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L’héritage de Johan Cruijff, cinq ans après sa mort: « Une victoire sans beauté ne vaut rien »

Il y a cinq ans, Johan Cruijff disparaissait. Quel héritage a-t-il laissé à ses confrères. La parole est à Roberto Martínez, Marc Brys, Hein Vanhaezebrouck, Beñat San José et Arrigo Sacchi.

Arrigo Sacchi, ex-coach et consultant

La réaction d’Arrigo Sacchi, maître-tacticien qui a connu le succès avec l’AC Milan et est maintenant consultant pour la Gazzetta dello Sport, en dit long sur l’impact qu’a encore Johan Cruijff de nos jours. Dès qu’on lui demande par mail en quoi le Néerlandais l’a influencé, il répond: Chiamami, bel me (Appelle-moi donc, en VF).

Arrigo Sacchi

ARRIGO SACCHI: Mon premier souvenir date du temps où Cruijff jouait. Un tout grand footballeur, le quatrième plus grand de tous les temps après Pelé, Maradona et Di Stefano. J’ai toujours à la maison un ballon que ces trois joueurs ont signé. Quand je travaillais au Real Madrid, Butrageno a proposé de signer également ce ballon, mais j’ai gentiment décliné l’offre, en lui disant: « J’ai un autre ballon pour toi » . Malheureusement, je n’ai pas eu la signature de Cruijff. Plus tard, Johan est devenu un bon entraîneur. Il est rare qu’un grand joueur fasse un aussi bon coach.

Arrigo Sacchi, ex-coach et consultant
Arrigo Sacchi, ex-coach et consultant© BELGAIMAGE

Ses joueurs le portaient aux nues. Motivés, unis, ils développaient toujours un beau football. Il a été le tout premier à impliquer ses onze joueurs, y compris le gardien. Celui-ci ne pouvait pas se contenter d’intervenir sur les phases défensives. De nos jours, tout cela semble couler de source quand on observe les grandes équipes. Les joueurs évoluent de manière synchronisée sur le terrain, ils attaquent et défendent ensemble. Il n’en allait pas ainsi jadis. Maintenant, les onze joueurs ont des automatismes, ils savent à tout moment ce qu’ils doivent faire, en perte de balle ou en possession, en fonction de leurs positions respectives. C’était aussi un des secrets de mon AC Milan. Il s’appuyait sur les principes de Cruijff. Le fait de disposer de trois Néerlandais m’a évidemment bien aidé à mettre en place un football dominateur.

Marc Brys, coach d'OHL
Marc Brys, coach d’OHL© BELGAIMAGE

Dans son système comme dans le mien, l’avant-centre n’était pas seulement un attaquant, pas plus que le défenseur n’était un simple arrière. L’année dernière, Guardiola m’a envoyé des images des demi-finales de Champions League, quand Milan jouait au Real. Tassotti, un arrière latéral, avait passé le ballon à Van Basten, qui l’avait cédé à Baresi, le libéro, monté à sa hauteur. Après deux foulées, il l’a passé à Donadoni, qui avait quitté son flanc pour l’axe et qui a ensuite servi Gullit, monté de l’entrejeu. Gullit a marqué. Le fil rouge de cette action? Aucun joueur n’était à sa place initiale quand il a reçu le ballon.

Actuellement, les joueurs de champ ne sont jamais distants de plus de vingt mètres. Que faut-il faire? Veiller à pouvoir se démarquer à tout moment et réagir très vite, sans quoi on ne touche pas le ballon. La conséquence? Si vous regardez une course automobile ou un match de tennis d’il y a trente ans, c’est ennuyeux, car c’est très lent. C’est pareil en football.

Ce n’était pas évident dans le football italien d’antan, qui était défensif.

SACCHI: En 2000, lors d’une réunion technique, à l’invitation de la fédération anglaise, Mark Hughes, le sélectionneur gallois, m’a posé une question: « Comment se fait-il que le football de Milan est né dans le seul pays où il n’aurait jamais dû voir le jour? » Il a ajouté: « Même si un terrain faisait deux kilomètres de long, les Italiens parqueraient tous leurs joueurs dans les vingt derniers mètres pour y attendre l’adversaire. » C’est exact. Maintenant encore, en Italie, on ne joue pas à onze en même temps, mais à deux ou trois. Les autres restent à leur poste, sans participer à l’action. J’ai répondu ceci à Hughes: « Si je pouvais me permettre de jouer autrement, c’était parce que le club et le président m’autorisaient à bâtir progressivement une équipe apte à bouger en harmonie sur le terrain: en avant, en arrière, latéralement, quand nous attaquions comme quand nous défendions, et toujours ensemble. Je veillais à ce qu’un défenseur soit toujours aidé par les attaquants et vice-versa. Mon équipe était constamment en mouvement ».

