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Pourquoi le Brésil ne veut pas de cette Copa América de la honte

Dans un chamboulement de dernière minute, le Brésil a été propulsé au rang d’organisateur de la 47e Copa América. Une récupération au pied levé et un pari résolument risqué pour une Fédération brésilienne aux motivations floues, sous pression face à des conflits extrasportifs et une situation sanitaire préoccupante.

Le Brésil est incontestablement une terre de football, comme il en existe peu dans le monde. Que ça soit dans la rue, sur la plage ou dans les postes de télévision, le ballon rond est omniprésent. Au coeur de Rio de Janeiro, impossible de ne pas ressentir cette passion inconditionnelle, souvent transmise par la famille ou le quartier, et fièrement arborée sur les plastrons. Des grandes avenues de Leblon aux ruelles sinueuses de São Cristoval, on retrouve une mosaïque composée des couleurs de Fluminense, Flamengo, Botafogo ou Vasco de Gama. Peu importe que l’on parle de la grand-mère ou du nouveau-né, le maillot est un élément essentiel de la garde-robe auriverde.

Ayant presque atteint la barre des 500.000 décès causés par le coronavirus, le Brésil a tout de même choisi d’organiser la Copa América.

Tandis que l’engouement pour les clubs locaux reste intact, malgré les contraintes liées à la pandémie, le son de cloche n’est pas le même à propos de la Seleçao. Dernièrement, le jaune si caractéristique de l’uniforme national se fait même de plus en plus rare dans la palette des tuniques. Alors que le pays organise la 47e édition de la Copa América en catastrophe, la ferveur peine à se faire sentir. Si l’équipe de Tite est dans un costume favorable de tenant du titre-organisateur, la tenue de la plus vieille compétition internationale de football pose de nombreux problèmes chez le géant sud-américain.

Une organisation bancale

L’édition 2021 est un véritable casse-tête pour la Confédération Sud-Américaine de football (Conmebol) depuis son annonce. À la suite d’un remue-ménage sans précédent, la Coupe est dans un premier temps décalée, puis délocalisée à plusieurs reprises. À la base, le tournoi doit se tenir en 2020, à cheval entre l’Argentine et la Colombie. Embourbée dans une crise sociale majeure, la seconde est contrainte de se désister. L’Argentine lui emboîte vite le pas, à juste deux semaines du coup d’envoi officiel, plaidant la gravité de la situation sanitaire. Orpheline de ses hôtes, tantôt annulée, tantôt envoyée au Qatar, la Copa est finalement rattrapée au vol par le Brésil. Enfin surtout par son président Jair Bolsonaro.

Animé d’un scepticisme débordant à propos de l’épidémie de Covid-19, ce dernier martèle sans cesse que la vie doit continuer son cours. Pour lui, organiser une compétition internationale représente une preuve fantastique de la santé du pays, ainsi qu’une opportunité de faire tourner l’économie. De concours avec Rogério Caboclo, président de la Confédération Brésilienne de Football (CBF), le controversé dirigeant convainc facilement une Conmebol désespérée de lui confier les rênes de la compétition. L’organisme continental salue d’ailleurs chaleureusement l’initiative du président brésilien, le remerciant d’avoir « ouvert les portes de son pays ». Cette récupération surprise de la compétition est fustigée et jugée totalement irresponsable par la majorité des observateurs, ainsi qu’une partie de la population. Il est vrai que la tenue d’un événement de telle ampleur semble folle, dans le contexte sanitaire que traverse actuellement le pays.

Ayant presque atteint la barre des 500.000 décès causés par le coronavirus, l’État fédéral devrait peut-être revoir ses priorités. C’est en tout cas ce que revendique le mouvement #NaoVaiTerCopa relayé sur Twitter, qui exhorte les autorités à investir dans les vaccins plutôt qu’une compétition sportive. De plus, le juge de la Cour Suprême du Brésil, Ricardo Lewandowski (aucun rapport…), met en garde à propos de cette organisation soudaine, décidée « sans base scientifique, technique, ou stratégique ». Alors que des scientifiques s’inquiètent de l’apparition d’un « Copavirus », le protocole d’accueil du tournoi ne rassure personne. Dans une ambiance de régime sud-américain des années 60, Bolsonaro veut son lot de gloire sportive durant son mandat, coûte que coûte.

