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Entretien avec Emilio Ferrera: « J’étais trop jeune pour entraîner Bruges et Genk »

Pierre Danvoye
Pierre Danvoye Pierre Danvoye est journaliste pour Sport/Foot Magazine.

Il est probablement le seul entraîneur à avoir travaillé à Bruges, à Genk, à Anderlecht et au Standard. Et il réalise aujourd’hui un parcours surprenant avec Seraing en D1B. Entretien de longue haleine.

« Je ne m’étais jamais senti aussi mal. » Emilio Ferrera a repris le boulot avec Seraing, invité surprise en haut du classement de D1B, mais il fait partie des statistiques Covid confirmé et il a bien morflé. Presque tout le staff, dont son T2 Marc Grosjean, a été contaminé. Dans un premier temps, il y a échappé. Puis il a logiquement suivi. « Les autres n’ont pas été trop touchés, mais pour moi, ça a été une galère d’une quinzaine de jours. J’étais fatigué comme jamais. J’avais mal partout. Ce qui m’inquiétait le plus, c’est que je n’arrivais pas à prendre le dessus. Tu penses que ça va durer six ou sept jours, mais après dix, tu ne vois toujours pas le bout. Dans la période où j’étais si mal, je n’avais même plus de contact avec mon staff. Je n’avais ni l’envie ni la force de prendre mon téléphone. J’étais à plat dans mon lit. Il y a carrément un match de mon équipe que je n’ai pas regardé, ça veut tout dire. Et il m’a fallu du temps pour récupérer l’odorat et le goût. »

Il sait qu’il ne reviendra pas tout de suite au top de sa condition. « En temps normal, j’essaie de courir presque tous les jours, minimum une heure. La première fois que j’ai réessayé, j’ai tenu péniblement une demi-heure, j’étais mort. La deuxième fois, je me sentais un peu mieux, j’ai fait un peu plus, puis j’ai été carbonisé le reste de la journée. J’ai compris que mon organisme n’était pas encore tout à fait d’attaque. J’ai développé un taux d’anticorps très élevé, ça veut dire que je serai en théorie protégé plus longtemps, mais aussi que le virus a frappé très fort. »

C’est un cliché, mais on apprend à relativiser après avoir traversé un truc pareil?

EMILIO FERRERA: Clairement. Je vois maintenant certaines choses autrement. Je m’imposais un rythme insoutenable. Je me levais à cinq heures, je démarrais à six, j’étais au club à sept heures et demie. Je prenais le petit-déjeuner avec le groupe, puis entraînement, lunch, un deuxième entraînement certains jours, encore du boulot après ça. C’était trop, je m’en rends compte maintenant. Avec le Covid, j’ai compris qu’on n’avait pas le droit de pousser tout le temps l’organisme dans ses derniers retranchements. Je m’impliquais peut-être d’une façon excessive. Je ne vais pas faire moins pour le club, mais je vais plus penser à ma santé. Je démarre un peu plus tard de chez moi. J’ai passé cinquante ans, je suis arrivé à un âge où il faut commencer à faire attention.

« La D1B, ce n’est pas très sexy, mais c’est très performant »

En repassant ta carrière en revue, j’ai découvert que tu avais joué à Seraing! Personne ne s’en souvient…

FERRERA:Joué, non… Je me suis simplement affilié ici quand je faisais mon service militaire dans la région. C’était au début des années 90, au moment où le club était en route vers la D1, au moment de l’arrivée des Brésiliens, Isaias, Wamberto, Edmilson. Je m’entraînais avec l’équipe réserve, je n’ai pas joué de match officiel. Je ne suis resté que quelques mois.

Avec le Covid, j’ai compris qu’on n’avait pas le droit de pousser tout le temps l’organisme dans ses derniers retranchements. »

Emilio Ferrera

Tu as gardé quel genre de souvenirs?

FERRERA: L’image d’un club qui essayait de faire ce qu’on essaie de faire pour le moment. Le club était en pleins travaux, dans tout. On rénovait des locaux, on aménageait des meilleurs terrains d’entraînement. Il y a encore du boulot. Là, on s’entraîne dans des conditions assez précaires. Les terrains sont un peu limites, mais ça s’explique aussi par le fait qu’on est montés très tard et que personne ne s’était préparé à jouer cette saison en D1B. Je connais les installations de Deinze, de Westerlo, de Lommel, de Bruges, on ne parle pas de la même chose. On doit être les moins bien lotis de la division, avec le RWDM, peut-être.

C’est un championnat très particulier. Seulement huit équipes, quatre matches contre chaque adversaire, tout le monde connaît parfaitement tout le monde. Il n’y a pas le risque de vite tomber dans une routine?

