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Anderlecht : Porté disparu

Guillaume Gautier
Guillaume Gautier Journaliste

Kick and rush, parfois. Power-football, presque toujours. Pour évoquer les prestations d’Anderlecht, il faut désormais parler en anglais. C’est l’histoire d’un club qui a perdu sa poésie pour gagner des livres sterling. Un club qui ne sort plus le champagne du frigo que pour fêter des titres sans saveur.

 » Je ne comprends pas qu’on puisse jouer aussi mal.  » Comme souvent, quand les mots  » Anderlecht  » et  » crise  » viennent se tutoyer dans la même phrase, Herman Van Holsbeeck joue les paratonnerres. Dépassés par les événements et les Ostendais sur la pelouse du Schiervelde, les Mauves viennent de connaître leur première défaite des play-offs. Anderlecht présente le meilleur bilan de cette phase aller, avec un 10/15, mais l’ambiance est électrique. Comme une dispute qui éclate après des semaines de non-dits.

Trois jours plus tôt, dans les travées de la Ghelamco Arena, Besnik Hasi parlait de bonne opération mathématique après un partage sans saveur – et surtout sans jeu – face au champion sortant, pourtant loin de sa superbe. Questionné sur la posture défensive de son onze, l’Albanais s’agace :  » Que devions-nous faire ? Organiser une journée portes ouvertes ?  »

Hasi ne comprend pas, parce que ses hommes ont fait preuve de courage, de discipline et de solidarité. Le problème, c’est que ces mots sont plus souvent associés à des matches de Waasland-Beveren ou de Westerlo. Mais là, on parle d’Anderlecht. Et on imagine mal un supporter des Mauves montrer fièrement le résumé de ce match à un extra-terrestre en guise de définition du fameux  » We Are Anderlecht. « 

Le slogan est lancé. Herman Van Holsbeeck lui-même n’a pas hésité à l’entonner lors de la réception de Nouvel An des collaborateurs du Sporting, pour leur rappeler qu’il fallait se serrer les coudes à l’approche du sprint final. Mais pour le définir, il faut quitter les couloirs du stade Constant Vanden Stock et donner la parole à Jean Kindermans.

La saison dernière, alors que le Sporting s’apprête à recevoir le grand Barça dans le cadre de la Youth League, le directeur du centre de formation anderlechtois prend la parole devant les hommes de Mo Ouahbi :  » Ce soir, vous affrontez un adversaire prestigieux. Mais n’oubliez pas non plus ce que représente Anderlecht. N’oubliez pas l’histoire que ce club véhicule. We-are-Anderlecht. « 

UN PONT TROP LOIN

Mais finalement, c’est quoi  » être Anderlecht ?  » Attablé dans son bureau, où les plus grandes réussites de la formation mauve trônent en bonne place sur les murs, Kindermans explique que  » la possession de balle, ça fait partie d’une culture. D’une philosophie. À Anderlecht, on essaie d’avoir 70% de possession de balle, avec la création d’occasions de but en nombre conséquent.  »

1.600 mètres séparent le centre de formation de Neerpede et le stade Constant Vanden Stock. La route est simplissime. Gauche, droite, franchir le pont sur le ring et puis tout droit jusqu’au stade. Et pourtant, c’est suffisant pour que la philosophie de jeu du Sporting se perde en chemin. Parce que la possession ne fait visiblement plus partie du langage d’un club qui a remporté cinq matches en Europa League cette saison sans jamais avoir le ballon.

40,2% de moyenne face à des équipes comme Monaco ou Qarabag, pas franchement réputées pour leur amour du tiki-taka. Dans ses duels face à Hein Vanhaezebrouck, Hasi n’a eu le ballon qu’à une seule reprise. C’était lors du dernier match de la saison dernière, face à des Buffalos plus occupés à fêter leur titre qu’à penser leur football.

 » C’est vrai que ça devient fréquent, mais ça reste tout de même surprenant à chaque fois « , confie l’entraîneur de Gand quand on le confronte à la statistique. Surprenant, aussi, pour les jeunes de Neerpede, obligés d’adapter leur façon de jouer dès qu’ils poussent les portes du vestiaire des grands. Comme s’ils avaient étudié de la poésie toute l’année, et que leur feuille d’examen contenait seulement une équation trigonométrique à résoudre.

 » La crédibilité passe par les résultats sportifs « , affirmait Herman Van Holsbeeck dans nos colonnes à l’occasion de ses dix ans passés à la direction sportive du club. Mais à Anderlecht, dès que le club n’est pas au sommet de la hiérarchie, les supporters regardent plus attentivement ce qu’il se passe sur le terrain. Et ils sifflent.