La manoeuvre de rattrapage du duo Bolsonaro-Caboclo n’est pas du goût des joueurs non plus, au point de déclencher une quasi-mutinerie au sein de la sélection nationale, mécontente d’avoir été mise de côté dans le processus décisionnel. La possibilité d’une fronde, bien entretenue par les allusions de Casemiro et de Tite après le match contre l’Équateur du 4 juin (2-0), prend peu à peu la forme d’un potentiel boycott de l’équipe. La presse brésilienne fait ses choux gras de l’antagonisme naissant entre le président et le sélectionneur, avançant que ce dernier pourrait être démis au profit de Renato Gaúcho, plus proche des idées du pouvoir. Rapidement, la position des Auriverdes est interprétée comme une opposition avec la volonté de Caboclo, donc avec celle de Bolsonaro également. Avant-même le match de d’ouverture, la Copa América donne son coup d’envoi sur le terrain politique.

Copa Política

En raison du contexte extrêmement tendu autour de son organisation, la compétition se retrouve rapidement au centre des débats. Car oui, quel est le réel intérêt de prendre en charge cette édition pour le Brésil? Si on ne peut pas remplir les stades, si on ne peut pas faire venir des touristes, si les résultats sportifs passent au second plan, alors cet intérêt ne peut être que politique. La tournure prise par la Copa América 2021 s’apparente de plus en plus à une bataille électorale qu’à un rassemblement sportif. De nombreuses figures de l’opposition font part de leur indignation, le sénateur Renan Calheiros en tête, qui qualifie l’événement de « championnat de la mort ». Le possible boycott de la sélection est principalement alimenté par les élus, plus que par les joueurs eux-mêmes. Le bon déroulement (ou pas) de la Copa América se mue en combat politique entre le pouvoir et ses opposants. En cas d’absence de la sélection nationale, ou pire, d’annulation pure et simple, Jair Bolsonaro se verrait discrédité. Autrement dit, il faut qu’elle ait lieu. Dans une vidéo, le sénateur issu de la majorité Flavio Bolsonaro, fils du président, appelle l’équipe à ne pas boycotter la compétition, afin d’amener « de la joie au peuple brésilien ». Son intervention a le don de soulever un lièvre de plus, la question des orientations politiques des joueurs, sujet traditionnellement tabou dans le pays.

En cas d'absence de la Seleção, ou pire, d'annulation, Jair Bolsonaro se serait vu discréditer. Autrement dit, il fallait donc que la Copa ait lieu.
En cas d’absence de la Seleção, ou pire, d’annulation, Jair Bolsonaro se serait vu discréditer. Autrement dit, il fallait donc que la Copa ait lieu.© AFP

Les Auriverdes, qui sentent la tornade arriver, décide de publier un communiqué sur les réseaux sociaux. Alors que les Brésiliens attendent un pamphlet revendicatif, la Seleçao délivre un message d’une neutralité à toute épreuve, un paradoxe incarné: l’équipe se positionne à demi-mot contre l’organisation de la compétition, mais va quand même participer et jouer la victoire, car « on ne peut pas dire non à la sélection ». Une maîtrise admirable du compromis, certes, mais une étrange ambivalence aux allures de passement de jambes. Naturellement, il est compliqué pour un effectif de 24 personnes de s’accorder sur une opinion commune, mais cette réaction reflète à l’évidence la diversité politique du vestiaire. Selon les rumeurs, la colère de la sélection aurait aussi été calmée par la mise à pied de Rogério Caboclo, accusé, puis arrêté pour harcèlement sexuel et moral le 6 juin.

Globalement, cette Copa América se place sous le signe de la récupération politique. Si les joueurs bottent rapidement en touche de ce point de vue, les joutes entre élus reprennent de plus belle. Deux partis de l’opposition déposent même un recours afin d’interdire la compétition devant la Cour Suprême du Brésil, finalement rejeté le 10 juin. Eduardo Paes, le maire de Rio de Janeiro, annonce également qu’il serait prêt à annuler des rencontres si les protocoles sanitaires ne sont pas respectés. Loin des enjeux sportifs, cette Coupe est avant tout un combat entre politiciens, un caprice de Jair Bolsonaro dans le but d’asseoir sa vision. Le tournoi devient en réalité celui du président, et suivant ce principe, de nombreux supporters assimilent la participation de la Seleçao à un soutien à son égard. Devenue un symbole que l’on cherche à s’approprier, l’équipe s’est involontairement positionnée en sa faveur.

