Olivier El Khoury

Nous, les cafards

Olivier El Khoury Ecrivain, supporter et fidèle milieu de terrain en P4.

« Ce qui n’est pas humain, c’est de ne pas pouvoir pratiquer son sport favori en guise d’exutoire à un quotidien au rabais. »

On sait de moins en moins à quel moment s’y attendre, mais la neige finit toujours par tomber. Enfin, il paraît. Comme tout être humain digitalisé, j’ai vu les flocons envahir le paysage de mon iPhone avant celui qui s’étend derrière ma fenêtre. Des stories Instagram de nos campagnes enneigées, le bonhomme de neige affreux de mon petit neveu, mes potes les plus fumiers sur les pistes de ski suisses.

En vérité, à Bruxelles, je n’ai apprécié qu’une bouillie de pluie glaciale quand elle a pénétré mes baskets au moment de sortir les poubelles. Pas de crépitement de la poudreuse sous mes semelles, pas de bataille de boules ou de décor idyllique. Rien de très funky. Du coup, j’ai arrêté de me faire du mal, j’allais éteindre mon téléphone quand je suis tombé sur une déclaration de Theo Bongonda. Le joueur de Genk se plaignait d’avoir joué sur un terrain enneigé. Il disait: « On est des humains, c’est honteux de nous faire jouer sur des terrains pareils. »

Alors en temps normal, ses propos m’auraient fait marrer. J’aurais pensé « fieu, viens voir chez nous, en P4, sur quel genre de terrain on trébuche. » Et je parle pas du Brabant ou de la capitale, moi je suis du terroir namurois, où y a autant de chance de faire pousser des patates sur le terrain que des champignons dans les coins des douches.

Bah ouais, j’ai plus de place dans ma tête pour me souvenir de tous les genres de terrain que j’ai foulés: verglacés, enneigés, boueux, en pente de 5%, remplis de trous de taupe, bardés de sable, en cuvette, sans cahute, durs comme du béton, et j’en oublie. Chez nous, on s’étonne moins quand y a pas d’eau chaude dans les douches que quand on découvre de l’herbe ailleurs que sur les flancs.

Je me souviens d’une belle, à domicile. Mon pote Xa avait accroché le rouleau à l’attache-remorque de son break pour rouler le terrain juste avant le coup d’envoi. Comme il manquait de s’embourber, il a dit à trois de nos gars de le pousser, puis de monter dans le coffre pour faire contrepoids. Et on a parcouru le pré comme ça, à toute berzingue, coffre ouvert et nos pieds qui pendaient à l’arrière, Loïc qui grillait même sa clope en entonnant des chants du Standard, le rouleau qui bondissait sur les cratères. Polo, en gueulant depuis la buvette, nous menaçait de ne pas poster les vidéos, pas envie de finir dans une rubrique de la Tribune et de passer pour des kluuts. Alors, on s’est contentés de rouler en riant, pour faire de ce tas de merde notre billard à nous. Et c’était pas si mal. En tout cas, personne ne s’est plaint.

Ce qui n’est pas humain, c’est de ne pas pouvoir pratiquer son sport favori en guise d’exutoire à un quotidien au rabais.

Voilà ce à quoi j’aurais songé en temps normal. Sauf qu’en temps de pandémie, entendre quelqu’un se plaindre parce qu’il joue au foot, ça devrait faire grincer pas mal de dents. En tout cas, moi, ça me rappelle que les footballeurs ont perdu toute connexion avec le vrai monde. Theo ne veut pas jouer dans la neige quand nous n’avons pas le droit d’aller jouer dans la neige des Fagnes.

Pire, la question de l’humanité. « Ce n’est pas humain de jouer sur un terrain pareil », OK. Que suis-je alors toute la saison, dans ma boue de cailloux, sur mes champs détrempés? Un monstre? Un animal? Un robot? À mon avis, ce qui n’est pas humain, c’est de ne pas pouvoir pratiquer son sport favori en guise d’exutoire à un quotidien au rabais. Shooter dans un bout de cuir pour se défouler, se décharger.

Mes collègues, la Jupiler Pro League, ils s’en brossent le dos. Alors, quand je leur en parle, ils me demandent « déjà, pourquoi ils ont le droit de jouer, eux, et pas mon fils en surpoids et en décrochage social, rappelle moi un peu? »

Je crois qu’on appelle ça le privilège. Et je rage pas sur les privilégiés (on est tous le privilégié de quelqu’un), à condition qu’ils aient conscience des leurs. Ils sont payés pour jouer dans la neige et la boue, quand beaucoup paieraient pour retrouver le droit de le faire. Confiné, on subit beaucoup de choses inhumaines. Pratiquer du football au grand air, avec ses potes, sur une couche de neige, ça n’en fait pas partie, Theo. Parole d’humain claquemuré.

À la limite, pense-le, mais nous, on ne veut pas l’entendre. Parce que ce genre de propos, ça me rappelle qu’on ne vit pas dans le même monde, ou qu’il se divise en deux catégories: nous, les cancrelats, vous, les nouveaux rois.

On est une semaine plus tard, dix degrés de plus dans la couenne. Entre-temps, Bongonda rate un péno sur un billard et se fait éteindre contre Bruges. Tiens, Theo, et si on échangeait, juste un match? Toi, cafard enfermé, nous, princes des terrains?

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