L’EXEMPLE KARA

Aad De Mos est réputé pour avoir la critique trop facile. Mais quand il affirme que  » depuis des années, Anderlecht ne peut plus compter sur de bons relanceurs « , le Néerlandais est-il dans l’excès ? L’été dernier, le Sporting a compensé le départ de Chancel Mbemba par la signature du Sénégalais Kara Mbodj. Un brin d’arrogance, une tonne de muscles et une présence aérienne redoutable, certes, mais une relance aléatoire. Un problème qui touche l’arrière-garde mauve depuis le départ de Nicolas Pareja pour l’Espanyol Barcelone, il y a sept ans déjà.

Mais Besnik Hasi ne voulait pas d’un architecte. Il voulait un mur.  » En défense centrale, toutes les équipes cherchent des joueurs avec du gabarit « , affirme Rik Vande Velde, ancien chef du scouting anderlechtois.  » Anderlecht veut tout simplement avoir de bons joueurs. À ce poste-là, le plus important n’est pas de bien jouer avec le ballon.  »

Ce raisonnement court visiblement toujours dans les couloirs du stade Constant Vanden Stock, où l’on considère que le manque de centimètres sur phase arrêtée a coûté au Sporting un quatrième titre de rang la saison dernière.  » Ce qui nous a manqué cette saison, c’est Daniel Van Buyten « , osait d’ailleurs Van Holsbeeck à l’heure de tirer les conclusions au printemps dernier.

Herman était d’ailleurs élogieux à l’égard de son défenseur sénégalais quand Sport/Foot Magazine l’a rencontré en début de saison. Avec un argument-massue :  » Croyez-moi, Kara est déjà suivi par de nombreux clubs anglais qui adorent ce style de joueur.  » Tant pis si l’ancien de Genk n’entre pas dans l’élégant smoking mauve. La tenue avait beau être taillée sur mesure pour Pareja, l’Argentin n’a rapporté que cinq millions d’euros à la trésorerie mauve.

À l’inverse, le jeu athlétique de Chancel Mbemba a incité un club du ventre mou de la Premier League à allonger douze millions. Pour un Van Holsbeeck qui affirme qu’il n’a  » jamais essayé d’être populaire auprès des fans alors que j’essaie de l’être auprès du conseil d’administration « , le calcul est vite fait.

 » Les transferts dépendent du club et de l’entraîneur. Ils doivent être un mélange entre ce que veut le coach et le style de la maison « , reprend Rik Vande Velde. Le problème, c’est que le style bruxellois s’inspire visiblement de la mode londonienne. Tout simplement parce qu’il sait qu’elle s’achète très cher.

SIRENES ANGLAISES

Dans sa volonté bien légitime de gérer le Sporting  » en bon père de famille « , Herman Van Holsbeeck s’est laissé embarquer dans l’engrenage de la Premier League.  » Vendre un joueur vers l’Angleterre, c’est un peu comme gagner au Lotto « , reconnaissait d’ailleurs le manager anderlechtois en début de saison. À l’inverse, vendre un joueur en Espagne refroidit les ardeurs de Van Holsbeeck depuis l’épisode rocambolesque du transfert de Mémé Tchité à Santander :  » Nous avons dû attendre cinq ans pour toucher notre argent, en passant par l’UEFA. « 

Les muscles de Kara ou la puissance de Stefano Okaka symbolisent cette politique managériale résolument tournée vers les Iles. Compréhensible, quand on constate que les trois derniers transferts sortants lucratifs effectués par Anderlecht (voir cadre) ont été conclus avec un club anglais. Les sirènes anglaises chantent tellement bien qu’elles ont même embarqué, sans doute inconsciemment, le Sporting dans une politique qui laisse surtout entrer à Neerpede les agents qui ont un pass no-limit pour traverser la Manche.

 » Je n’ouvre la porte qu’à ceux qui sont capables de vendre pour trois millions un joueur qui n’en vaut qu’un « , confirme Van Holsbeeck. L’exemple qui vient immédiatement à l’esprit est celui de Maxime Colin, revendu un million et demi (le triple de son prix d’achat) à Brentford après une saison majoritairement passée sur le banc grâce aux talents de revendeur de Mogi Bayat.

Qui, à part ces Anglais abreuvés par des droits télévisés irrationnels, est prêt à payer un joueur au triple de sa valeur ? Les pays de l’est, sans doute, autres  » clients  » du Sporting ces dernières saisons pour les transferts de Dieumerci Mbokani, Kanu, Jonathan Legear, Ondrej Mazuch ou Mbark Boussoufa.

Désorienté par les cris du coeur de sa trésorerie, le RSCA en a perdu son latin. L’opposition avec le Standard était fondée sur un double manichéisme : là où les Rouches sont latins en tribunes, mais britanniques sur le terrain, Anderlecht représentait l’inverse avec des supporters aussi théâtraux que dans les enceintes de Premier League, mais un football chatoyant à l’espagnole sur la pelouse.

