avoir une vue aérienne sur le scouting, la cellule logistique et pédagogique, l’encadrement et l’internationalisation de la formation.

Le modèle de scouting des Bruxellois est basé sur le modèle de formation au sein duquel la technique, au sens large du terme, est déterminante. C’est pourquoi Anderlecht fournit des produits qui, en matière de taille et de morphologie, font plus penser à des coureurs de fond qu’à des sprinteurs. Killian Sardella, Marco Kana, Anouar Ait El Hadj, Albert Sambi Lokonga et Francis Amuzu sont des athlètes de haut niveau, mais ils correspondent au cliché qui veut que le RSCA sélectionne principalement sur la technique. Pour chaque Sebastiaan Bornauw, il y a, à Neerpede, deux joueurs avec le corps d’un Ait El Hadj ou d’un Rayane Bounida. Mais Vermeulen ne veut pas d’une procédure de sélection qui ne retienne que les plus grands et les plus costauds. « Nous ne nous intéressons pas à la taille de leurs parents. Nous avons eu des joueurs comme Roland Juhász et Hannu Tihinen, qui marquaient cinq ou six buts de la tête par saison sur phase arrêtée. Si nous parvenons à en former l’un ou l’autre, tant mieux. Mais notre temps est précieux et je ne veux pas en consacrer une partie à fabriquer des monstres sur le plan physique dès leur plus jeune âge. C’est pour la post-formation. L’équipe première, c’est un sprint de 400 mètres. Nous préparons un marathon, nous travaillons à long terme. »

LeanderDendoncker est la preuve que les scouts d’Anderlecht n’ont pas d’oeillères et que des joueurs peu spectaculaires peuvent aussi arriver au sommet de la pyramide. Le Flandrien est arrivé de Passendale à l’âge de treize ans, sans faire de bruit. Il n’était encore allé qu’une seule fois à Bruxelles, avec l’école, et ne connaissait que trois mots de français: oui, non et bonjour. À Roulers, son club précédent, le vestiaire n’était composé que de blancs. À Anderlecht, on dénombre 80 nationalités différentes et la plupart des joueurs sont issus de familles en situation précaire. Tant sur le plan sportif qu’extra-sportif, Dendoncker a beaucoup appris à Bruxelles.

Mais si des joueurs comme lui franchissent les étapes pas à pas, il y a aussi des gars comme Charly Musonda Junior, qui quittent le club prématurément et souffrent avant d’arriver sur la scène internationale. Les départs d’ Adnan Januzaj et de Roméo Lavia ont fait mal à Anderlecht, mais à chaque fois, le club a redressé la tête. « À mes débuts au club, j’étais malade à chaque fois que nous perdions un soi-disant futur grand joueur. Maintenant, je reste calme. Les quinze dernières années ont prouvé que ceux qui restent à Anderlecht ont davantage de chances de réussir. À part Januzaj, je dois vraiment réfléchir pour vous citer des noms de joueurs qui y sont arrivés après nous avoir quittés en cours de formation. L’histoire de Musonda est éloquente… Aujourd’hui, quand nous perdons un tel joueur, je lui souhaite bonne chance. Et je reste son plus grand supporter. Mais ces histoires me confortent dans l’idée que ce n’est pas un hasard si Anderlecht figure dans le top 10 européen en matière de formation. Sans quoi les clubs des plus grands pays ne viendraient pas faire leur shopping chez nous. »

Plongée au coeur de Neerpede, la fabrique de talents d'Anderlecht
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L’internationalisation provisoirement à l’arrêt

Quelques semaines après sa nomination au poste de directeur sportif, Michael Verschueren avait dévoilé sa stratégie au cours d’une conférence de presse à laquelle assistaient beaucoup de journalistes. Ses plans étaient ambitieux. Il voulait notamment faire valoir la RSCA Academy à l’étranger et avait pris des contacts aux États-Unis comme en Chine. « Nous considérons que la globalisation du football constitue une opportunité pour Anderlecht », disait Verschueren Jr lors de sa présentation officielle, le 28 novembre 2018.

Anderlecht débordait d’ambition, mais le seul accord conclu fut celui avec la fédération lituanienne, où Anderlecht fait figure de consultant. Le rôle du Sporting est d’aider les dix-sept meilleurs centres de formation du pays reconnus par la fédération à structurer leur méthode de travail. « La collaboration avec la Lituanie est un projet-pilote qui nous a beaucoup appris », dit Kevin Vermeulen. « Ces gens attendaient que nous leur amenions du contenu et cela nous a obligés à compiler dans un modèle digital des informations contenues dans plusieurs documents PowerPoint. »

La Lietuvos futbolo federacija (LFF) est actuellement le seul client d’Anderlecht. En partie à cause du coronavirus et des nombreux changements au sein de la direction, le projet concernant l’internationalisation de l’académie des jeunes est pratiquement à l’arrêt, mais rien n’est définitif. À court terme, les nouveaux dirigeants préfèrent toutefois mettre l’accent sur la rationalisation du fonctionnement autour du noyau A et déterminer des procédures internes. Sur le plan commercial, le club a d’autres priorités, mais ça ne signifie pas qu’on a fait une croix sur la renommée internationale d’Anderlecht. « Je constate ça et là qu’Anderlecht est encore très connu à l’étranger », dit Vermeulen. « Avant la crise du Covid-19, nous recevions chaque semaine des demandes du Qatar, d’Arabie Saoudite, de Chine, d’Afghanistan, etc. Tous voulaient venir voir comment nous formions nos jeunes. C’était vraiment fou. C’est d’ailleurs comme ça que nous avons eu l’idée de vendre notre savoir-faire. Aujourd’hui, nous sommes à un tournant: devons-nous poursuivre avec un véritable business model? Car il faut bien choisir les personnes qui vont s’occuper de ça et nous ne voulons pas que nos meilleurs entraîneurs soient à l’étranger cent jours par an, au détriment du fonctionnement en interne. »

Outre l’argent que cela peut rapporter et qui peut être réinvesti dans la formation, Anderlecht voit surtout l’opportunité de répandre les connaissances accumulées. En Belgique, le Sporting accepte de partager sa propriété intellectuelle avec deux types de clubs non concurrents: les partenaires interprovinciaux (Beersel-Drogenbos, Berchem Sport, KFC Turnhout, Heur-Tongres, Eendracht Mazenzele Opwijk, KSV Oudenaarde, Tempo Overijse, Racing Malines) et bruxellois. Mais Vermeulen espère qu’ils ne se contentent pas de copier-coller les entraînements. « Ils ne conviennent pas à leurs joueurs. À Neerpede, il y a des gamins de huit ans qui peuvent faire 800 jongles… Le savoir-faire que nous transmettons aux entraîneurs de nos partenaires doit surtout leur servir à améliorer leur propre formation des jeunes. »

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