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« Gojko courait après le ballon et son grand frère après les filles »

Milorad Cimirot aurait dû devenir la star de la famille mais c’est Gojko (25) qui est devenu un grand joueur. En route pour Trebinje, où la carrière du médian du Standard a décollé.

« Bienvenue à Wembley ! Ou à ce qu’il en reste! » Quelques joueurs de Leotar Trebinje rient jaune en entendant la boutade de leur équipier. Lorsqu’il avait 17 ans, Luka Modric a joué ici avec Zrinjski Mostar. Mais le Stade Police, qui a encore vécu le seul titre de Leotar en 2003 et a accueilli un match du tour préliminaire de la Ligue des Champions face au Slavia Prague quelques mois plus tard, est aujourd’hui en ruines.

Le drapeau serbe à l’entrée est toujours intact, tout comme la peinture représentant Aleksandar Maslesa, un garçon de 18 ans qui était membre de la Trebinjska brigada, une unité de l’armée de la République serbe de Bosnie, et qui fut la plus jeune victime de Trebinje au front.

Pour ceux qui en douteraient encore : Trebinje est une enclave serbe en Bosnie-Herzégovine. Les références à la république de Bosnie y sont rares : on ne voit que des drapeaux serbes. Seules les plaques minéralogiques commençant par BIH rappellent la Bosnie. Les touristes n’en ont cure et se pressent à Trebinje où ils mangent et passent la nuit avant de se rendre à Dubrovnik.

La fresque d'Aleksandar Maslesa sur un des murs du stade de Trebinje. En souvenir du plus jeune militaire de la ville tué au front.
La fresque d’Aleksandar Maslesa sur un des murs du stade de Trebinje. En souvenir du plus jeune militaire de la ville tué au front.© SARA ELISA GONZALES

 » On en rigole en disant que Dubrovnik est proche de Trebinje et pas l’inverse « , dit Aleksandar Forkapic, qui habite dans le quartier de Tina, où Gojko Cimirot a grandi, et connaît bien la famille.

Dubrovnik, à trois bons quarts d’heure de Trebinje, reste le pôle d’attraction de la région. Les habitants de Trebinje, où le taux de chômage est proche des 20 %, se rendent en masse vers la côte croate pour y gagner leur vie. Dans cette partie de Bosnie-Herzégovine, on est pauvre ou on fait partie de la classe moyenne. On a du boulot ou on reste à la maison sans rien faire. Et c’est tout aussi vrai à Tina, où les voitures ont au moins vingt ans.

 » Les gens du coin ont donc les pieds sur terre. Ils sont très à l’aise avec les stars « , dit Forkapic.  » Ils ne considèrent pas les stars et par conséquent Gojko comme des gens extraordinaires qu’il faut aduler. Vous ne verrez jamais un enfant d’ici demander un autographe. D’ailleurs c’est quoi, être connu ? La gloire, c’est temporaire.  »

Tous des durs

Alors que les touristes arpentent le vieux centre-ville de Trebinje, Tina tente lentement de se remettre de la guerre. Forkapic pense que l’état d’esprit qui régnait avant le conflit, lorsque les différents groupes ethniques faisaient tout pour s’entendre, reviendra un jour. Il avait 15 ans en 1992 lorsque des grenades croates ont explosé contre les immeubles à appartements de son quartier. Aujourd’hui, ce robuste quadragénaire est la mémoire vivante de Tina.

L'appartement où vivent les parents de Gojko Cimirot.
L’appartement où vivent les parents de Gojko Cimirot.© SARA ELISA GONZALES

 » Je me suis toujours senti un peu responsable de Gojko, de son frère Milorad et des autres jeunes du quartier. J’allais nager avec eux, par exemple. Nous, les plus grands, nous les affrontions aussi au football : la première équipe à inscrire six buts gagnait. Nous les laissions intentionnellement arriver à cinq puis nous commencions à jouer sérieusement, juste pour les ennuyer. Fâchés, ils nous shootaient dans les jambes (il grimace).

