© Inge Kinnet

Leekens confidentiel: « Je ne prends plus jamais de décision le 13 du mois »

Quelques mois avant d’annoncer sa retraite, Georges Leekens s’était confié comme rarement à Sport/Foot Magazine, racontant les tragédies qui ont émaillé sa vie. Morceaux choisis.

Tiré à quatre épingles, Georges Leekens pénètre dans l’hôtel-restaurant La Réserve à Knokke. Il serre quelques mains, à gauche et à droite, et regarde autour de lui avant d’entrer dans le bistrot. « Nous étions toujours ici avec l’équipe lorsque j’entraînais Bruges et l’équipe nationale. » Et il adresse un large sourire.

Leekens est de retour d’Iran depuis quelques mois. Il a mis fin prématurément à son contrat pour des raisons de sécurité. « C’est un très beau pays », commence-t-il. « On y trouve tout ce qu’il faut. Mais la pression des États-Unis est si grande… Allez, je ne vais pas m’immiscer dans ce débat. Mais je n’étais plus à ma place, là-bas » De quoi apporter de l’eau au moulin de ceux qui affirment que Leekens change de club comme de chemise: en 35 ans, il a déjà signé 26 contrats comme entraîneur. Celui-ci a donc été clôturé après six mois.

Le football lui manque-t-il ? « Pas encore. » C’est alors qu’il change de ton: « Mais nous sommes désormais en septembre, et les propositions commencent à affluer. Je pèserai alors le pour et le contre : est-ce le bon moment, le bon club, la bonne aventure? » Avant de reprendre le ton initial: « Mais non… pas pour l’instant. J’attends encore un peu. »

« Mon père était un homme extravagant qui aimait relever des défis. Sur ce plan-là, je lui ressemble. »

La bonne proposition ne vient en tout cas pas de Belgique. « J’ai déjà entraîné tous les clubs ici, et même deux ou trois fois pour certains d’entre eux. Mais il ne faut jamais dire jamais. » Sa femme sait, en tout cas, qu’elle se retrouvera probablement une nouvelle fois seule, dans quelques mois. « Ce n’est pas évident, je le sais. Il faut faire preuve de beaucoup de caractère, des deux côtés. J’admire ma femme, qui se sacrifie pour ma carrière. »

Leekens est un aventurier, il le reconnaît lui-même. Il est né à Meeuwen, dans le Limbourg. Il avait cinq ans lorsque son frère René et lui ont déménagé de Meeuwen à Houthalen, où ils ont surtout été élevés par leur mère. Car entre-temps, papa était devenu militaire. « Mon père était un homme extravagant qui aimait relever des défis. Sur ce plan-là, je lui ressemble: je suis aussi flamboyant, je pense. » Il sourit. « Mon père était un homme très social. Un homme sensible aussi, même s’il préférait cacher ses sentiments, un peu comme moi. Souvent, on cache ses sentiments en blaguant ou en riant. Les gens qui ont le sens de l’autodérision sont souvent les plus sensibles. Mon frère est plus sérieux, très bien éduqué, conscient de ses devoirs et un peu moins aventurier que moi. En tant qu’aîné, il se sentait très responsable, et comme mon père était parti pendant la semaine, il se substituait à lui auprès de la famille. »

« Mon frère était gardien de but et il ne manquait pas de talent. Pour tout avouer, il était plus talentueux que moi. »

Les deux garçons étaient souvent seuls et ils ont donc été placés, très tôt, devant leurs responsabilités. « Nos parents nous accordaient beaucoup de liberté, mais nous poussaient quand même dans une direction bien précise. On devait à tout prix obtenir un diplôme. C’était aussi notre volonté. On voulait absolument réussir à l’école. » Durant ses deux premières années à l’université, Leekens logeait avec son frère en kot à Louvain. Ils ont reçu l’ancienne voiture de leur père, qui en a acheté une nouvelle. « Une petite Coccinelle, une 1200, dont les roues sortaient lorsqu’on s’y entassait à sept. C’était interdit, déjà à l’époque, mais la tolérance était alors plus grande. C’était fantastique: déjà avoir une voiture alors qu’on était encore étudiant. Parfois, on se battait pour les clefs. Si on avait cette voiture, c’est aussi parce qu’on devait aller s’entraîner à Dessel Sport. Mon frère était gardien de but et il ne manquait pas de talent. Pour tout avouer, il était plus talentueux que moi. J’étais convaincu que si l’un de nous deux devait réussir comme professionnel, c’était lui. »

Les années passées en kot signifiaient aussi que les deux garçons n’étaient plus sous la protection de leur mère. « J’ai adoré devoir me débrouiller seul. J’étais un véritable étudiant, au sens large du terme. Mais, heureusement, j’étais aussi sous le contrôle de mon frère, qui faisait en sorte que je consacre suffisamment de temps à mes études. Après cinq jours à Louvain, on était heureux de pouvoir rentrer à la maison. Pouvoir manger les bons petits plats de maman, il n’y avait rien de tel. Car, le samedi, on avait toujours très faim. Notre argent de poche était limité, et le vendredi, il ne restait plus beaucoup de sous. Et toujours ces frites de l’Alma… Le retour à la maison était donc attendu avec impatience. On déposait notre linge sale, et le dimanche soir, il était propre. Aujourd’hui, on se demande encore comment ils faisaient, à l’époque. Il n’y avait pas de machine à laver, pas de lave-vaisselle… Et en plus, ma mère allait encore travailler. Elle était une travailleuse acharnée et très forte, physiquement et mentalement. Je ne l’ai jamais entendu se plaindre. Même pas dans les moments difficiles, comme lors du décès d’ Edgar. »