C’était possible à Milan grâce à une vision commune, qu’on peut résumer en trois mots: vincere, convincere, divertire. Gagner, convaincre, amuser.

Comment se fait-il qu’ayant grandi dans un pays qui érigeait la défense en art, vous vous soyez passionné pour l’autre extrême, le football offensif des Pays-Bas et de Cruijff?

SACCHI: À l’époque, quand je regardais un match de tennis, je supportais toujours le joueur qui montait au filet. Au Giro, je tenais avec celui qui attaquait, pas avec celui qui attendait le sprint, dans la roue d’un autre. En football, j’aimais le Brésil, Puskas, le Real Madrid. J’aimais le beau football, le jeu dominateur, celui que personnifiait Cruijff. Una vittoria senza belleza non conta, une victoire sans beauté ne représente rien. La beauté accroît l’assurance des joueurs et leur estime d’eux-mêmes. Il est plus pénible de courir après un adversaire que de le précéder. Presser veut dire qu’on se sent plus fort que l’adversaire. Quand Milan affrontait le grand Naples de Maradona, on me demandait qui j’allais assigner à sa garde. Je répondais: tout le monde et personne. Si nous avons le ballon, Maradona ne peut rien en faire et s’il l’a, nous allons l’encercler afin qu’il ne puisse le passer à personne. Si on lui assignait un chien de garde, il le dribblait et il était parti pour quarante mètres. N’est-il pas plus agréable de voir votre adversaire à votre poursuite que de courir à ses basques? Ça donne plus de satisfaction aux joueurs.

Hein Vanhaezebrouck, coach de Gand
Hein Vanhaezebrouck, coach de Gand© BELGAIMAGE

Marc Brys, coach d’OHL

Que représentait Johan Cruijff pour vous?

MARC BRYS: À mes débuts d’entraîneur, le livre de Rinus Michels, Teambuilding als route naar het succes, était notre Bible. Ce livre reprend bon nombre des principes de Cruijff. Il a métamorphosé Barcelone. Il a donné à ses joueurs une mentalité positive et une disponibilité totale dans certaines zones. Cruijff était extrêmement intelligent. Il exposait des choses que les autres ne comprenaient que bien plus tard. J’ai trois bouquins de lui à la maison. Souvent des compilations de phrases simples, mais très to the point.

Johan Cruijff briefe ses joueurs du Barça, dont un certain Pep Guardiola.
Johan Cruijff briefe ses joueurs du Barça, dont un certain Pep Guardiola.© BELGAIMAGE

J’en ai mémorisé quelques unes:

– Les vrais leaders ne se plaignent pas de leurs coéquipiers, ils calculent leurs erreurs à l’avance.

– Quand on a le ballon, il faut agrandir le terrain. Quand on ne l’a pas, il faut le rétrécir.

– Le premier attaquant est aussi le premier défenseur. Le gardien est le premier attaquant.

– Le timing, c’est un seul moment. Vous êtes trop tard à tous les autres moments.

– Important: il ne faut pas choisir les onze meilleurs joueurs, car alors on n’a pas la meilleure équipe.

Tout cela est très simple et très clair. Ou, comme il le disait lui-même: « Vous le verrez quand vous aurez compris ».

Vous avez travaillé aux Pays-Bas, mais vous n’y étiez pas vraiment partisan du 4-3-3, qui est élevé au rang de religion là-bas.

BRYS: Rinus Michels était partisan de triangles. Le 4-3-3 est le système qui s’y prête le mieux, mais depuis, le football a énormément évolué. OHL évolue en 4-3-3 ces derniers temps, mais ce n’est pas le même 4-3-3 qu’il y a trente ans. Dans le modèle original, on respectait davantage ses positions. Maintenant, notre avant redescend parfois plus bas dans l’entrejeu, les joueurs passent du flanc gauche au droit et vice-versa de sorte qu’on ne se retrouve plus à deux contre un sur le flanc, mais parfois à quatre ou cinq.

Si vous deviez résumer Cruijff en deux phrases, que diriez-vous?

BRYS: C’était un homme qui alliait génie, charisme et beauté dans son jeu, comme footballeur puis comme entraîneur. Un partisan d’un football total au sein duquel chaque joueur doit être capable de s’acquitter de tout.