Ici, frapper, c’est normal. Tina est un quartier dur, les disputes s’y règlent à coups de poings. Même entre filles. Mais Gojko était le garçon le plus gentil au monde. Tina compte environ 1200 habitants, dont un tiers ont moins de 18 ans. Ça fait beaucoup d’adversaires potentiels mais je n’ai jamais entendu dire que Gojko s’était battu. Il était poli et gentil.  »

Forkapic slalome dans les rues de Tina et s’arrête devant un bloc d’appartements d’où la vue sur les collines est fantastique. C’est ici qu’habitent Radoslav et MilicaCimirot. Ils ont trois enfants : Maja (31), Milorad (28) et Gojko (25). La famille a toujours vécu à Tina, elle n’a changé qu’une fois d’appartement. Radoslav et Milica ne quitteront sans doute plus celui-ci.

Radoslav et Milica Cimirot entourent Milorad, le fils aîné.
Radoslav et Milica Cimirot entourent Milorad, le fils aîné.© SARA ELISA GONZALES

L’accueil est chaleureux. Milica nous sert du vin et de la rakia.  » Nous faisons notre alcool nous-mêmes mais c’est pour notre consommation personnelle : nous ne le vendons pas.  » Dans la famille Cimirot, les rôles sont parfaitement établis. Milica est une maman-poule et parle beaucoup.

Radoslav ne dit pas grand-chose mais il va droit au but. Nous évoquons les conséquences positives de la guerre. Lorsque les bombes éclataient, les adultes n’avaient rien d’autre à faire que de s’accrocher l’un à l’autre et de veiller sur leur progéniture.  » Gojko est né pendant la guerre, j’étais enceinte au début du conflit « , dit Milica, que les amis appellent Mila. Maja est calme, tout comme Gojko. Milorad est le chenapan de la famille.  »

Repos, eau et poisson

C’est Milorad qui a incité son frère à jouer au football.  » Gojko n’a commencé à jouer que pour imiter son frère « , dit Radoslav, qui a un peu joué au football dans son village, pour s’amuser.  » Lorsque Gojko était petit, il voulait tout faire comme Milorad. Au début, ils jouaient dans la rue et sur un parking.

Nous n’avons inscrit Gojko à Leotar que lorsqu’il avait une dizaine d’années. Si son frère ne s’était pas affilié à un club, Gojko n’aurait peut-être jamais joué.  »

Une vue de Trebinje et de son stade où évolue le Leotar.
Une vue de Trebinje et de son stade où évolue le Leotar.© SARA ELISA GONZALES

Radoslav a toujours cru qu’un de ses deux fils y arriverait mais il misait davantage sur Milorad qui, en équipes d’âge, jouait dans une catégorie supérieure. Avec son talent, il ne pouvait que réussir mais la vie nocturne, les femmes et d’autres choses ont ruiné sa carrière.  » Gojko courait après le ballon, Milorad courait après les filles « , dit Forkapic.

Dans sa tête, Gojko n’était sûr que d’une chose : dans la vie, il faut travailler dur pour obtenir ce qu’on veut. Il ne fallait pas lui dire ce qu’il devait faire ni quels sacrifices il devait consentir pour réussir au football. Même à l’intersaison, il respectait quelques règles de base : beaucoup de repos, de l’eau et du poisson.

 » Milorad et Gojko sont très différents l’un de l’autre « , dit Radoslav.  » Ça saute aux yeux. Lorsque nous demandions à Gojko de rentrer tôt, il obéissait. Milorad, lui, préférait sortir. Comme ma femme et d’autres personnes, j’étais convaincu que Milorad avait plus de potentiel, il était meilleur joueur.

Nous ne savions pas où sa carrière l’emmènerait. Finalement, elle s’est arrêtée à Trebinje. Dommage, avec autant de talent. Aujourd’hui, nous pensons que les possibilités de Gojko sont illimitées, nous ne savons pas jusqu’où il ira.  »

Des coups entre frères

Milorad ne supportait-il pas la pression ? A-t-il opté pour la facilité ? Ou ne voulait-il tout simplement pas quitter Trebinje ? Même son entourage ne connaît pas la réponse. Après un intermède au futsal à Leotar, en D1 bosnienne, il a repris du service au football. Il veut aider Leotar a remonter en D1 de la partie serbe. A-t-il des regrets ?

 » Je préfère ne pas répondre « , dit Milorad, qui a deux ans et demi de plus que le médian du Standard.  » Ma vie est ici, je me suis marié l’an dernier et j’ai un petit garçon à qui j’apprendrai à jouer au football. Cela prendra du temps. Vous savez, j’ai réalisé mon rêve : jouer avec Gojko à Leotar. Lui dans l’entrejeu et moi à gauche. Partager le même vestiaire que lui et jouer dans la même équipe, c’était invraisemblable.