FERRERA: Oui, c’est vrai, il y a de la routine, mais c’est un championnat performant, exigeant. On critique souvent la D1B, mais si on avait gardé seize équipes, il y aurait eu un risque que le niveau soit moins élevé. Là, c’est très élevé. La meilleure preuve, c’est le parcours que Louvain et le Beerschot font cette saison en ayant gardé l’ossature de l’année dernière. On critique la formule parce qu’elle n’est pas très sexy, mais elle est performante au niveau sportif, et c’est ça le plus important. J’avais déjà connu la D1B à huit clubs il y a quelques années avec Louvain, j’avais détesté. Ce n’était pas du tout le même football. Tout le monde attendait une erreur de l’adversaire, on passait son temps à se neutraliser. Ce n’est plus comme ça aujourd’hui, il y a une majorité d’équipes positives et ça se reflète dans les scores, dans le nombre de buts marqués. C’est beaucoup plus agréable. Dommage que ce championnat ne soit pas plus médiatisé. Les matches passent en direct à la télé, ça peut paraître paradoxal, mais à côté de ça, qui parle de la D1B? Qui aurait été capable de citer trois joueurs du Beerschot en fin de saison passée? C’est un championnat pour les professionnels, pour les recruteurs.

Qu’est-ce qui a provoqué l’évolution vers un jeu plus offensif?

FERRERA: La mentalité des entraîneurs, je pense, et aussi les ambitions des clubs. Plusieurs équipes ont clairement l’ambition de monter, avec des budgets très élevés.

Emilio Ferrera, le coach de Seraing.
Emilio Ferrera, le coach de Seraing.

« On évolue tous, on ne reste pas figé dans un foot bien précis pendant toute sa carrière »

On connaît ta rigueur! Comment tu réagis quand ton équipe gagne 3-2 ou 5-3? Tu te dis que c’est chouette d’avoir marqué autant ou tu râles parce que vous avez encaissé autant?

FERRERA: Ce foot organisé, c’est l’image qu’on a souvent donnée de moi, je sais. Mais il faut voir le contexte. En début de carrière, j’ai surtout dû travailler dans des clubs qui avaient peu de moyens. Dans ces moments-là, tu fais avec ce que tu as. Maintenant, j’ai x années de plus, x années d’expérience. On évolue tous. On ne reste pas figé dans un foot bien précis pendant toute sa carrière.

On ne s’attendait pas à faire des clean sheets toutes les semaines. Notre façon de jouer comporte des risques. On était conscients qu’on allait régulièrement mettre nos défenseurs à mal, que ça allait probablement signifier pas mal de buts encaissés. Mais j’avais aussi plein de confiance en nos capacités offensives. Et c’est prouvé entre-temps, on marque beaucoup. D’un côté, on peut se dire qu’une équipe qui encaisse autant va avoir du mal à jouer le titre. De l’autre, on peut penser qu’une équipe qui marque autant ne va pas jouer le maintien. Et notre objectif, c’est purement le maintien.

Il n’a pas varié entre-temps, vu votre début de parcours?

FERRERA: L’ambition, c’est toujours de rester en D1B et d’améliorer les joueurs. Évidemment, je suis surpris par notre classement actuel. Je ne m’attendais pas à ce qu’on soit aussi près de la première place après un tiers du championnat. Pas parce que les joueurs n’ont pas assez de talent, mais parce qu’on n’avait pas préparé la saison dans l’optique de jouer le haut du classement. L’optique, c’était plus d’améliorer les jeunes de Metz et d’amener les nôtres à un haut niveau. C’étaient plus des objectifs individuels qu’un objectif d’équipe.

La collaboration avec Metz se passe bien?

FERRERA: C’est dommage que ça m’arrive si tard dans ma carrière! J’ai rarement travaillé avec des gens qui comprennent aussi bien comment je vois les choses, ma philosophie de jeu, ma méthodologie d’entraînement. J’avais déjà connu ça deux fois dans le passé, au Lierse puis à Anderlecht, avec Herman Van Holsbeeck. Ici, c’est d’autant plus agréable que je ne ressens pas de pression de résultats. Les gens de Metz sont toujours là pour nous soutenir, mais ils ne sont jamais encombrants. Et je ressens en permanence le soutien du président, Mario Franchi, qui veille notamment à l’ancrage local.

J’avais déjà connu la D1B à huit clubs il y a quelques années avec Louvain, j’avais détesté. »

Emilio Ferrera

Tu as l’impression que les jeunes de Metz ont déjà passé un palier depuis qu’ils sont arrivés?

