Comment les réseaux sociaux ont changé la face du football

Lionel Messi, Didier Lamkel Zé et l’ailier droit de la JS Éghezée ont un point commun: ils sont tous sur les réseaux sociaux. Et leur club aussi. Une blague, une plaisanterie, une vidéo du vestiaire… Ces images leur permettent de dévoiler une partie de leur quotidien. Mais cherchent-ils uniquement à s’attirer de la sympathie ou cela cache-t-il autre chose?

 » Carl Hoefkens signe à Bruges jusqu’en 2011″, peut-on lire le 21 août 2009 sur le site internet du Club. Dans un article de 428 mots, le défenseur explique qu’il est « particulièrement heureux » de venir à Bruges. On y voit aussi sa photo en format timbre-poste. Pas de tambour ni de trompette. L’article suivant parle d’un carnet de bons valable chez Delhaize et réservé aux abonnés. Un peu plus tard, on annonce que CLUBtv retransmettra les premières images d’Hoefkens à l’entraînement. Pas sur le site du Club Bruges, mais sur les chaînes régionales Focus et WTW.

Les clubs bien armés sur le plan digital sont ceux qui ont le moins souffert de la crise.

Dix ans plus tard, le 5 août 2019, un autre Diable rouge quitte l’Angleterre pour Bruges. Là encore, le site internet du club annonce l’arrivée de Simon Mignolet. Mais cette fois, les réseaux sociaux tournent également à plein régime. Dans une vidéo parfaitement réalisée sur un bateau, Mignolet salue la ferveur des fans des deux côtés du canal. Un montage réalisé avec des images de supporters de Liverpool et de Bruges, son ancien et son nouveau club. Le Club Bruges veut susciter l’émotion et il y parvient. La vidéo est réalisée par Club Media House, une société de production interne, qui emploie six collaborateurs et des free-lances. « Quand un grand transfert se prépare, nous sommes mis dans la confidence, ce qui nous permet de l’annoncer de la meilleure des façons », explique Kirsten Willem, responsable de la communication du Club Bruges.

Resserrer les liens entre joueurs et fans

Depuis que tout le monde a un smartphone, l’envie de mater des vidéos légères sur les réseaux sociaux a explosé. Dans le même temps, notre temps d’attention diminue de plus en plus: entre 2000 et 2015, il est passé de douze à huit secondes. Les highlights et les buts sont devenus plus importants que les matches entiers. Devant l’afflux de posts sur Twitter et Instagram, les clubs doivent de plus en plus faire preuve d’originalité pour capter, pendant cinq secondes, l’attention du consommateur digital qui scrolle sa timeline à la vitesse de l’éclair. Il ne suffit plus d’annoncer la composition du noyau ou de donner quelques nouvelles des blessés. Depuis l’arrivée de Willem au poste de conversation manager, ce qu’on appelait avant un responsable des relations publiques, beaucoup de choses ont changé. En 2011, le Club Bruges n’avait qu’une page Facebook, suivie par 5.000 fans. « Nous avons été le premier club belge à miser à fond sur les réseaux sociaux. Nous avons impliqué les fans en leur montrant des images inédites. Au début, nous les enregistrions. Maintenant, nous avons une équipe de rédaction qui produit du contenu. » Depuis peu, Club Media House a même son propre studio de télévision au Basecamp de Knokke. Les clubs de football deviennent de plus en plus des entreprises médiatiques.

Comment les réseaux sociaux ont changé la face du football
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C’est ainsi que le Club Bruges offre à ses fans la possibilité de voir ce qu’il se passe en coulisses. Au cours des play-offs de 2018-2019, lors desquels Bruges a perdu le titre, on a vu Ivan Leko sermonner Siebe Schrijvers dans le vestiaire. « Comme Leko auparavant, Philippe Clement nous permet de tout filmer », dit Willem. « Ensuite, nous opérons une sélection et nous la présentons à l’entraîneur. Il n’en fait pas un problème, car il sait que nous travaillons dans l’intérêt du groupe. Toutes nos productions répondent aux valeurs du club: No sweat, no glory. Le but: renforcer la marque Club Bruges. »