Hein Vanhaezebrouck, coach de Gand

Que représentait Johan Cruijff pour vous?

HEIN VANHAEZEBROUCK: Cruijff est le footballeur qui m’a le plus impressionné, même si j’ai vu des actions fantastiques de Pelé et que j’ai été témoin de la façon dont Diego Maradona a offert le titre mondial à l’Argentine, presque à lui seul. Lionel Messi atteint également des sommets incroyable. Mais Cruijff était bien plus que le joueur doté d’un dribble fantastique, d’une superbe technique de frappe et d’une vista incroyables. Joueur, il était déjà entraîneur. Cruijff déterminait la stratégie, il incitait ses coéquipiers à entreprendre une action et leur indiquait même comment se positionner alors qu’il temporisait, ballon au pied. Aucune autre star mondiale ne l’a fait avant lui.

S’il a réussi une grande carrière d’entraîneur, contrairement à tant d’autres anciens grands footballeurs, c’est parce qu’il avait déjà sa propre vision du football quand il jouait. Sa vision du football total, dans lequel le ballon faisait partie de sa philosophie, a été pour moi un constat agréable, mais aussi la confirmation de ma propre vision. Chacun doit pouvoir participer à une attaque.

Johan Cruijff n’était pas seulement un génie du football au poste de joueur ou d’entraîneur, mais encore plus par la manière dont il s’exprimait. Ce qui m’a le plus impressionné après sa carrière, c’est qu’il était capable de dire tant de choses, des évidences, formulées très simplement, qui faisaient réfléchir joueurs, entraîneurs et amateurs de football. Chaque fois, il avait raison.

J’aimerais citer quelques unes de ses déclarations, en guise d’hommage:

– Quand on joue la possession du ballon, il n’est pas nécessaire de défendre, puisqu’il n’y a qu’un seul ballon.

– C’est quoi, la vitesse? Les journalistes sportifs confondent souvent vitesse et vista. Si je commence à courir avant un autre, j’ai l’air plus rapide.

– Souvent, il faut qu’il se passe quelque chose avant que quelque chose ne se passe.

– Jouer au football est très simple. Mais le plus difficile, c’est de jouer simplement.

– Si je voulais que vous compreniez, je l’aurais mieux expliqué.

– Il vaut mieux échouer avec sa vision qu’avec la vision d’un autre.

– Beaucoup de gens peuvent dire qu’une équipe joue mal. Mais peu de gens peuvent dire pourquoi. Et seuls quelques-uns sont capables de dire ce qu’il faut faire pour qu’elle joue mieux.

À mes yeux, Johan Cruijff est la plus grande personnalité de l’histoire du football. Cruijff était le meilleur de tous, en tant que footballeur, coach et philosophe du football. En 2016, j’ai dû faire mes adieux à deux héros de ma jeunesse: Johan Cruijff et Mohamed Ali.

L'héritage de Johan Cruijff, cinq ans après sa mort:
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« Johan a embelli le football »

Roberto Martínez, sélectionneur des Diables Rouges

Roberto Martínez est un bon ami de Jordi Cruijff. Johan l’avait surnommé « le frère que ma femme Danny et moi n’avons pu donner à Jordi. »

Roberto Martínez, sélectionneur des Diables Rouges
Roberto Martínez, sélectionneur des Diables Rouges© BELGAIMAGE

« Cruijff a changé le football de toutes les façons possibles, comme joueur puis comme entraîneur. Coach, il a créé son propre style, en s’appuyant sur toute une philosophie qui a fait de nombreux émules. Il a sans doute été le seul entraîneur à influencer la manière de travailler et de penser des coaches dont l’équipe se produisait contre la sienne. Johan a embelli le football. Il était génial. »

Beñat San José, coach d'Eupen
Beñat San José, coach d’Eupen© BELGAIMAGE

Beñat San José, coach d’Eupen

« Cruijff est mon idole. Je me rappelle que son arrivée en Espagne a bouleversé notre football. Regarder Barcelone est devenu un régal. Avant, le football espagnol émergeait grâce à la classe individuelle d’une série de joueurs, mais peu de matches avaient un véritable concept. L’arrivée de Cruijff a fait bouger les choses. Je le trouvais génial. C’était du grand art. À ce moment, nous n’étions pas encore conscients de l’impact que son influence allait avoir sur le formidable succès que le football espagnol allait avoir plus tard. Pour moi, il est la personnalité la plus importante de l’histoire du football, car il a été à la fois un des meilleurs footballeurs et un des entraîneurs les plus révolutionnaires. »

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