FERRERA: J’espère que oui, ce serait désolant si ce n’était pas le cas… Ils jouent régulièrement, ils progressent. Le cas le plus frappant, c’est évidemment Georges Mikautadze. Il en est déjà à une quinzaine de buts alors que sur toute la saison dernière, je crois qu’il n’en avait mis que six avec la réserve de Metz. Je comprends pourquoi Metz a failli le garder pour son noyau pro cette saison.

Seraing a l’ambition de jouer en D1A à plus long terme?

FERRERA: Pour ça, il faudra avoir de meilleures infrastructures pour le travail au quotidien. Sinon, ce sera un problème. Et le deuxième objectif, ce sera d’avoir plus de monde au stade. À quoi ça sert de jouer en D1A si tu n’as pas de public? Le club est resté longtemps en dehors du monde professionnel, ça se sent au niveau de l’engouement. Mais ce serait fabuleux de replacer Seraing en D1A, évidemment.

« Un C4 est toujours aussi douloureux »

Vous allez jouer le Standard en Coupe, c’est le meilleur tirage possible?

FERRERA: Pour les gens de Seraing, oui, c’est magnifique, c’est le tirage rêvé. Surtout que ça va se jouer chez nous. Seraing n’a jamais battu le Standard en match officiel, il paraît. Je ne dis pas qu’on va le faire, mais ce sera une belle affiche qui va peut-être nous permettre de renverser l’histoire. Et une qualification me permettrait d’utiliser plus de joueurs. Parce que j’en ai beaucoup. C’est un choix qu’on a fait, vu le Covid. Si on a quatre ou cinq joueurs contaminés, on est obligés de jouer quand même. C’est un risque, alors on a choisi d’élargir le groupe. Mais qu’est-ce que je vais faire avec 27 ou 28 joueurs si la Coupe se termine en janvier? J’en ai trop qui ne jouent pas alors qu’ils mériteraient d’avoir du temps de jeu. Il y a quelque chose de diabolique dans le système. À cause du Covid, on a moins de recettes, donc ce serait logique de diminuer les dépenses. Mais on doit avoir plus de joueurs et donc la masse salariale augmente.

Tu sais combien d’employeurs tu as eus depuis que tu entraînes?

FERRERA: C’est souvent péjoratif, une question comme ça… Les gens interprètent ça de façon négative.

Plus de 25 employeurs en un peu plus de 25 ans…

FERRERA: Déjà, j’ai souvent eu la malchance de me retrouver dans des clubs qui tombaient dans une crise institutionnelle. Des crises qui débouchaient sur une faillite ou une reprise. En général, c’est suivi de l’arrivée d’un nouveau staff technique. Ça a été le cas à Beveren, au Lierse, au RWDM. Quand j’étais à Bruges, il y a eu une grosse crise aussi, Michel D’Hooghe est parti, Marc Degryse aussi. Même chose à Genk, Gunther Jacob m’a amené puis est parti, Dirk Degraen a suivi. À Anderlecht, ça se passait bien avec les Espoirs, mais Roger Vanden Stock a subitement décidé de vendre ses parts. Je ne crois pas qu’Herman Van Holsbeeck et lui m’auraient laissé partir. Marc Coucke est arrivé et il m’a félicité pour notre titre. Je suis le premier entraîneur qui lui a permis de gagner un prix!

Le premier C4 fait mal puis, plus les années passent, mieux on les digère?

FERRERA: Non, chez moi c’est toujours aussi douloureux. Et certains départs sont encore plus difficiles que d’autres. Par exemple, à Bruges, tout a été fait dans les règles de l’art, avec une grande correction. À côté de ça, à Genk, j’ai été traité comme un chien. Tôt le matin, j’étais encore à la maison, ma femme a reçu un message: « Courage à Emilio ». On venait d’annoncer à la radio que j’étais dehors, je n’étais même pas au courant.

Il y a un sentiment d’injustice quand on se fait licencier?

FERRERA: Injustice, je ne sais pas, mais quand tu parles du nombre de clubs où je suis déjà passé, c’est intéressant de voir le nombre de fois où j’ai atteint les objectifs qu’on m’avait fixés au départ.

« Dans un grand club, tu ne peux pas mettre tous les joueurs sur le même pied »

Tu es peut-être le seul entraîneur qui a travaillé pour Bruges, Genk, Anderlecht et le Standard. C’est une fierté?