Au début, j’ai dû le protéger mais par la suite, il s’est envolé. Lorsque nous étions jeunes, il y avait une certaine rivalité entre nous. Nous résolvions nos problèmes sur la plaine de jeux (il rit) Au football, nous ne nous sommes affrontés qu’une fois : il jouait au FK Sarajevo et moi, à Leotar (c’était le 17 août 2012, ndlr). Sarajevo s’est imposé 1-2. Nous sommes allés quelques fois au duel et je n’ai pas pu m’empêcher de lui donner des coups.  »

Mila se souvient de cette rencontre comme si c’était hier.  » Mon mari et moi avons commencé à nous disputer. Il estimait que je m’énervais trop sur certaines phases. Finalement, nous nous sommes éloignés l’un de l’autre et chacun a vécu le match à sa manière. J’étais très nerveuse avant le coup d’envoi. Par la suite, je naviguais entre bonheur et colère. J’étais fière de voir mes deux fils jouer à un niveau aussi élevé et fâchée parce que Milorad donnait des coups à son frère. D’ailleurs, je l’ai engueulé.  »

La fierté de Leotar

Les anciens équipiers de Gojko se souviennent qu’il mettait de l’ambiance dans le vestiaire et qu’il était toujours à l’écoute des plus âgés. Sur le terrain, le médian défensif n’avait qu’une seule mission : récupérer le ballon et le donner le plus vite possible.  » C’est Milorad qui a tout appris à son frère « , dit Rajko Miceta, le coach de Leotar, également originaire de Tina.

Rajko Miceta, le coach de Leotar, a grandi dans le même quartier que Gojko Cimirot.
Rajko Miceta, le coach de Leotar, a grandi dans le même quartier que Gojko Cimirot.© SARA ELISA GONZALES

 » Il lui a donné une leçon de sagesse : le football doit rester un amusement. Mais Gojko sait à quel moment il peut se permettre une fantaisie et quand il doit se comporter normalement. Tout est très clair dans sa tête. Je dois dire que le succès de Gojko fait du bien à Tina et au reste de la ville.

A Leotar, on est fier d’avoir réussi à former un joueur du coin car quand il a percé, il y avait beaucoup d’étrangers à Leotar, surtout des Serbes et des Monténégrins. Cela n’a pas facilité la tâche de Gojko. Je suis également de Tina et je sais combien les perspectives des jeunes de ce quartier sont limitées.  »

Milorad et Gojko ont beau avoir des caractères très différents, ils partagent la même passion pour le futsal. Ils ont joué plus de trois ans ensemble en équipe première du KMF Leotar Trebinje, avec qui ils ont été champions en 2009. Ce fut le dernier titre du club. Les dirigeants du club de football savaient que Gojko et Milorad jouaient au futsal et, suite aux supplications de dizaines de supporters, le président leur donna l’autorisation de jouer les grands matches.

En 2011, les deux frères ont ainsi disputé le tour de qualification pour la Champions League avec Barcelona Alusport, les Hongrois de Gyori ETO et les Lettons de Nikars Riga. Cimirot & Cie se sont inclinés 9-0 face à Barcelone, futur vainqueur, et ont terminé troisièmes de leur poule.

Le TGV bosnien

À Trebinje, la grand-messe du futsal, c’est la Trebinjska olimpijada, un tournoi annuel lors duquel les différents quartiers de la ville s’affrontent.  » C’est le rendez-vous le plus important de l’année « , dit Milorad.  » Seuls les joueurs habitants à Trebinje sont autorisés à participer et tout le monde veut se mettre en évidence tout en défendant l’honneur de son quartier, même s’il n’y a aucun enjeu. Impossible de représenter un autre quartier que le sien. Je pense que Gojko et moi avons remporté cinq fois le tournoi.  »

A Leotar, depuis plusieurs années, c’est la décadence. Les Trigrovi, les Tigres, évoluent désormais en Druga liga Republike Srpske, la D3 de Bosnie-Herzégovine. Les supporters regrettent l’époque où Gojko Cimirot enflammait le stade.  » Ils l’adoraient « , dit RatomirMijanovic, de Radio Trebinje.  » Lorsque tout le stade scandait son nom, il filait balle au pied à la vitesse d’un TGV. C’était un joueur agressif. Je me demande pourquoi il n’est pas parti plus tôt. Que ce soit à Sarajevo, à Zenica, à Belgrade ou que sais-je.

