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Grand entretien avec Anthony Moris: « L’Union n’engage pas des joueurs, mais des êtres humains »

Une bonne équipe s’appuie toujours sur un bon gardien. Avant le début de l’actuel championnat, celui de l’Union, Anthony Moris, comptait pourtant plus de sélections avec le Grand-Duché de Luxembourg que de matches en D1A. Entretien.

Une fois par semaine, l’Union Saint-Gilloise, s’entraîne au stade Joseph Marien, situé dans le Parc Duden de Forest. « Pendant la session, il m’arrive de faire observer à mon entraîneur des gardiens: Regarde comme c’est beau, ces feuilles mortes, ces couleurs, ces promeneurs dans le parc. On ne voit ça nulle part ailleurs », explique Anthony Moris (31 ans) avant de rependre la route vers Liège, soit 110 bornes. Aucun autre joueur de l’Union ne parcourt autant de kilomètres. « Mais je ne suis jamais arrivé en retard, ne serait-ce qu’une minute. » Il y a un an et demi, Moris pointait encore au chômage.

La victoire inaugurale à Anderlecht a été le déclic qui nous a fait réaliser à quel point on pouvait être bons. »

Anthony Moris

Votre parcours est plutôt atypique. Qu’est-ce qui vous surprend le plus, lorsque vous y resongez?

MORIS: Je suis surtout fier du niveau que j’ai atteint après deux graves blessures, deux déchirures des ligaments croisés en deux ans. Revenir a été très difficile, mais ma force mentale est le fil conducteur de toute ma carrière. La première fois, je me suis blessé lors d’un match contre Malines, la deuxième fois au cours d’une rencontre à domicile avec le Luxembourg contre la France. Avant cette deuxième blessure, ma femme m’avait demandé ce que je ferais si je me blessais à nouveau de la sorte. J’ai répondu que j’arrêterais immédiatement de jouer au football. Trois jours plus tard, après vingt minutes dans le match à domicile contre la France que nous avons perdu 1-3 (c’était le tout premier match international de Kylian Mbappé), c’était rebelote. J’ai mordu sur ma chique, grâce à la Fédération luxembourgeoise qui m’a envoyé chez Lieven Maesschalck à Anvers après l’opération, et a pris tous les frais à sa charge. Celui-ci a été étonné par ma ténacité dans la rééducation, si bien que j’ai retrouvé la forme après seulement cinq mois, alors qu’il faut normalement six à neuf mois dans ce genre de cas.

« Dans le passé, aucun club ne voulait d’un footballeur luxembourgeois »

Vous défendez les couleurs du Luxembourg depuis 2014, mais vous avez aussi joué pour la Belgique avec chez les jeunes.

MORIS: J’ai joué avec la Belgique des U17 aux U21, quand Thibaut Courtois est arrivé et que j’étais trop vieux pour cette catégorie.

Était-ce un choix difficile d’opter pour le Luxembourg?

MORIS: Je n’ai fait ce choix qu’à 24 ans, lorsque mon père, qui avait un grand-père luxembourgeois, me l’a suggéré. Défendre les couleurs de l’équipe nationale m’a toujours apporté une bouffée d’oxygène. Même lorsque je ne jouais pas dans mon club, le sélectionneur luxembourgeois m’a toujours fait confiance. Je dois beaucoup au Grand-Duché, ces matches internationaux m’ont toujours boosté.

Beaucoup de gens ignorent que le Luxembourg occupe la 93e place au ranking FIFA, ils pensent que vous êtes tout en bas de l’échelle, mais depuis que vous avez été appelé en 2014, le Grand-Duché a perdu moins de matches qu’il n’en a gagné ou partagé. Vous avez battu la Hongrie et la Grèce et avez même fait match nul contre la France et l’Italie.

MORIS: Quand j’ai commencé, on avait du mal à gagner contre l’Azerbaïdjan, par exemple, mais on a énormément progressé au cours des trois dernières années. Lors de ma première période, il n’y avait que quatre professionnels: en plus de moi, il y avait aussi Maxime Chanot qui jouait à Courtrai, et Aurélien Joachim qui est passé au White Star et au Lierse. Aujourd’hui, seuls quatre joueurs évoluent encore dans le championnat luxembourgeois, tous les autres sont professionnels. Parfois dans de grands championnats, comme Leandro Barreiro à Mayence. Gerson Rodriguez, Sébastien Thill et Christopher Martins Perreira participaient encore à la Ligue des Champions la semaine dernière, respectivement avec le Dynamo Kiev, le Sheriff Tiraspol et les Young Boys de Berne. Dans le passé, aucun club ne voulait d’un footballeur luxembourgeois. Aujourd’hui, nos jeunes sont formés dans les académies du Standard, de Metz ou du FC Cologne. On essaye également de construire depuis l’arrière, le Luxembourg n’est pas une équipe qui ferme la porte. Notre sélectionneur, Luc Holtz, a insisté sur ce point dès le début.

