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Genk : bleu pétrole

Guillaume Gautier
Guillaume Gautier Journaliste

Au coeur du Limbourg, une pléiade d’étrangers ont débarqué pour sublimer les joyaux d’une académie fertile. Au coeur des secrets de Genk, entre football au sang oranje et explosion de valeur marchande, voyage sur un gisement de talent.

Le discours est plus fataliste qu’abattu. Francky Dury doit bien l’admettre :  » On peut quand même dire qu’on s’en sort bien.  » Pourtant, son Essevee a pris quatre buts face à la machine genkoise. Le tarif de la semaine à la Luminus Arena, puisque c’est également sur ce score que le Racing a sanctionné Lommel trois jours plus tôt, dans un derby facilement négocié au sein d’une Coupe de Belgique qui a pourtant tourné au traquenard pour les trois plus grands clubs du pays.

Une vingtaine de mètres et une porte entrebâillée plus loin, dans un couloir du stade où les courants d’air multiplient par dix les risques de bronchite, Aly Samatta fait le show. Le costard impeccable, le débit et les clins d’oeil lui donnent presque une allure de politicien en campagne. Le Tanzanien s’exprime dans un anglais devenu la langue véhiculaire des lieux. Dans le vestiaire limbourgeois, la langue de Shakespeare rassemble les dix nationalités différentes alignées au coup d’envoi.

Samatta reçoit les louanges pour son triplé, plaisante sur le fait qu’il devra offrir le champagne au jeune Bryan Heynen pour lui avoir  » volé  » le dernier but de la soirée, et fait passer les intérêts collectifs avant son statut de challenger dans la course au Taureau d’or. La sentence est irrévocable :  » Ce groupe, c’est la meilleure équipe depuis que je suis ici.  »

LES VERTUS DU CALME

Voyage dans le temps, direction janvier 2016. L’attaquant dispute alors la Coupe du monde des Clubs avec le Tout-Puissant Mazembe. Quelques mois plus tôt, il a remporté le titre de meilleur buteur de la Champions League africaine, combiné à celui de meilleur joueur du continent africain. Un CV qui a de quoi susciter des convoitises.

Pourtant, Aly décide de rejoindre le club de Dimitri de Condé, venu jusqu’au Japon – théâtre du Mondial des Clubs – pour le convaincre de s’installer dans le Limbourg. La relation de confiance s’installe rapidement entre les deux hommes. De Condé lui explique posément le projet, sans le pousser à signer quand les doutes s’emparent du Tanzanien, une fois les yeux posés devant le contrat.

 » Moi, je ne connaissais pas la vie ici. Mon manager m’a dit que c’était le meilleur endroit pour moi « , raconte Samatta, alors que la nuit s’est déjà bien installée sur le Limbourg.  » Genk, c’est une ville calme. C’est tout ce qu’il faut pour un professionnel, ça te permet d’être entièrement concentré sur ton sport.  »

Ivan Fiolic en rigole. Le jeune Croate au visage encore adolescent rassemble ses notions d’anglais pour raconter ses premières expériences belges, quelques instants après être monté au jeu pour son baptême local, dans ce match déjà gagné contre Lommel.  » Avec ma copine, on avait l’habitude de faire nos courses assez tard. En Croatie, tu peux aller au magasin jusqu’à 22 heures. Ici, à 18 heures, tout est fermé.  »

Le prodige des vice-champions du monde, bien emballé dans son training bleu, embraye sur les raisons de sa venue. :  » Signer ici, ça a été une décision facile. J’avais envie de changer d’air, et je me souvenais que j’avais joué contre Genk il y a deux ans. J’ai bien aimé le club, j’ai senti qu’il s’y passait quelque chose de bien.  »

Fiolic est venu pour remplacer Alejandro Pozuelo. L’Espagnol est aussi insaisissable sur le terrain qu’en dehors à cause d’une clause prévue dans son contrat qui lui permet de négocier avec les candidats à partir d’un certain montant proposé à Genk.

Finalement, Pozuelo est resté. Le jeune Ivan, lui, est installé dans la couveuse limbourgeoise, où il peut soigneusement attendre son heure. Quinze heures plus tard et trois étages plus haut, Dimitri de Condé raconte le transfert du Croate dans une salle de réunion dont l’imposant mur vitré offre une vue imprenable sur la pelouse locale :  » C’est un grand avantage de pouvoir travailler de manière proactive, comme on l’a fait avec Fiolic. Les joueurs qui arrivent de certains championnats ont besoin de s’adapter à notre compétition, qui est exigeante sur le plan physique et athlétique. Ivan va pouvoir apprendre des autres, comme Pozuelo, et grandir sans subir une trop forte pression.  »

On en arrive quasiment au point où les entraînements sont plus difficiles que les matches.  » Jere Uronen