« À la maison, on a très peu parlé du décès d’Edgar. Ce n’est que sur son lit de mort que j’ai entendu ma mère en parler pour la première fois. »

Car, au départ, la famille Leekens comptait trois fils. Le plus jeune, Edgar, est mort à trois ans. « Il avait une sorte de cancer de la gorge, mais à l’époque, on ne s’en était pas aperçu. Moi-même, je n’avais que cinq ans lorsque c’est arrivé, et mon frère aîné sept. Mes souvenirs sont donc vagues. L’image que je revois est celle d’une photo, avec ses crolles. Moi-même, j’avais une brosse. Aujourd’hui, je n’ai plus beaucoup de cheveux. (il rit) À la maison, on a très peu parlé du décès d’Edgar. La vie devait continuer. Surtout à cette époque. C’était presque interdit d’en parler, de pleurer. Il fallait avancer. Il y avait du travail. À la fin, on s’est quand même rendu compte que le décès d’Edgar avait fait très mal. Parfois, mais très rarement, on évoquait sa mémoire lors d’un événement, puis on n’en parlait plus. C’est dans ce silence que se trouvait la tristesse. Ce n’est que sur son lit de mort que j’ai entendu ma mère en parler pour la première fois. Elle a dit: le pire qui peut arriver pour une mère, c’est de perdre un enfant . Je n’avais jamais pensé que cette tristesse était si profonde. Nous avons continué à vivre comme si de rien n’était. »

« Ma mère s’est éteinte dans une souffrance incroyable. Elle avait le cancer. C’était terrible à voir. Une femme aussi forte qui devient subitement aussi… dépendante. Son décès m’a beaucoup affecté. Sept mois plus tard, mon père est parti à son tour. Comme il l’avait souhaité, dans son sommeil. Il est allé se coucher et ne s’est plus réveillé. J’avais pourtant l’impression qu’il s’était bien remis du décès de ma mère. Mais, finalement, il est quand même parti, lui aussi. Sans souffrir, sans devoir lutter contre la maladie. Lorsque mon frère m’a téléphoné, au milieu de la nuit, j’avais compris. Je l’avais senti venir. On les a rassemblés, tous les trois. Mon père et ma mère reposent aux côtés d’Edgar. »

« Mon père, ma mère et ma femme… Tout s’est passé en très peu de temps. C’est comme si le sol s’effondrait sous vos pieds. »

Juste avant cela, Leekens avait déjà vécu une autre période très sombre. En 1996, sa femme de l’époque, Arlette , a été victime d’une hémorragie cérébrale. Leur vie a changé. « C’était le 13 août. J’étais à la maison ce jour-là, ce qui était rare, car un coach est souvent parti. Et c’est alors que c’est arrivé… Le 13 du mois, je ne prends plus aucune décision, aujourd’hui. Car il s’est souvent passé des choses le 13 du mois (c’est par exemple le 13 que Leekens a pris la décision de quitter les Diables Rouges pour partir à Bruges, ce qui n’était pas un choix heureux, ndlr) et le plus curieux, c’est qu’on apprend à vivre avec ça. On peut certes rationaliser ces événements, mais quand même… Ça laisse des traces. La cicatrice est toujours visible. Mon père, ma mère et ma femme… tout s’est passé en très peu de temps. C’est comme si le sol s’effondrait sous vos pieds. Continuer après une telle période… Tous ces sentiments, toutes ces émotions… Ce fut une période très difficile. J’ai eu la chance de rencontrer Kathleen, ma femme actuelle. J’ai eu pas mal de chance avec les femmes: ma mère, ma première femme, Kathleen aujourd’hui. Pourtant, il a fallu un certain temps avant que je lui ouvre complètement mon coeur. Le courant passait bien, mais ce fut très difficile pour moi de m’ouvrir à une autre personne. »

Leekens ignore comment il a pu traverser cette période difficile. « J’ai essayé de ranger ce qu’il s’était passé. C’était indispensable, je pense. Si l’on traîne toujours ça avec soi… Certains ne s’en remettent pas et je peux les comprendre. C’est à d’autres personnes qu’il revient de leur remonter le moral. C’est aussi pour cela que le rôle de la cellule sociale d’un club est si important. Les joueurs peuvent avoir des problèmes, mais le coach aussi. Ne pas montrer cette sensibilité… Autrefois, j’y parvenais complètement. Je ne laissais pas transpirer le moindre signe d’émotion. Mais, bien sûr, les critiques me touchent. Ceux qui affirment que les critiques ne les touchent pas, mentent… Et, naturellement, je faisais semblant de ne pas être affecté. C’était mon attitude. J’étais l’entraîneur, l’homme fort, celui qui se trouvait en première ligne… Mais, en fait, c’était une façade. »

Mayke Wijnen

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