Anthony Moris:
Anthony Moris: « Dans mon premier contrat à Malines, il était mis que je gagnerais mille euros brut par mois. Ma femme m’a demandé s’il ne manquait pas un zéro. Pourtant, j’étais alors l’homme le plus heureux du monde. »© INGE KINNET

Lors d’un de vos premiers matches, vous avez fait 1-1 contre l’Italie.

MORIS: Ce que je retiendrai toujours, c’est le respect que les Italiens nous ont témoigné. Avant le match, ils sont tous venus nous serrer la main. Au coup de sifflet final, j’ai demandé le maillot de Gigi Buffon. J’étais déjà en train de m’éloigner avec quand il m’a rattrapé. Il voulait aussi mon maillot. J’avais du mal à le croire au début, mais il a insisté. Dans ce match, j’ai réalisé deux beaux arrêts, sur un coup franc d’Andrea Pirlo et un envoi de Mario Balotelli. Le lendemain, lorsqu’on est arrivés à l’aéroport dans nos survêtements luxembourgeois, les Italiens ont voulu voir le gardien qui avait arrêté le coup franc de Pirlo.

Pourquoi le fait de jouer pour le Luxembourg a-t-il été aussi important pour votre carrière?

MORIS: Le Grand-Duché a continué à m’aligner et à me soutenir alors que j’avais rompu mon contrat avec le Standard, le 1er septembre 2014. Les papiers n’étaient pas encore arrivés à la Fédération, je ne pouvais donc pas signer pour un autre club. Par conséquent, je suis resté à la maison de septembre à décembre, lorsque j’ai signé avec Malines. Malgré cela, le Luxembourg a continué à me faire confiance. Je m’entraînais tous les jours sur un petit terrain près de chez moi et une fois par semaine, j’étais autorisé à m’entraîner avec les jeunes gardiens du Standard. Ma femme m’a proposé de prendre un peu de vacances, mais j’ai refusé. Je voulais continuer à m’entraîner.

« Quand José Riga est parti du Standard, je savais que ça deviendrait compliqué »

D’où vous vient cette motivation?

MORIS: Lorsque j’étais un jeune joueur, je me suis endurci en allant très tôt à l’internat à Liège. Avant ça, j’étais à l’école à Habay, au fin fond de la province du Luxembourg. Je montais dans la voiture de mon père à 16 heures pour parcourir les 130 kilomètres jusqu’à Liège, je m’entraînais à 17h30, je reprenais la route à 19h30, puis je dînais et je me couchais.

Dans la voiture, vous n’étiez pas tout seul avec votre père.

MORIS: Non, Thomas Meunier était aussi du voyage, tout comme Gaël Arend. À l’époque, Gaël était meilleur qu’Axel Witsel comme milieu de terrain central. Tout le monde prédisait que Gaël réussirait, mais c’est Thomas qui est allé le plus loin, alors que Gaël joue maintenant en Provinciale ( au ROC Meix-devant-Virton, ndlr).

Lorsque vous étiez jeune, vous n’étiez pas supporter du Standard, mais d’Anderlecht.

MORIS: Parce que mon frère, qui a quatorze ans de plus que moi, était un supporter fanatique des Mauves. Il allait voir tous les matches et m’emmenait souvent avec lui. Lorsque j’ai été invité à effectuer un test avec le Standard, j’ai d’abord refusé, mais lorsqu’ils m’ont rappelé une semaine plus tard pour me donner une nouvelle chance, contre Genk, mon père m’a obligé à y aller. Depuis lors, je suis un fan à 100% des Rouches.

Malgré le mauvais tour qu’ils vous ont joué, ce qui vous a incité à rompre votre contrat?

MORIS: À ce moment-là, je n’étais probablement pas prêt à jouer en équipe première dans un club comme le Standard. Certains joueurs sont précoces, comme Arnaud Bodart. Ce qu’il montre aujourd’hui, je n’en étais pas capable à cette époque. C’était aussi la période où Roland Duchâtelet a repris le club. C’était mouvementé, ce n’était pas idéal, mais José Riga a cru en moi. Quand il est parti, je savais que ça deviendrait compliqué. C’est pourquoi j’ai rompu mon contrat. Il me restait trois ans et Duchâtelet voulait me prêter à Ujpest Dosza. Je ne voulais pas y aller. Je voudrais donner ce conseil aux jeunes footballeurs: allez là où les gens vous veulent vraiment. Ne vous laissez pas mettre sous pression, ni par un club ni par un agent, comme ça m’est arrivé lorsque le Standard m’a envoyé à Saint-Trond, en D2, où j’ai immédiatement senti qu’on ne voulait pas de moi.