VALEURS ACADÉMIQUES

Le successeur de l’Espagnol aux pieds précieux ne devrait donc pas être un produit local. Genk a beau marteler que les jeunes pépites nationales restent son core-business, ses rivaux aiment se gausser de cette réputation de meilleur centre de formation du pays en rappelant que Leandro Trossard est le seul Belge formé au club à être installé dans le onze de base. Dimitri De Condé troque son pull bariolé contre la robe d’avocat de la défense :  » L’Académie reste notre priorité, mais on a aussi beaucoup d’ambition. Aujourd’hui, le niveau de notre groupe de joueurs est plus élevé, et c’est plus difficile d’intégrer des jeunes. On doit toujours essayer de trouver l’équilibre.  »

Pour les amateurs de produits locaux, c’est mercredi dernier qu’il fallait s’installer dans une Luminus Arena à moitié vide. Entre les perches, Nordin Jackers a plus souvent joué avec les pieds qu’avec les mains, s’aventurant même hors de sa surface pour devenir un onzième joueur de champ. À droite, Ruben Seigers a multiplié les courses, pendant qu’Heynen régulait le milieu de terrain. Dries Wouters, lui, n’a mis que deux minutes à faire parler de lui, déposant un coup franc imparable dans la lucarne lommeloise. Si c’est le jeune Kosovar Edon Zhegrova qui assure l’essentiel du spectacle, les talents du Racing se distinguent tous par leur aisance technique.

Sander Berge : l'Etoile du Nord du Racing.
Sander Berge : l’Etoile du Nord du Racing.© BELGAIMAGE

Le contrôle de balle, présenté par De Condé comme  » l’atout indispensable pour atteindre le plus haut niveau en Europe « , se travaille de l’autre côté de la chaussée, bordée d’échoppes les soirs de matches. La Jos Vaessen Talent Academy, ses locaux modernes et ses terrains délicieux ne sont qu’à quelques pas du stade.

 » Avec ce complexe, Genk a envoyé un signal depuis quinze ans « , raconte Koen Casteels, formé dans le Limbourg avant de traverser la frontière allemande. En 2001, à l’initiative du président Jos Vaessen, le Racing débourse 60 millions de francs belges pour investir dans les bâtiments qui doivent dessiner son futur. À l’époque, le club remporte son deuxième titre de champion, sous la conduite du Néerlandais Sef Vergoossen.

Proche de la frontière, Genk a forcément un peu de sang oranje dans son football. Un style encore cultivé récemment par les présences sur le banc de touche de Mario Been ou d’Albert Stuivenberg, pour un club au sein duquel les résultats n’ont jamais été un critère suffisant pour oublier le style. En 2005, le président Vaessen a d’ailleurs montré la porte de sortie à René Vandereycken, jugé coupable d’un football trop mathématique malgré une troisième place finale arrachée au bout d’un test-match contre le Standard.

UN BALLON DANS LA MINE

 » On a déjà eu beaucoup de présidents depuis le début des années 2000, mais tous ont suivi ce que Jos Vaessen a introduit « , raconte Roland Breugelmans, gourou de la formation locale qui se distingue grâce à sa longue chevelure bouclée.  » Et notre marque de fabrique en matière de jeu, c’est un football soigné. Nous voulons importer en Belgique ce que fait l’Ajax aux Pays-Bas.  »

Un souhait presque atypique, pour un club sorti des mines de charbon de Waterschei. Le genre de naissance qui prédispose plus aux longues courses qu’aux interminables phases de possession. Sur la pelouse, avant la rencontre, la mascotte Genkie, un mineur dont le visage surdimensionné aurait pu offrir une place au casting de Toy Story, rappelle les racines locales.

Dans la Zuidtribune, où sont rassemblés les Ultras locaux, les banderoles et les chants ont les couleurs de l’Italie. Les chants continus qui résonnent dans l’enceinte face à Zulte Waregem racontent une réconciliation entre les joueurs et le public, qui n’hésitait pas à les siffler au bout de quelques passes ratées quelques mois plus tôt, au plus fort de la crise.