MijatGacinovic, champion du monde avec les U20 en 2015, n’avait que dix ans lorsqu’il est parti à Vojvodina Novi Sad. Aujourd’hui, il joue à l’Eintracht Francfort. Gojko avait près de 21 ans lorsqu’il est parti au FC Sarajevo. Il a perdu un temps précieux. Heureusement qu’il est parti car dans cette ville, il est impossible de faire carrière. S’il était resté, il serait serveur dans un restaurant.  »

A Trebinje, le bonheur et la tragédie se côtoient. Personne n’a oublié qu’en 1996, LjubinkoAksam a été foudroyé au cours d’un entraînement avec Leotar. On affirme que les joueurs avaient été obligés de monter sur le terrain alors qu’il pleuvait à seau et que l’orage grondait au-dessus du stade. Depuis vingt ans, un tournoi avec des équipes monténégrines, croates, serbes et bosniennes est organisé en mémoire d’Aksam. Son destin tragique a tout de même engendré quelque chose de positif.

Au Partizan ? Peu de chance !

Radoslav Cimirot a encore un rêve : il aimerait que Gojko porte les couleurs du Partizan Belgrade. Toute la famille est fan de ce club, sauf lui : il a opté pour l’Etoile Rouge. À Tina, les nombreuses fresques aux couleurs de Delije, le fameux club de supporters de l’Etoile Rouge, démontrent qu’il est loin d’être le seul à soutenir le club le plus titré de l’ex-Yougoslavie.

 » Celui qui pénètre dans ce quartier ne peut pas louper les références à l’Etoile Rouge « , dit Forkapic.  » Lorsque Gojko a commencé à gravir les échelons, le Partizan était l’équipe montante en Serbie. Lui, il a pris volontairement fait et cause pour le plus faible. Nous avons bien tenté de le faire changer d’avis… en vain. Portera-t-il un jour le maillot du Partizan ? On ne sait jamais mais il y a peu de chance. « 

Robert Prosinecki peut lancer définitivement sa carrière

© SARA ELISA GONZALES

La nomination de Robert Prosinecki au poste de sélectionneur fédéral de Bosnie-Herzégovine, en janvier, a provoqué une certaine euphorie au sein de la minorité serbe du pays. Une partie des supporters estimaient que les instances du football boycottaient leurs joueurs ou, à tout le moins, qu’elles ne les traitaient pas de la même façon que les autres. Il n’y avait pas de preuve mais les mauvaises langues disaient que les Bosniens de confession musulmane faisaient la pluie et le beau temps en équipe nationale.

 » Dans un club, ce sont les meilleurs qui jouent mais en sélection de Bosnie-Herzégovine, ça n’a pas pas toujours été le cas « , dit Radoslav Cimirot.  » Disons que d’autres intérêts entraient en ligne de compte. Ceux qui n’étaient pas indispensables ne pouvaient pas jouer. Mon fils a souvent été appelé mais il n’est pas titulaire. Au mieux, il est sur le banc. Nous espérons depuis longtemps qu’on lui donne sa chance pendant quelques matches mais ce n’est pas le cas, même si nous sommes déjà très heureux qu’il en soit arrivé là.  »

Papa Cimirot pense que l’arrivée de Prosinecki a mis un terme au petit jeu politique qui avait cours en équipe nationale.  » Prosinecki ne tient pas compte de l’origine des joueurs. Ceux qui jouent sont ceux qui le méritent. Les autres n’entrent pas en ligne de compte.  »

Sans vouloir jouer les victimes, la famille Cimirot explique combien il est difficile pour les Serbes de Bosnie de s’épanouir dans leur pays. Elle reconnaît que Gojko aurait certainement envisagé de représenter la Serbie s’il avait été appelé.  » Gojko a choisi la Bosnie et y met tout son coeur « , dit Aleksandar Forkapic.  » Comme à chaque fois qu’il monte sur le terrain. Mais il joue trop peu en équipe nationale et c’est un problème. J’imagine qu’il est fâché et triste car il mérite mieux. Je pense cependant qu’avec Prosinecki, les choses vont changer. « 

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