Anthony Moris:
Anthony Moris: « Voici mon conseil aux jeunes footballeurs: allez là où les gens vous veulent vraiment. »© INGE KINNET

Comment êtes-vous sorti de cette impasse?

MORIS: Le 23 décembre de cette année-là, je m’entraînais seul sur un terrain enneigé, quand soudain le téléphone a sonné. Olivier Renard m’a demandé si je voulais venir à Malines. J’ai répondu que s’il le fallait, je viendrais à pied. Le 26 décembre, ils m’ont invité à un match, et on a signé un contrat. Je n’ai même pas négocié le montant. Je n’ai regardé le contrat que dans la voiture. Il spécifiait que je gagnerais mille euros brut par mois. Ma femme m’a demandé s’il ne manquait pas un zéro. Mais j’étais l’homme le plus heureux du monde, j’étais de retour dans le football professionnel. Et il y avait une option qu’ils ont levée six mois plus tard, de sorte que j’ai perçu 4.000 euros brut à partir de ce moment-là. Deux semaines plus tard, je me suis déchiré les ligaments et Malines a fait venir Jean-François Gillet d’Italie.

Ce dernier a réalisé de grosses prestations, mais sa présence vous a de nouveau bloqué, lorsque vous étiez rétabli.

MORIS: Si je n’avais pas rencontré Jean-François, je ne serais jamais devenu le gardien que je suis aujourd’hui. J’ai beaucoup appris de lui pendant cette année-là, j’étais impressionné par la façon dont il vivait ses matches, contrôlait ses émotions.

« Felice Mazzù m’a appelé pour me dire qu’il me voulait absolument »

Vous vous êtes ensuite retrouvé en D1 Amateurs.

MORIS: Lorsque Malines a été relégué, je voulais rester, mais comme premier gardien. Ils en voulaient un autre. À ce moment-là, Virton, le club de ma région, m’a proposé un beau projet. Ils jouaient en troisième division, mais ambitionnaient de monter en D1B.

Au lieu d’aller jouer à Anderlecht, à Bruges et au Standard, vous vous déplaciez à Châtelet, à Knokke et…

MORIS:… à Heist-op-den-Berg, oui! Ou un soir, en plein mois de décembre, à Audenarde, sur un terrain gelé et mal éclairé. Mais je savais que je devais passer par là pour revenir dans le football pro. On a été promus et on a même terminé en tête du classement en D1B. Puis les choses ont mal tourné sur le plan financier. Dommage, car on avait une équipe fantastique, avec un bon esprit et un excellent entraîneur qui est maintenant assistant au Bayern: Dino Toppmöller. Là-bas, à Virton, j’ai ressenti les bienfaits que peuvent procurer un bon esprit d’équipe. En raison des énormes distances à parcourir, on a passé de nombreuses heures ensemble à l’hôtel et dans le bus. Cette unité s’est reflétée sur le terrain. Quand on m’a demandé à l’Union quel était le secret de Virton, j’ai répondu: l’unité, la cohésion du groupe. Tous ensemble, c’est la meilleure façon de réussir. L’année dernière, avec l’Union, on a perdu le derby contre RWDM et une petite crise a éclaté. Puis quelques-uns d’entre nous ont décidé qu’on allait tous s’asseoir autour de la table et agir. On a donc commandé des pizzas dans le centre d’entraînement, on y a passé la nuit et on a joué à des jeux de société. Une semaine plus tard, on a affronté Lommel, qui était en pleine forme à l’époque. À la mi-temps, on était menés 1-2, mais à la fin on a gagné 4-2. Depuis ce jour-là, on a pris conscience de l’importance d’un bon esprit d’équipe.

Combien de temps êtes-vous resté chômeur après la débâcle de Virton, et qu’avez-vous fait, à l’époque?