 » Philippe Clement a beaucoup de mérite, surtout parce qu’il a ajouté cette mentalité régionale « , affirme De Condé.  » De notre côté, on regarde beaucoup le niveau technique des joueurs sur notre recrutement, mais notre région attend des joueurs qui mouillent leur maillot. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il faut balancer des ballons devant.  »

LE PRIX DU TALENT

Le style des hommes en bleu ne se négocie pas. Le plan est trop précis pour cela. Le sommet du continent exige l’excellence technique, et le président Peter Croonen rappelle que  » Genk veut être le fournisseur des plus grands clubs européens. Nous essayons d’amener nos talents jusqu’à la destination la plus prestigieuse possible. Même si dans les faits, nous devons encore passer par des étapes intermédiaires, comme la Lazio.  »

Du côté de Rome qui voit le football en bleu azur, Genk a installé Sergej Milinkovic-Savic. Passé par un club limbourgeois alors retombé dans l’anonymat national après sa période de gloire, le Serbe n’a pas eu le temps de marquer la Pro League, mais a aujourd’hui inscrit son nom à côté d’offres supérieures aux cent millions d’euros dans la presse spécialisée. Quand Genk, au bout d’années de dépenses excessives et sans transfert sortant d’envergure à cause des années de vaches maigres, a eu besoin de liquidités, le club s’est tourné vers la Lazio, toute heureuse de racheter (pour une somme comprise entre 15 et 20 millions, selon nos informations) le contrat de  » SMS « , qui comprenait un pourcentage à la revente de 50 % accordé aux Limbourgeois. Au total, Genk aura donc touché plus de trente millions grâce au Serbe. De quoi justifier sa réputation de club intraitable au moment où les chiffres arrivent sur la table.

 » Genk avait fixé la barre si haut qu’aucun club belge n’aurait pu payer la somme qu’ils demandaient pour moi « , expliquait Christian Kabasele, finalement parti pour Watford contre près de sept millions d’euros. Kalidou Koulibaly, aujourd’hui à Naples, confirme :  » Le président ne voulait pas entamer les négociations avec Naples à moins de dix millions.  » Cet été, c’est le talentueux Sander Berge qui attirait les regards étrangers. Lyon s’est notamment renseigné, mais le club a répondu que son Norvégien n’était pas à vendre. Son départ futur (pas encore à l’ordre du jour avant la fin de saison) devrait en faire le transfert sortant le plus cher de l’histoire de Genk. Un an plus tôt, le Celta Vigo avait également fait marche arrière face à la somme placée au bout des pieds de Leandro Trossard.

Genk : bleu pétrole

THIBAUT ET KEVIN

Si les plus gros transferts sortants de l’histoire du club sont des étrangers, les noms qui amènent les perles du monde entier dans le Limbourg ont la couleur locale.  » Notre carte de visite, même pour attirer les talents étrangers, c’est la réussite de Thibaut et Kevin. Les gants de Courtois et les pieds de De Bruyne ont été les armes majeures du dernier titre du Racing, et leurs visages sont en bonne place sur les murs de l’Académie.  »

 » Ce club possède une légende : Kevin De Bruyne « , affirmait Leon Bailey lors de sa période limbourgeoise. Le Jamaïcain poursuit, justifiant son choix pour les tuniques bleues du nord-est du pays :  » À mon âge, je voulais d’abord jouer et progresser. Je savais que dans cette optique, Genk était le club idéal.  »

 » Dans le monde du football, Genk n’est pas connu pour ses résultats historiques, mais pour son profil « , analyse Patrick Janssens, l’ancien directeur général du Racing.  » À savoir : un club avec une académie forte, qui offre la chance à de jeunes joueurs de percer.  »

 » Beaucoup de joueurs sont partis de Genk vers de grands clubs ces dernières années, c’est plus facile de grandir ici « , argumentait Nikolaos Karelis avant de prendre la route du PAOK. Tous ces étrangers prometteurs voient Genk comme un tremplin, et projettent d’y passer deux ou trois saisons.  » Et ça, dans le football actuel, ce n’est plus du court terme « , affirme De Condé.

PAROLES DE SCOUTS

 » L’une de nos forces, c’est que nous avons une excellente réputation auprès des jeunes joueurs et de leurs agents. Tout ça parce que beaucoup de jeunes talents ont déjà atteint un grand club étranger via Genk.  » L’analyse, parue dans les colonnes du Belang van Limburg, est signée Dirk Schoofs. L’ancien joueur de Lommel est à la tête de la cellule de scouting depuis près de deux ans, suite au départ de Roland Janssen, débauché par Manchester United. Il avait repris contact avec Dimitri De Condé, son ancien équipier, en 2016, quand ils avaient évoqué au détour d’une conversation le profil de Jere Uronen, que Schoofs avait suivi pour le compte du Beerschot.