Ce dernier paramètre semble avoir disparu, et la guerre du style avec les Liégeois n’apparaît plus dans les dernières oppositions entre les deux rivaux. L’exemple de Kara ne remet pas en question les qualités du Sénégalais, mais être un bon joueur ne signifie pas toujours être un bon joueur pour Anderlecht.

Michael Laudrup l’explique :  » Le joueur idéal n’existe pas. Pour une équipe, ce sera le jeu d’un petit qui conviendra. Et pour l’autre, ce sera un joueur puissant physiquement.  » Reste à savoir dans quelle catégorie Anderlecht choisit de se ranger.

CHAMPAGNE ET STATS

L’histoire du club répond évidemment à la question. L’identité anderlechtoise est née quand le Corse Pierre Sinibaldi s’est installé sur le banc de touche des Mauves. Un coup d’oeil sur le C.V. du Français suffit à comprendre qu’on parle de poésie et de football-champagne, puisque Sini a commencé le football au SC Victor Hugo (près de Marseille) avant de mener sa carrière sous les couleurs du pétillant Stade de Reims.

 » Mon souci, en possession de balle, c’était de jouer haut dans le camp adverse « , expliquait le Corse en 2008, à l’occasion d’une interview pour les cent ans du Sporting. Son football refusait toute concession, au point de répondre à Laurent Verbiest avant un match européen au Bernabeú :  » C’est au Real de s’adapter à nous. « 

Une autre époque, évidemment. Contre laquelle Herman Van Holsbeeck s’est toujours avoué battu d’avance :  » La seule chose que je pouvais faire (face à la popularité de Michel Verschueren, ndlr), c’était de gagner des titres et d’être populaire auprès du conseil d’administration. À Anderlecht, on aime rappeler le Sporting d’il y a trente ans. Mais ce combat-là, je ne sais jamais le gagner. « 

Van Holsbeeck est réaliste, mais n’oublie pas de rêver. S’il a longtemps regretté cette formule du  » football champagne « , qui lui est maintes fois revenue comme un boomerang en plein visage, son seul véritable choix de coach à Anderlecht allait dans cette direction. Car si le Sporting est devenu coutumier de la promotion du T2, il a tout de même été dénicher John van den Brom aux Pays-Bas au terme du mandat d’Ariël Jacobs.

À l’époque, impressionné par le succès de Dortmund, le Sporting veut  » son Jürgen Klopp.  » La philosophie footballistique du coach allemand est à des années-lumière du football en vogue à Saint-Guidon, mais l’idée est là : un entraîneur réputé pour son approche offensive et sa faculté à améliorer ses joueurs. Le coach néerlandais débarque avec l’étiquette du beau football ajacide sur le front, mais empoche un titre laborieux à la dernière journée malgré une équipe (très) chère.

En face, le challenger Zulte Waregem fait avec les moyens du bord, notamment des hommes du centre de formation mauve jugés trop courts pour le haut niveau. C’est le déclic pour Herman :  » On veut offrir une chance aux jeunes de Neerpede, c’est la nouvelle politique du club.  » Les gros contrats disparaissent, les résultats aussi, et c’est avec la rigueur athlétique du football d’Hasi et Cheikhou Kouyaté qu’Anderlecht réalise le braquage du siècle lors des play-offs de 2014.

LOIN DE SINI

Anderlecht se retrouve prisonnier d’un football qui n’est pas le sien, à cause de la dictature du résultat. Pire, le Sporting veut de la discipline, de la rigueur, pour trancher avec le football excessivement débridé de John van den Brom.  » J’accepte qu’on pointe le manque de rigueur défensive « , expliquera le Néerlandais quelques semaines plus tard, au moment de faire son bilan,  » mais à Anderlecht, tu dois faire le jeu. En play-offs, je les ai parfois vus défendre devant leur rectangle.  »

Parce qu’il voulait jouer un football offensif sans travailler les automatismes de possession et le pressing à la perte de balle, JVDB a influencé l’avenir sportif d’Anderlecht. Ridiculisé par Paris (0-5) et Zlatan Ibrahimovic sur une scène européenne qui devait lui servir de vitrine, le Sporting préfère désormais s’organiser sans le ballon. Lors des deux derniers titres, ce sont d’ailleurs Cheikhou Kouyaté et Silvio Proto qui ont amassé le plus de points au Soulier d’or entre janvier et juin.