FERRERA: Oui, parce que je viens du foot provincial, du monde amateur. Et à l’époque, c’était encore plus difficile que maintenant de recevoir une chance dans un club pro si on n’avait pas joué chez les professionnels. Je suis fier d’avoir su gravir les échelons, et obtenir un contrat dans les grands clubs, c’est encore plus valorisant. Mais avec le recul, j’ai compris une chose: j’étais trop jeune pour entraîner Bruges et Genk. Par exemple, quand tu es jeune, tu as tendance à mettre tous tes joueurs sur le même pied. Mais ça, dans un grand club, ça ne va pas. Parfois, si une star arrive un peu en retard ou s’entraîne moins bien, tu dois faire comme si tu n’avais rien vu, tu dois être plus conciliant. Quand tu es jeune, aussi, tu as tendance à sur-analyser, à sur-travailler, à accorder plein d’importance à des détails qui n’en valent pas la peine. Ça ne sert à rien, parce que ça reste du foot. Au final, quand un grand club fait confiance à un jeune entraîneur, c’est dangereux. Pour le club et pour l’entraîneur.

Emilio Ferrera:
Emilio Ferrera: « J’étais trop jeune pour Bruges et pour Genk. »© Belgaimage Christophe Ketels

« Bielsa et Sacchi sont mes références, plus que Cruijff ou Guardiola »

Tu as toujours l’ambition de travailler dans un club qui se bat pour gagner des titres?

EMILIO FERRERA: Tu ne sais jamais ce que l’avenir te réserve. Mais un projet comme celui de Seraing, avec des jeunes qui n’ont pas encore connu le haut niveau, des jeunes que je peux aider à y arriver, c’est parfait pour moi. Je suis enseignant de formation, ça joue. C’est pour ça aussi que j’ai vraiment aimé mon passage chez les Espoirs d’Anderlecht. En cours de saison, huit joueurs de mon équipe étaient montés dans le noyau de première et ils ont tous joué. On est venu chercher chez moi Alexis Saelemaekers, Sebastiaan Bornauw, Francis Amuzu, Albert Sambi Lokonga,… Alors qu’on ne considérait pas que c’était une génération exceptionnelle. La preuve: ils étaient pratiquement tous en fin de contrat.

Mais ça doit être grisant de batailler pour des trophées, pour une qualification européenne?

FERRERA: Il y a une question que je me suis souvent posée. Est-ce qu’il faut juger un entraîneur sur les prix qu’il gagne? J’ai beaucoup plus d’admiration pour ceux qui ont laissé une trace footballistique, méthodologique, philosophique. Pour moi, Marcelo Bielsa reste la référence. Il a gagné très peu parce que, volontairement, il ne choisissait pas des équipes du top. Mais il laisse une trace. Même chose pour Arrigo Sacchi. Lui non plus n’a pas gagné énormément de prix. Mais il laisse un héritage. Que ce soit Bielsa ou Sacchi, quand tu voyais leur équipe jouer, tu reconnaissais immédiatement leur style, leurs idées, leur griffe. Même quand ils travaillaient avec des joueurs moins bons, ils arrivaient à dupliquer leur philosophie. Alors que si tu mets Pep Guardiola à la tête d’une petite équipe, je ne suis pas sûr qu’il arrivera à la sauver. C’était la même chose avec Johan Cruijff. Parce que leur philosophie n’est applicable qu’avec des joueurs de grand talent. Leur football n’est réalisable que si leur équipe est beaucoup plus forte que l’adversaire.

Entretien avec Emilio Ferrera:
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« Quitter Dudelange, c’était ma décision »

Tu as quitté le club luxembourgeois de Dudelange en septembre 2019, juste avant le premier match de poules d’Europa League. Licencié, selon la version officielle.

EMILIO FERRERA: Pas du tout! Je n’ai pas voulu en parler dans la presse et ça a été une erreur parce que le club a transformé mon départ en licenciement alors que c’était une démission. Ça m’aurait arrangé d’être mis dehors, j’aurais au moins touché des indemnités… Je ne pouvais plus rester. Mon président là-bas, Flavio Becca, est un homme attachant. On avait des discussions agréables. C’est un homme d’affaires brillant. Mais dès qu’il était question de foot, c’était plus compliqué. Et j’avais du mal avec la façon dont il voyait son rôle vis-à-vis de son entraîneur et des joueurs. Il était impliqué à Dudelange, Virton et Kaiserslautern, j’avais signé pour un projet global, pour m’occuper des trois clubs. Mais il m’a demandé de me concentrer sur l’Europe et on a réussi à se qualifier pour les poules de l’Europa League alors qu’il avait entre-temps casé à Virton les meilleurs joueurs de Dudelange. Cette qualification, c’était un véritable exploit, Becca lui-même ne l’avait pas imaginée, le club a encaissé entre trois et quatre millions. Forcément, en devant batailler des jeudis pour l’Europe, on a perdu des plumes le week-end en championnat. Il ne le comprenait pas, c’était la crise et j’ai préféré partir.

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