Les réseaux sociaux créent ainsi le lien avec les fans. En montrant que les joueurs sont aussi des hommes faits de chair et de sang, ils réduisent le fossé avec le supporter lambda. De plus, des canaux comme Instagram, TikTok ou YouTube touchent des jeunes, qui ne lisent pas forcément les journaux et regardent beaucoup moins la télévision. « L’objectif est de resserrer les liens entre les joueurs et les fans », confirme Brecht Schelstraete, Communication & Marketing Manager de l’Union belge, qui a notamment collaboré aux Défis des Diables. « C’était en 2012 et c’était notre première campagne réalisée entièrement sur les réseaux sociaux. À l’époque, Facebook et Twitter étaient en plein boum. Nous avons bien réagi et bien mesuré l’effet. »

Les Défis des Diables, toujours lancés en premier lieu sur Facebook, rassemblent le pays derrière l’équipe nationale. Bien entendu, la croissance sur les réseaux sociaux reste avant tout dépendante des résultats. Mais tant à Bruges qu’en sélection, les deux sont allés de pair. « Ce qui est bien, avec les réseaux sociaux, c’est qu’une bonne idée permet de toucher beaucoup de monde en peu de temps », dit Schelstraete. « Lorsque nous avons dévoilé la sélection des U21 par un film d’animation dans le style South Park, celui-ci a été repris par les médias sportifs du monde entier. »

Compenser le manque à gagner

Les clubs de football accordent-ils autant d’importance aux réseaux sociaux juste pour faire plaisir à leurs fans? Non, évidemment. Aucune autre « marque » ne suscite autant de loyauté que onze hommes en short courant derrière un ballon. Cet amour pour le club génère de l’argent. De chouettes vidéos ou des tweets sympas, accompagnés du bon logo peuvent séduire les sponsors. En 2021, ceux-ci ne se contentent plus de voir leur nom sur les manches du maillot ou sur un panneau au bord du terrain. « Pour construire une marque, il faut être présent dans les médias. La radio, la télé et les journaux, mais aussi les réseaux sociaux », dit Wim Lagae, professeur en marketing du sport à la KU Leuven. « Avant, les clubs ne pouvaient s’adresser à leurs fans que par le biais d’une newsletter. Maintenant, ils ont un tas de canaux à leur disposition. » Une maison de production comme Club Media House ne produit plus seulement du contenu, c’est aussi une agence de publicité. Elle ne coûte pas d’argent, elle en rapporte.

En cette période difficile, où les recettes de matches sont en chute libre, une bonne empreinte digitale peut compenser en partie le manque à gagner. C’est ce qui ressort de « Football Money League », le rapport de Deloitte sur la comptabilité de vingt grands clubs européens. Sa conclusion: les clubs bien armés sur le plan digital sont ceux qui ont le moins souffert de la crise. Des dix plus grands clubs européens, c’est le Bayern Munich qui a perdu le moins de revenus. Chaque semaine, il fait un live interactif et il a un partenariat avec Douyin, le TikTok chinois. Lors de l’Audi Summer Tour virtuel, il diffuse des images des entraînements live et défie virtuellement ses fans. Cela lui permet non seulement de leur faire plaisir, mais également d’attirer des sponsors. « En période de Covid, les gens ont besoin de s’amuser », dit Siebe Derdelinckx, de Sporthouse Group, une firme qui s’occupe des réseaux sociaux de sportifs, d’entreprises sportives et d’organisations comme Flanders Classics (cyclisme). « Les sportifs connaissent mieux que jamais l’importance de leurs sponsors. Pendant le confinement, les coureurs cyclistes ont multiplié les posts dans leur intérêt, afin d’éviter à leur équipe de tomber en faillite. » Lagae reconnaît également cette évolution du digital: « Les clubs veulent compenser et utilisent davantage les réseaux sociaux. Mais il faut pouvoir doser. Le contenu doit être pertinent pour les fans et faire la différence. » Pour Timothy Robeers, professeur en sciences de la communication à l’Université d’Anvers, la frontière est ténue. « La fan base dépend généralement du vécu d’un club. Les études démontrent qu’il est important d’entretenir cette communauté. Les fans n’aiment pas que leur club joue trop la carte commerciale. L’équilibre est essentiel. »

Le Portugais Cristiano Ronaldo, star inconstestée des réseaux sociaux, avec 265 millions de followers sur Instagram.
Le Portugais Cristiano Ronaldo, star inconstestée des réseaux sociaux, avec 265 millions de followers sur Instagram.© getty

Faire du club un produit sexy

Sur les réseaux sociaux, l’engagement est encore plus important que le nombre de followers. Il se reflète dans les commentaires, les likes et les retweets. La pandémie a encore renforcé cette importance. Pour faire réagir le public, il est important d’être reconnaissable, d’avoir de la personnalité. L’AS Rome l’a très bien fait en présentant le gardien suédois Robin Olsen avec un mode d’emploi IKEA. Sur Twitter, la Roma cherche surtout à être marrante, afin que même les fans des clubs rivaux suivent son compte. C’est ainsi que, sur le plan commercial, le club lutte dans une catégorie supérieure à la sienne.