MORIS: Cinq mois, de mars à juillet. J’ai continué à m’entraîner par moi-même, Avec le Covid, c’était impossible de faire autrement. Je savais qu’il y avait de l’intérêt, d’abord de la part de l’OHL, mais quand Vincent Euvrard a dû partir, et que Marc Brys est arrivé, j’ai senti que je ne serais pas son premier choix comme gardien. L’Union m’avait déjà approché auparavant, mais OHL était en D1A. Lorsque je me suis rendu compte que je ne pourrais pas aller à Den Dreef et que l’Union m’a recontacté, les choses ont évolué rapidement. Entre-temps, Felice Mazzù m’avait aussi appelé pour me dire qu’il me voulait absolument. J’ai été invité avec Loïc Lapoussin, qui était également à Virton, à venir m’entraîner avec l’Union. Le centre d’entraînement de Lierre est formidable. J’ai été très bien accueilli et j’ai intégré un groupe formidable. Je connaissais déjà Chris O’Loughlin, le directeur sportif. Il était T2 quand je jouais à Saint-Trond. J’ai fait le point: ce n’était que la D1B, mais c’était un club qui disposait d’une infrastructure de haut niveau. En outre, je pouvais devenir le gardien qui ramènerait l’équipe en première division après 48 ans d’absence. Plus tard, Guillaume François et l’entraîneur des gardiens sont également arrivés de Virton.

« Il faut conserver une équipe qui gagne et n’ajouter que quelques nouveaux joueurs »

Avez-vous imaginé qu’aujourd’hui, vous seriez en tête de la D1A?

MORIS: Je n’irai pas jusque-là, mais je savais qu’en D1B, on avait adopté une mentalité de gagnant qui perdure aujourd’hui. Cette équipe a pris l’habitude de gagner et sait comment jouer pour y parvenir. La victoire inaugurale à Anderlecht a été le déclic qui nous a fait réaliser à quel point on pouvait être bons. N’oubliez pas qu’à part Guillaume François, Damien Marcq et moi-même, presque personne n’avait encore joué en D1.

Qu’est-ce que les autres clubs peuvent apprendre du succès de l’Union?

MORIS: Qu’il faut conserver une équipe qui gagne et n’ajouter que quelques nouveaux joueurs, au lieu de changer l’équipe chaque semaine parce qu’elle possède un noyau de 35 gars. On a l’un des plus petits noyaux de D1A, mais il est bien conçu. La façon dont l’entraîneur nous aborde aussi est géniale. Les gens disent toujours qu’il faut s’entraîner dur et longtemps, mais il est déjà arrivé à Felice de nous accorder trois jours de congé. L’aspect mental et psychologique d’un groupe est très important.

En quoi Mazzù est-il différent de vos entraîneurs précédents?

MORIS: Il est très proche de ses joueurs et traite les plus jeunes de la même manière que les joueurs expérimentés. J’ai connu des entraîneurs qui, lorsque les titulaires habituels restaient à la maison au lendemain d’un match, obligeaient les autres à venir s’entraîner et n’allaient même pas voir le deuxième groupe. Que l’on joue ou pas, chacun ici ressent la confiance que l’entraîneur lui apporte et veut lui donner quelque chose en retour.

Récemment, on a découvert que l’équipe de base de l’Union était l’une des moins chères du championnat. Elle n’a même pas coûté deux millions.

MORIS: L’Union n’engage pas des joueurs, mais des êtres humains. Chaque personne ici doit répondre aux critères que le club considère comme importants, et pas seulement sportifs. Le club ne s’est pas trompé dans ses choix. Si vous avez le meilleur joueur du monde, mais que vous ne parvenez pas à l’intégrer, il ne donnera jamais le meilleur de lui-même.

Craignez-vous un exode en janvier?

MORIS: On a convenu avec tous les joueurs que chacun resterait au moins jusqu’à la fin de la saison.

Vous vivez un conte de fées. Quels rêves sportifs poursuivez-vous encore?

MORIS: Devenir champion de Belgique, jouer en Coupe d’Europe et et participer à un grand tournoi avec le Luxembourg.

« Le Luxembourg va se qualifier pour un grand tournoi, c’est sûr »

Vous vous sentez plus Luxembourgeois que Belge?

MORIS: J’ai vécu toute ma vie en Belgique. Je ne parle pas non plus le dialecte luxembourgeois. Mon père bien, mais il ne l’a jamais parlé avec nous. Ma mentalité, ma persévérance, c’est mon côté luxembourgeois, je pense.

S’il y a une chose qui vous manque en tant que Luxembourgeois, c’est une qualification pour un grand tournoi.

MORIS: Je suis convaincu qu’un jour, on se qualifiera.

Avec Anthony Moris dans les buts, ou comme retraité en tant que supporter dans la tribune?

MORIS: Avec moi dans les buts. Contre la Macédoine du Nord, il y a quatre ans, on a pris quatre points sur six. Ce que ce pays ou l’Albanie peut réaliser, on peut le faire aussi. Avant, on se demandait combien de buts on allait encaisser, aujourd’hui on débute les matches avec l’objectif de les gagner, même contre le Portugal.

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