Mais même sans identité de jeu, Anderlecht reste Anderlecht. Un club capable de gagner par son aura et par la qualité de certaines de ses individualités. Gagner des matches, et même des titres.  » Il suffit de regarder les statistiques d’Herman, personne n’a jamais fait mieux « , affirme Michael Verschueren, fils de. Mais Van Holsbeeck le dit lui-même le jour où il présente John van den Brom :  » À Anderlecht, gagner n’est pas suffisant, il faut aussi du spectacle.  »

Pourtant, le Sporting actuel semble plus loin que jamais des années Sinibaldi. L’équipe qui refusait de s’adapter face au grand Real se plie maintenant au football de Gand pour tenter d’arracher un résultat. Cet Anderlecht, c’est celui de Stefano Okaka.  » Il n’a peut-être pas le style de la maison, mais il est efficace « , résume Rik Vande Velde. Ce RSCA ne jure que par les chiffres, et tant pis si la note artistique laisse à désirer.

Le transfert de l’Italien est d’ailleurs symbolique de la politique mauve sur le mercato : avant son arrivée à Bruxelles, le colosse transalpin n’avait jamais marqué un seul but dans le Calcio en coupant la trajectoire d’un centre. Or, l’immense majorité de ses buts en mauve ont été marqués de cette manière. Certains évoqueront un coup de génie, d’autres préféreront parler de coup de chance après un casting hasardeux.

PEU DE SANG MAUVE

Quel est donc cet Anderlecht, où les transferts de Kara, Okaka et Stéphane Badji sont considérés comme des réussites tandis que les joueurs qui débarquent avec le style de la maison entre les pieds sont des fiascos ? Filip Djuricic et Marko Marin avaient tout pour s’imposer au Parc Astrid, mais le prêt du Serbe risque de se finir comme celui de l’Allemand. Même Ibrahima Conté, épanoui dans le jeu de position prôné par Francky Dury à Waregem, a toujours semblé perdu dans un football d’impact, sans rythme ni idées.

Dans les tribunes, seuls certains joueurs continuent à trouver grâce auprès des supporters. Youri Tielemans et Matías Suarez sont les plus populaires, parce qu’ils incarnent ce qu’il reste de sang mauve à cette équipe. Anthony Vanden Borre entend souvent son nom scandé dans les tribunes, parce qu’il représente, par sa contestation et son style, la rébellion contre un Sporting qui se vide de son âme.

On pourra répondre qu’il est paradoxal de voir un public amoureux d’artistes chanter une ode aux muscles de Marcin Wasilewski sur un air de samba, mais le Polonais est devenu un symbole de  » l’anti-Standard  » depuis l’épisode malheureux avec Axel Witsel. Le public anderlechtois préférera toujours l’élégance.

 » Le public d’Anderlecht veut des artistes « , reconnaissait Van Holsbeeck dans une interview en 2011. Mais combien en a-t-il reçus depuis le mercato estival de 2006, quand Boussoufa, Biglia, Pareja ou Ahmed Hassan avaient débarqué ensemble à Saint-Guidon ?

 » C’est clair que depuis quelques mois, je n’ai plus vu grand-chose d’intéressant au Parc Astrid. Si peu de spectacle ! « , déplore Paul Van Himst, icône offensive des années Sinibaldi.  » Alors qu’au départ, tu vas à Anderlecht pour voir un bon match.  »

Aujourd’hui, le supporter d’Anderlecht ressemble à ce fan de James Bond qui payait son ticket de cinéma pour aller voir Pierce Brosnan dans la peau de 007, alors qu’il avait tant aimé Sean Connery. Il sortait de la salle en affirmant que c’était mieux avant, et jurait qu’on ne l’y reprendrait plus. Mais les producteurs s’inquiétaient-ils vraiment ? Après tout, ils continuaient à battre des records au box-office

TOP 10 DES TRANSFERTS SORTANTS

Romelu Lukaku (été 2011) : 22 millions d’euros > Chelsea (Premier League)

Aleksandar Mitrovic (été 2015) : 17 millions > Newcastle (Premier League)

Chancel Mbemba (été 2015) : 12 millions > Newcastle (Premier League)

Dieumerci Mbokani (été 2013) : 11 millions > Dynamo Kiev (Ukraine)

Vincent Kompany (été 2006) : 10,5 millions > Hambourg (Bundesliga)

Lucas Biglia : 8,4 millions (été 2013) > Lazio (Serie A)

Mbark Boussoufa (hiver 2011) : 8 millions > Anzhi (Russie)

Cheikhou Kouyaté (été 2014) : 7,5 millions > West Ham (Premier League)

Mémé Tchité (été 2007) : 7,5 millions > Santander (Liga)

Massimo Bruno (été 2014) : 5 millions > Red Bull Salzbourg (Autriche)

Source: Transfermarkt

Par Guillaume Gautier

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