Sur les réseaux sociaux, il n’est pas nécessaire d’être le plus grand club pour arriver à quelque chose.

Jelle Brulez, manager commercial du KV Courtrai

Cette tactique peut pourtant déplaire aux véritables fans. Lorsque Mainz 05 tweete « Mainz06 » après une lourde défaite 6-0 au Bayern, le suiveur neutre de la Bundesliga trouve ça drôle, mais le supporter qui s’est déplacé de Mayence en Bavière n’a pas envie de rigoler. Les fans de Venlo, battus 13-0 par l’Ajax, espéraient aussi davantage de compassion de la part de leur propre équipe web, qui après chaque but envoyait un GIF humoristique.

Courtrai a été plus malin en réalisant un montage dans lequel Barack Obama se présente comme fan du club. Ou un autre dans lequel David Luiz pleure parce qu’il ne peut pas demander un autographe à l’entraîneur le jour de la journée portes ouvertes. « Nous voulons nous positionner comme une marque drôle sur les réseaux sociaux », dit Jelle Brulez, le manager commercial. « Nous ne voulons pas être le plus grand club, mais le plus sympa. »

Courtrai présente également des mini-documentaires sur Djamel Zidane, un attaquant légendaire des années 80, sur Anthony Van Loo ou sur le Malaisien Hakim Luqman. « En matière d’engagement, nous devançons certains clubs du G5 », dit Brulez. « Encore une fois: sur les réseaux sociaux, il n’est pas nécessaire d’être le plus grand club pour arriver à quelque chose. Ces réseaux font partie de la stratégie marketing qui vise à faire du club un produit sexy. » Et ça semble fonctionner car, malgré une onzième place lors de la saison précédant la crise sanitaire, Courtrai a gagné 22% de spectateurs et vendu 5% d’abonnements en plus. »

Macro-influenceurs

Les clubs ne sont pas les seuls à agir en ligne. Les footballeurs sont omniprésents également. Selon Lagae, ce sont des « macro-influenceurs ». Les marques, surtout celles qui s’adressent aux jeunes, se bousculent pour associer leur nom à celui de stars qui attirent des millions de followers. Une firme comme Sporthouse Group s’occupe des réseaux sociaux de joueurs. Fondée par Sam Kerkhofs (le cousin de Kat, la femme de Dries Mertens), elle travaille avec Kevin De Bruyne, Youri Tielemans et Dennis Praet, mais aussi Philippe Gilbert et les Borlée.

« Nous leur demandons ce qu’ils veulent qu’on retienne d’eux lorsqu’ils auront arrêté », dit Siebe Derdelinckx. « Sur cette base, nous fixons des objectifs, des moments-clés dans une saison. Pour un joueur évoluant en Belgique, ça peut être les play-offs, par exemple. Sur les réseaux sociaux, nous mettons alors en valeur ces grands moments. » L’objectif est que les joueurs puissent se concentrer sur ce qu’ils savent faire le mieux: jouer au football. Mais rien n’est jamais diffusé sans leur accord. « L’authenticité est cruciale. C’est pourquoi nous leur laissons aussi la liberté de poster ce qu’ils veulent. Les jeunes, surtout, maîtrisent bien les réseaux sociaux. »

Comment les réseaux sociaux ont changé la face du football
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Les agents demandent aussi régulièrement à Sporthouse d’empêcher les joueurs de poster n’importe quoi. « Nous veillons à adapter le ton ou nous leur suggérons de faire quelque chose sur un thème sociétal. » Celui-ci doit cependant correspondre au joueur en question car l’authenticité est essentielle. Sporthouse Group dresse ainsi un profil de chaque client. « Ça nous permet de diriger les sponsors dans la bonne direction. Si Audi veut lancer une campagne avec un joueur, la marque se laisse parfois aveugler par le nombre d’abonnés, mais un joueur qui a deux millions de followers ne sera un bon plan que s’il aime les voitures. »

Les réseaux sociaux évoluent aussi constamment. Les modes se succèdent. « À l’Union belge, depuis 2012, nous travaillons avec des embedded content creators, des collaborateurs qui se lèvent et vont dormir en même temps que nos équipes nationales », dit Schelstraete. « Ils font partie du staff technique et donnent des infos de l’intérieur. Avant, ces content creators travaillaient dans l’anonymat. Maintenant, on voit de plus en plus souvent leur visage. Depuis peu, l’Union belge a deux Belgian Red Reporters sur Instagram.