 » Honnêtement, je n’avais jamais entendu parler de Genk à l’époque « , sourit le Finlandais au bout de ses deux passes décisives contre Zulte Waregem.  » Je ne connaissais pas la compétition belge. Mais quand un club s’intéresse à toi, tu regardes sur le net, tu te renseignes chez des amis, parfois même chez des amis d’amis.  » Le bouche-à-oreille emmène sa chevelure blonde jusqu’à la Luminus Arena, sans le moindre regret :  » Aujourd’hui, on a atteint quelque chose d’incroyable. On en arrive quasiment au point où les entraînements sont plus difficiles que les matches. C’est fou d’avoir un groupe de trente joueurs aussi talentueux.  »

Pour remonter aux sources de ce succès, il faut prendre l’escalier, pour arriver dans le bureau que partagent Dimitri de Condé et Dirk Schoofs. Si son prédécesseur s’était distingué pour avoir déniché Wilfred Ndidi au sein d’une journée où plus de cent Nigérians avaient défilé sur un terrain synthétique abritant un tournoi à Lagos, décrochant pour 100.000 euros un joueur finalement revendu 176 fois son prix, Schoofs a rapidement marqué des points en mettant la main sur son successeur.

Au fil des heures passées sur Wyscout, et des six à huit rencontres auxquelles il assiste au stade chaque semaine, le nouveau chef du scouting limbourgeois est tombé sur Sander Berge. Joseph Aidoo, le dynamique défenseur central ghanéen, est aussi passé par ses yeux avant de s’installer dans le Limbourg.

 » En plus des nombreux matches que nous voyons, nous travaillons aussi avec une entreprise néerlandaise qui propose des statistiques internationales marquantes « , explique Schoofs dans la presse locale. Par exemple, un arrière latéral auteur de quatre passes décisives en D1 danoise pour sa première saison chez les pros. Aujourd’hui, Joakim Maehle explose dans le couloir droit du Racing, après une année d’adaptation dans l’ombre de Clinton Mata. Pour une fois, Genk avait dû agir dans l’urgence, surpris par le départ impromptu de Timothy Castagne pour l’Italie suite aux tests médicaux ratés de Thomas Foket.

PROFILAGE

La dernière trouvaille de la cellule de scouting du Racing s’appelle Jhon Lucumi. Genk l’a débusqué en Colombie, sur des terres où Bruges avait pourtant établi ses quartiers depuis plusieurs saisons, assurant l’écolage européen de Carlos Bacca et José Izquierdo. Pour renforcer sa défense, le Club avait misé sur German Mera. En voyant évoluer Lucumi, tandis que Mera évolue désormais à Malines, les têtes pensantes du Jan Breydel doivent se mordre les doigts.

 » L’adaptation, c’est toujours une inconnue. C’était encore plus le cas pour Lucumi, car on a eu très peu de joueurs sud-américains par le passé « , reconnaît Dimitri De Condé.  » Sur le terrain, on a vu que c’était un gaucher avec de la vitesse et de la force, un profil comme on a l’habitude d’en voir dans la défense de Genk.  »

Le travail ne s’arrête pas là. Dimitri de Condé et ses scouts se rendent sur place, rencontrent le joueur, son entourage, sa famille. Avant de recruter Sander Berge, la délégation limbourgeoise avait longuement échangé avec le joueur, son père, et même l’ancien lierrois Kjetil Rekdal, son coach en Norvège.

 » Connaître le caractère des joueurs dès le début, c’est essentiel « , affirme De Condé.  » Tout comme être clair avec eux sur le club de Genk, ce qu’il représente, ce qu’il attend d’eux… Par le passé, on a eu des moments difficiles dans le vestiaire. On veut éviter cela en misant sur des jeunes qui ont l’ambition de progresser chaque jour.  »

Pelé Mboyo, transfert le plus cher de l’histoire du club jusqu’à la signature de Marcus Ingvartsen l’été dernier, est aujourd’hui le symbole de ce talent dont la mentalité n’a jamais cadré avec les attentes du public et des dirigeants limbourgeois, malgré des chiffres sur le terrain trop intéressants pour parler d’échec sportif.

Ally Samatta fait parler la poudre comme jamais.
Ally Samatta fait parler la poudre comme jamais.© BELGAIMAGE

L’année bleue ?

Les quatre buts plantés à Zulte Waregem font régner l’euphorie aux abords de la Luminus Arena.  » Ici, on subit moins de pression pour le titre qu’Anderlecht, Bruges ou le Standard « , admet le président Peter Croonen.  » C’est aussi ce qui nous permet d’être une parfaite couveuse pour les jeunes talents.  »

 » Aujourd’hui, on a trouvé un équilibre entre le style de jeu et la mentalité  » observe Dimitri de Condé.  » On verra où on en est dans les moments difficiles, parce qu’il y en aura. Il faudra voir comment le groupe réagit. Mais j’ai l’impression qu’on est plus forts qu’avant.  »

Les joueurs, eux, en sont persuadés.  » On croit en notre manière de jouer. Tout le monde a la même mentalité, veut proposer un football de qualité et est ambitieux « , lance Jere Uronen, dont le sourire en coin en dit long. Le visage est plus expressif chez Aly Samatta, mais le discours ne propose qu’un mystère de façade :  » Tout ça, c’est très bien, mais ce n’est pas encore la fin.  »

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