La fièvre jaune

Subitement érigée en pro-Bolsonaro, la sélection nationale s’éloigne aussitôt de son public. Loin de l’effervescence habituelle, les allées fourmillantes de Rio restent étrangement calmes durant le match d’ouverture le 13 juin, pendant que Neymar et ses coéquipiers s’imposent 3-0 face au Venezuela. Une entrée en matière réjouissante sur le terrain, mais morose en dehors. Une tristesse qui s’exprime par le silence: celui d’un écrin vide, improbable symbole pour une équipe jouant le tournoi à domicile. Dans les rues, l’absence de festivités est terrible, alors qu’en temps normal, les Brésiliens sont les premiers à célébrer leurs footeux. Dans les bars, seuls les gringos semblent se réjouir de la victoire des Auriverdes. Pour Thiago, supporter brésilien accoudé au zinc, cette Coupe n’a plus aucune valeur sportive. « Les fans ne sont pas excités par cet événement, ça a pris une tournure politique qui habituellement n’atteint pas la sélection nationale », avance-t-il. « Si tu soutiens la Copa América, alors ça veut dire que tu soutiens les manoeuvres de Bolsonaro », assène le trentenaire. En effet, le spectacle dans les loges est si rocambolesque qu’il éclipse celui du rectangle vert. Selon les détracteurs, l’équipe nationale est désormais à la botte du président. De ce fait, la tunique jaune traditionnelle de la Seleçao est considérée comme un symbole de soutien au président et disparaît petit à petit de l’éventail des maillots arborés dans la cité carioca. Malheureusement, il semblerait que la fièvre jaune qui touche le plus de monde au Brésil en ce moment est la maladie tropicale. Comme l’ont été le rouge et le blanc à l’époque bolchevique, le jaune devient une couleur politique au Brésil en 2021.

Prise dans ce tourbillon extra-sportif, la ferveur des supporters se fait essorer, telle un chiffon dans un tambour de machine à laver. Qu’en reste-t-il? Plus grand-chose, aurait-on envie de dire. Le désintérêt des fans est si fort que certains refusent même de regarder ne serait-ce que les résultats des rencontres. Certes, les Brésiliens sont tenants du titre, mais les priorités sont ailleurs. Marcos, chauffeur de taxi dans la soixantaine, qui évoque fièrement son palmarès « d’au moins 5.000 matches vus au Maracana », n’est pas emballé par cette édition 2021. Aux abords du légendaire stade, ce passionné regrette le déroulement de la Copa. « Sans public, c’est inutile d’accueillir une compétition à domicile. Tout le monde s’en fiche, le format ne transcende personne! Je ne sais même pas contre qui nous jouons les phases finales ».

Pour ne rien arranger, a contrario de l’EURO qui se déroule en ce moment, la Copa América prend place alors que le championnat national bat encore son plein. À Rio de Janeiro, épicentre footballistique, les aficionados ont très vite défini leurs priorités. Le classique Fla-Flu, entre les ennemis ancestraux Flamengo et Fluminense, est prévu pour le dimanche 4 juillet. Sans aucune hésitation, Ricardo, barman à Ipanema, annonce qu’il s’agit du match le plus attendu du mois, à des années lumières de la finale du tournoi. « Ici, on préfère largement suivre le championnat, c’est beaucoup plus important », avance ce supporter de Flamengo. Autre objectif majeur en ligne de mire? La Copa Libertadores, Graal ultime selon notre interlocuteur: « C’est le but numéro 1, il faut gagner cette Coupe. Palmeiras, club basé à São Paulo, est champion en titre, il faut réparer ça à tout prix! ». Le message est clair…

Complètement dénaturée par l’organisation chaotique et le maelstrom politique autour de sa récupération par le gouvernement brésilien, la Copa América 2021 paraît déjà morte. Pointée du doigt, autant par les locaux que les participants extérieurs, la compétition ne devrait pas rester dans les annales du sport. Probablement pas non plus dans celles de la Seleçao, en froid avec ses propres supporters. Au bout du compte, le match le plus important de ce mois de juillet pour le Brésil risque de se dérouler dans le stade José Bastos Padilha de Flamengo, réaménagé en centre de vaccination contre le Covid-19.

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