Chez Sporthouse aussi, on constate une évolution. Les organisateurs d’événements sportifs demandent de plus en plus de données. C’est un peu le Saint Graal, car ces données valent de l’argent. « Sur les réseaux sociaux, les clubs ouvrent les portes des coulisses », dit Derdelinckx. « Mais ce qu’ils veulent avant tout, c’est attirer les fans sur leurs plate-formes. Sur TikTok ou Instagram, un club peut inciter ses abonnés à ouvrir un compte. Cela lui permet de mener des campagnes – pour un tournoi de jeunes pour lequel les parents doivent acheter un ticket, par exemple – ou d’associer les sponsors au public idéal. Quand 40% des suiveurs ont entre 18 et 25 ans, ça vaut sans doute la peine de faire quelque chose avec un jeu comme FIFA. »

Le club qui parvient à déterminer le profil de ses fans – en associant les données démographiques au comportement sur internet, à l’achat de tickets, de merchandising ou de boissons – a de l’or entre les mains. C’est ainsi qu’à Courtrai, les abonnés ont accès à du contenu exclusif sur MyKVK, une plate-forme associée à un système de payement sans argent. D’autres clubs ont des systèmes comparables. C’est pour cela que les réseaux sociaux leur tiennent tellement à coeur. Et si les fans sont prêts à laisser un rein pour du contenu, ils ne rechigneront pas à confier leurs données personnelles.

Marcus Rashford et Anthony Martial
Marcus Rashford et Anthony Martial© AFP

Une arme à double tranchant

Fin décembre, après le match face au Club Bruges, le médian de l’Antwerp Faris Haroun découvrait un tweet raciste à son égard. Celui-ci émanait sans doute d’un illustre anonyme planqué derrière son téléphone. Malheureusement, des incidents du genre sont fréquents. En Angleterre, ces derniers temps, on ne compte plus les cas. Marcus Rashford, Anthony Martial (tous deux de Manchester United) et Reece James (Chelsea) y ont été confrontés. Pour The Guardian, c’est un phénomène comparable à celui du hooliganisme, dans les années 70 et 80. À l’époque, les gamins se prenaient pour des hommes parce qu’ils se tapaient dessus. Maintenant, ils agissent en ligne. Un jour, un type a jeté une pierre dans la vitre de la maison de Frank De Bleeckere. Dernièrement, l’arbitre anglais Mike Dean a été menacé de mort sur internet.

« Les réseaux sociaux, c’est une arme à double tranchant », dit Timothy Robeers, professeur en sciences de la communication à l’Université d’Anvers. « Ils donnent une tribune à chacun, mais renforcent aussi le sentiment de nous contre eux. Les fans s’affrontent sur un champ de bataille virtuel. »

C’est pourquoi la haine est si présente sur les réseaux sociaux. Robeers sait que des athlètes participant aux Jeux Olympiques font appel à des gens pour s’occuper de leurs réseaux sociaux uniquement afin d’éviter l’impact psychologique de ceux-ci. Car on peut lire les pires choses sur les réseaux sociaux. « À cause du sentiment d’impunité », dit Robeers.

C’est pourquoi, en Angleterre, les joueurs, les clubs et les fédérations appellent les plate-formes et les firmes technologiques qui les gèrent à agir. Même le Prince William se fait entendre. « Nous avons tous la responsabilité de créer un environnement qui ne tolère pas de tels abus », dit-il. Nombreux sont ceux qui estiment que les posts racistes doivent être enlevés plus rapidement et que ceux qui les envoient doivent être bannis. Il serait utile que tous les utilisateurs soient identifiés. Instagram a déjà fait savoir que les utilisateurs qui « insultent les joueurs de football » seraient bannis plus rapidement. En Belgique, la Pro League veut sanctionner toute forme de racisme, en ligne ou non, par une interdiction de stade.

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