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Lev Yachine, un passionnant roman soviétique

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Un livre de Laurent Lasne évoque, à travers le parcours du seul gardien de but ayant reçu le Ballon d’or, un pan de l’histoire russe qui reste incroyable, avec le recul: le communisme à travers le vingtième siècle.

Le style est à la fois fluide et élaboré, davantage littéraire que sportif. Le récit est une histoire familiale et politique, tout autant que le portrait d’une légende du football. Dans Lev Yachine, un roman soviétique, l’écrivain Laurent Lasne nous prend par la main pour remonter dans le temps et dessiner une tranche qui reste hallucinante de l’épopée européenne du vingtième siècle, que ce soit celle de la Grande histoire ou de la petite aventure du ballon rond – et souvent, les deux se recoupent: le communisme en Russie.

Une vie comme un roman

Lev Yachine n’est pas un inconnu, forcément: c’est le seul gardien de but dans l’histoire à avoir décroché le Ballon d’or, en 1963. Surnommé « l’Araignée noire », il a inventé le profil de gardien moderne, jouant avec ses pieds, effectuant des parades réflexes ou des sorties aériennes. Joueur du Dynamo Moscou tout au long de sa carrière, il a fait partie de l’équipe d’URSS qui a atteint des sommets jamais égalés pour cet empire en remportant la médaille d’or des jeux olympiques en 1956, ainsi que le premier championnat d’Europe des nations (devenu Euro) en 1960 – tout un symbole, alors que le continent était en pleine guerre froide.

Mais le récit poignant de Laurent Lasne, qui plonge sa trame dans la réalité et se teinte par moments de fiction pour reconstituer les scènes et les époques, remonte aux racines de l’histoire de la famille de Lev Yachine. « Dans ce texte, le football sert de métaphore pour raconter ce pays soviétique sous toutes ses coutures, prévient l’auteur. Il puise à de nombreuses sources, mais elles sont parfois lacunaires pour raconter la trajectoire quotidienne des petits gens. Alors pour combler les blancs et raconter leur vie, leurs amours, leurs états d’âme, il a fallu recourir à l’imagination et c’est pourquoi ce livre est aussi un roman. » Qui se lit comme tel.

La révolution perdue

On remonte donc au début du vingtième siècle, dans les pas de Ivan Petrovitch Yachine et de son épouse Anna Mitrofanovna, les parents du petit Lev à venir. Depuis 1917, il flotte un parfum de révolution communiste, les tsars ont fuit et le rêve d’une utopie idéologique côtoie déjà une forme de cauchemar. Trop jeune pour avoir participé aux événements, le père est apprenti polisseur dans une usine en périphérie de Moscou, il se retrouve régulièrement avec quelques amis pour évoquer l’évolution trop lente de cette quête d’égalité. Avec quelques harengs et des cornichons, un verre de vodka, ils refont le monde. Il est déjà question des combats perdus de Lénine ou de la future main de fer stalinienne.

C’est un mélange d’espoir éperdu et de quête fuyante. « Les promesses d’un avenir radieux, l’émancipation, la marche vers le socialisme, rien de tout cela n’advenait, peut-on lire, – c’est exactement le contraire qui se produisait avec l’édification d’un Etat surpuissant et d’un complexe militaro-industriel chargés de conduire l’industrialisation du pays à marche forcée. »

Pour le régime, le football est le vecteur d’une diplomatie visant à le rendre acceptable et conquérant aux yeux du monde. Il donne « l’internationalisme prolétarien en spectacle ». Le Dynamo Moscou, club du ministère de l’Intérieur et de la police politique (le futur KGB), est la vitrine populaire d’une répression en coulisses. « Signifiant à la fois ‘force’ et ‘mouvement’, sa symbolique renvoie à cette énergie révolutionnaire capable de balayer le vieux monde ». Mais ce sport exploité pour conquérir les masses « laisse Ivan Petrovitch de marbre ». On lit ce récit des origines à la fois comme on visionnerait un film aux couleurs sépias ou, par moments, comme on lirait un essai historique ou géopolitique.

Lev Yachine, l’araignée

Les premiers pas de Lev Yachine ne sont racontés qu’à partir de la page 92 de cette fresque épique, mais il ne nous a pas encore manqué. Ils sont marqués par les comptines racontées par sa mère ou par les promenades au parc Gorki. « Le ski, le football, le patin à glace… du haut de ses cinq ans, Lev révèle un appétit pour l’activité physique, c’est un remuant« . Trop vite, sa maman s’éteint. « La tuberculose, maladie prolétarienne par excellence ». Son père est défait. Et face à la propagande du régime, « Lev a des crachats dans le coeur ». Mais le sport agit comme une révélation et le football comme une libération. Le club de son coeur d’enfant est celui du peuple: le Spartak Moscou.

On traverse avec le jeune Lev les premiers exploits patriotiques et sportifs soviétiques suivis à la radio, cette guerre traversée comme un mirage, mais aussi les privations et le travail à l’usine. La découverte de l’amour, aussi. Puis, cette médaille reçue pour sa contribution à la « Grande Guerre patriotique » et sa victoire contre le nazisme. Viennent les « petits bonheurs », le cinéma, les pistes de danse, les patinoires… mais aussi la dépression qui s’abat sur lui. Il se présente à l’armée. Au moins, il peut y jouer au football. Gardien de but. Et voici venue l’opportunité d’intégrer l’équipe du Dynamo Moscou, dont il s’est finalement épris à l’issue d’une tournée héroïque face à des clubs anglais. En mars 1950, il intègre l’équipe qui se prépare à une autre tournée dans le Caucase.

Ses débuts sont laborieux, quelques bévues à la clé, il fait l’antichambre derrière Khomich, l’un des bons gardiens de l’après-guerre. On le lance même dans le bain du hockey. « L’araignée noire » fait ses écoles, patriote, mais sans jamais « gober toutes les salades » du régime communiste, comme le lui a appris son père. L’évolution politique continue son fil étrange en parallèle de son histoire à lui. Bientôt, Staline meurt en 1953 et Lev Yachine remporte son premier titre, une coupe… de hockey. Avant de retourner au football, tandis que Khroutchev va succéder à Staline et dénoncer les méfaits du stalinisme.

Le régime politique s’assouplit et dans la dernière partie du livre, Lev devient le grand champion que l’on connaît: il gagne l’or aux JO, est surommé « l’Araignée noire » en raison de ses grands bras et de la couleur de son maillot, devient le « meilleur gardien » de la Coupe du monde 1958 – la première à laquelle participe l’URSS – puis s’invite au sommet de l’Europe et décroche le Ballon d’or.

Le football est en passe devenir la plus grande économie du monde lorsqu’il meurt, en 1990. Les dernières pages de ce passionnant récit file, vite, trop vite, on a parcouru près d’un siècle.

Lev Yachine, un roman soviétique, Laurent Lasne, éditions Tiers Livre/ Arbre bleu, 400 pp, novembre 2020.

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