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Pourquoi Gareth Southgate est l’homme qu’il faut à l’Angleterre

Le jeu de l’Angleterre a suscité le débat, mais les résultats ont donné raison à Southgate. Jusqu’aux tirs au but. Comme en 1996.

Carys Afoko, experte en communication, féministe, activiste, londonienne, noire et amatrice de football, a vu juste. Malheureusement. On ne la connaît pas, mais samedi, on a vu passer son tweet. Dans ce post qui a attiré notre attention, elle explique: « Je me suis réveillée en me sentant étrangement émue à propos du foot ball. Pour ceux qui ne le suivent pas: l’Angleterre est en finale de l’EURO 2020. Ce qui est énorme. Mais pour une Londonienne noire, ça semble… compliqué. Permettez-moi d’essayer d’expliquer pourquoi. »

Son fil d’actualité propose ensuite une explication émouvante. Que beaucoup de Londoniens noirs -Afoko a un père ghanéen et une mère galloise- ayant grandi en Angleterre ont rarement le sentiment d’être considérés comme des « Anglais ». Comme toutes ces personnes qui portent le drapeau avec la croix de Saint-Georges, des drapeaux qui ont flotté avec passion ces dernières semaines, leur ont trop souvent dit. Qu’ils n’ont pas leur place là-bas. Qu’ils doivent rentrer chez eux. À la maison. Trop souvent, Afoko s’est retrouvé harcelée par ce type de personnes, décrit-elle. À la campagne, dans le métro, dans la rue. Harcelée par les mêmes porte-drapeaux qui chantent haut et fort que le « football revient à la maison ».

Aussi, elle a félicité le courage de Marcus Rashford, vanté les qualités de RaheemSterling, né en Jamaïque et ayant longtemps entre tenu une relation très difficile avec les fans anglais. Et le calme, le leadership naturel de Gareth Southgate. Elle a également appelé à protéger Bukayo Saka, la jeune pépite de ces dernières semaines, sous le feu des injures pour avoir loupé l’ultime tir au but contre l’Italie. Elle l’a appelé « Blackjoy ». La veille de la finale, elle a explicitement mis en garde contre le nationalisme qui peut exploser dans l’euphorie de la victoire. Les images de personnes ivres dans la rue l’ont effrayée, au point de carrément susciter la peur de voir son équipe gagner. Elle allait l’encourager, mais sans drapeau.

Elle a malheureusement fait mouche. Un peu après trois heures du matin, dans la nuit de dimanche à lundi, quatre heures après la finale donc, la FA a dû publier un tweet condamnant toute forme de discri mination dirigée contre ses joueurs via les réseaux sociaux. Une enquête va même être ouverte à ce propos. Le football, qui a semblé unir une nation pendant un moment, a fini par causer de profondes blessures. La crainte était justifiée, exacerbée par la défaite. Saka, Rashford et Jadon Sancho, les hommes qui ont manqué leur tir au but, en ont été les principales victimes. Soudain, ils n’étaient plus « at home ». Un constat douloureux, mais pas inattendu non plus. Une énième cicatrice dans une société anglaise tentée par le populisme.

Pourquoi Gareth Southgate est l'homme qu'il faut à l'Angleterre
© PRESSASSOCIATION (Jonathan Brady)

FORMATION, PRESSING ET MATURITÉ

Le fait que les Anglais aient atteint la finale est lié à un certain nombre de facteurs. Tout d’abord, l’avantage d’être à domicile que l’UEFA leur avait déjà accordé lors de l’élabora tion de la formule du tournoi en 2014, mais dont ils n’ont pleinement pris conscience que cet été. Tout comme les choix tactiques de Sou thgate, qui ont été inspirés par la façon dont le Portugal (à l’EURO) et la France (à la Coupe du monde) ont remporté les derniers trophées majeurs. Le sélectionneur possède un effectif talentueux dans tous les compartiments du jeu, mais il a choisi de mettre l’accent sur la défense. Peut-être en raison de son passé de défenseur? Est-ce une coïncidence, alors, que Roberto Mancini, un joueur offensif, l’ait mis sur la possession? Qu’importe… Ça a valu beaucoup de critiques à Southgate et, après le 0-0 contre l’Écosse, ça n’a fait que s’aggraver.

Par contre, après les victoires contre l’Allemagne et le Danemark, personne ne s’en souciait plus guère. Les résultats ont fait taire ses derniers détrac teurs. Ceux qui attendaient beau coup de Rashford, Phil Foden, Sancho ou Jack Grealish ont dû se contenter de composer avec d’autres vedettes comme Declan Rice, Luke Shaw, Kalvin Phillips (qui a bénéficié de la blessure de Jordan Henderson) ou Kyle Walker. Des garçons robustes, mais des travailleurs plutôt que des artistes.

Avec Harry Kane, le meneur de jeu-attaquant, en l’absence d’un véritable numéro 10 : un manque qui a longtemps causé des soucis à l’Angleterre. Pas spectaculaire, mais bien efficace : comme les Belges, l’Angleterre s’est promenée sans effort durant les campagnes qualificatives pour la Coupe du monde et le championnat d’Europe, ces dernières années. Beaucoup d’observateurs l’avaient vu venir. Cette finale était une suite logique des succès internationaux obtenus chez les jeunes et eux mêmes étaient le résultat d’impor tantes innovations réalisées à la FA anglaise, tout comme de la moder nisation de la formation au sein des clubs. La FA a non seulement construit un centre national exceptionnel, mais elle a surtout redessiné sa stratégie il y a une décennie. « L’ADN de l’Angleterre », comme elle l’avait appelée. Quand cette stratégie a été proposée en 2014, les journalistes l’avaient pourtant incendiée.

Mais ça a fonctionné, avec l’aide des clubs. En 2017, l’Angleterre a remporté la Coupe du monde des moins de 17ans. Les stars, à l’époque, s’appelaient Foden et Sancho. La même année, les U19 sont devenus champions d’Europe. Le numéro 10 anglais de ce tournoi? Mason Mount. On notera également que l’attaquant et buteur anglais en finale contre le Portugal était alors… Lukas Nmecha, entre-temps passé par Anderlecht et devenu champion d’Europe Espoirs avec l’Allemagne. Toujours la même année, les U20 anglais sont égale ment sacrés champions du monde. Dominic Calvert-Lewin inscrit alors le but décisif. Dix-sept des 26 joueurs présents à l’EURO ont moins de 26 ans et ont contribué à cette évolution.

Au cours des quatre dernières années, Southgate a façonné tout ça pour en former un ensemble cohérent. Comme un véritable bâtisseur, capable d’ériger des ponts entre les générations. Il était sans doute un peu trop tôt pour espérer atteindre la finale de la Coupe du monde. Ça vaut aussi pour le sélectionneur, qui n’avait pratiquement aucune expérience de coaching au plus haut niveau il y a trois ans. Il s’en est voulu lui même de ne pas être parvenu à se rabattre tactiquement sur un plan B.

Lors de l’EURO, la donne était différente : 5-2-3, 4-3-3, 4-2-3-1, l’An gleterre a pu tout gérer. Southgate a également été aidé par les entraî neurs de clubs anglais. Plus qu’un club (ses joueurs viennent de par tout), l’ancien international a basé son jeu sur un style : celui des Jürgen Klopp, Pep Guardiola, Thomas Tuchel et autres Marcelo Bielsa : tous aiment le pressing. Quand ils sont au mieux de leur forme, les Anglais le pra tiquent aussi. Quand Kane s’est de plus en plus éloigné du rôle d’atta quant pur à Tottenham et qu’il a commencé à évoluer plus comme un meneur de jeu, Southgate l’a laissé procéder de la même manière avec l’Angleterre. Ajoutez à cela le professionnalisme de mise au sein des meilleurs clubs, sur et en dehors du terrain, au niveau de la nutrition, du mode de vie… et on obtient la recette miracle.

IDENTITÉ ET APPARTENANCE

Ce que la FA anglaise a égale ment entrepris, c’est se chercher une sorte d’identité. En 2016, elle a ainsi désigné une personne d’ori gine maorie. Owen Eastwood avait auparavant prouvé son exper tise en Nouvelle-Zélande, en Afrique du Sud, au sein de l’équipe olympique britannique, à l’école royale de ballet et même à l’OTAN. Suite à des entretiens avec d’anciens internationaux, l’homme a tiré des conclusions déconcertantes. Telles que : les générations passées de footballeurs anglais talentueux n’ont jamais été en mesure d’outrepasser les gué guerres entre clubs lors de tournois avec l’équipe nationale. Les rivalités entre joueurs survivaient à l’écusson national. « On se détestait les uns les autres », explique Steven Gerrard. « Et en équipe nationale, on devait faire semblant de s’apprécier. »

Ce qu’Eastwood a également trouvé étrange, c’est qu’il n’y avait pratiquement aucune réfé rence à l’histoire. À chaque tournoi, depuis 1996, il y avait bien une version du « Football’s coming home », mais dans le vestiaire, Eastwood a appris de Michael Owen que tout ça était rarement mentionné.

Southgate a essayé d’inverser la tendance et de créer un sentiment d’appartenance. Auparavant, il était de coutume que les joueurs reçoivent leur cap par la poste à la fin d’un match international. Southgate en a fait une cérémonie officielle avec un transfert en direct, histoire de rendre les joueurs encore plus fiers. Lorsque l’Angle terre a joué son millième match international, les joueurs ont pu épingler un numéro sous leur badge. Mount a ainsi appris qu’il était le 1243e Anglais à porter le maillot national. De quoi apporter une dose de solennité, de fierté aux internationaux, mais aussi les rendre conscients du fait qu’ils étaient tous partie prenante d’une très longue tradition.

ET 2022, ALORS?

Qu’une seule décision -une liste de tireurs de tirs au but et le choix de la jeunesse- occulte des années de travail sur l’identité et l’aplanis sement des antagonismes est donc particulièrement douloureux à vivre pour le sélectionneur natio nal. En 1996, il avait déjà pu mesu rer à quel point la différence entre la réussite et l’échec est mince. Il a fallu des années à Southgate pour se remettre de ce coup dur. Son équipe nationale a moins de temps, puisque dans moins de 500 jours, le coup d’envoi de la Coupe du monde sera déjà donné. Ce sera son grand objectif. Lorsque le grand plan de réforme a été lancé par la Fédé anglaise, 2022 en était déjà le but ultime. Dans le bureau des entraîneurs, un compte à rebours jusqu’au Qatar a depuis lors été installé. Là-bas, il s’agira d’at teindre la finale. L’objectif pour cet EURO, c’était une demi-finale. Qu’on le veuille ou non, l’entraîneur national a bien rempli sa tâche.

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