© ICONSPORT

« Il faut montrer aux jeunes filles qu’un arbitre peut aussi être une femme »

Mercredi, elle deviendra la première femme à arbitrer une rencontre de Champions League. Stéphanie Frappart, élue meilleur arbitre féminine du monde en 2019, s’est confiée à Sport/Foot Magazine, peu de temps avant l’annonce de sa nomination pour cette rencontre historique entre la Juventus et le Dynamo Kiev.

Le 3 octobre 2014, lorsque Stéphanie Frappart a serré la main de Corinne Diacre au terme du match Dijon-Clermont Foot en Ligue 2, elle n’avait pas conscience de la symbolique de son geste. Diacre était à l’époque la seule entraîneuse à coacher une équipe masculine en France, et même ailleurs. Frappart était de son côté la seule arbitre féminine évoluant au plus haut niveau du football masculin. En présence de 8.000 spectateurs, les deux femmes avaient joué un rôle majeur dans un sport largement dominé par les hommes. Mais ce contexte a échappé à Frappart. « À l’époque, je ne m’étais pas arrêtée sur le fait que Corinne et moi avions ouvert une voie », reconnaît Frappart. « Pour moi, Corinne est une entraîneuse comme les autres. Je regarde d’abord ses qualités, pas le fait qu’elle soit une femme. Quant à moi, je veux être perçue comme une arbitre normale. Pas comme une femme qui siffle un match d’hommes. »

Six ans après cet épisode, la Parisienne de 36 ans, originaire du Val-d’Oise, commence petit à petit à se rendre compte qu’elle est en train de bousculer des stéréotypes et des clichés bien enracinés dans l’esprit collectif. Elle a commencé à arbitrer à treize ans, pour s’imprégner des règles du football. « Au début, je ne recevais que des cours théoriques, deux samedis par mois, mais il n’a pas fallu longtemps pour que je puisse les mettre en pratique. J’arbitrais des matches le samedi et je jouais moi-même le dimanche. Je n’étais pas trop mauvaise comme numéro dix et j’ai même fait partie de la sélection de l’Île-de-France. »

À un moment donné, vous avez dû choisir : continuer à jouer ou devenir arbitre. Vous avez opté pour la deuxième solution. Délibérément ou par manque de perspectives dans le football féminin ?

STÉPHANIE FRAPPART : Autrefois, le football féminin n’était pas aussi développé qu’aujourd’hui, et à 19 ans, je me suis complètement orientée vers l’arbitrage. Je trouvais le défi plus sensé. Même si je risquais d’atteindre un niveau au-delà duquel je ne pourrais plus progresser.

À 19 ans, vous avez été désignée pour arbitrer des rencontres de Division d’Honneur (la sixième division en France), en région parisienne. Comment s’est passée la transition du football de jeunes vers la compétition adulte masculine ?

Lors de l'Olympico entre l'OL et l'OM.
Lors de l’Olympico entre l’OL et l’OM.© ICONSPORT

FRAPPART : J’ai appris plus tard qu’il y avait eu des réticences chez certains acteurs de la Ligue Paris Île-de-France de football. Ce n’était pas de la mauvaise volonté – c’était nouveau pour eux – et ils craignaient sans doute que je ne résisterais pas au jeu dur de la Division d’Honneur. D’un autre côté, il y avait aussi de nombreuses personnes qui croyaient en moi et qui m’ont promue à l’avant-plan.

« C’est la Supercoupe d’Europe qui m’a le plus marquée. »

Durant l’été 2011, vous avez été désignée pour arbitrer Rouen-Besançon en troisième division : votre premier match au niveau semi-professionnel. Est-ce là que vous avez pris conscience que vous pouviez devenir la première femme arbitre de Ligue 2 et de Ligue 1 ?

FRAPPART : Ce match a constitué une étape importante de ma carrière, mais je n’ai jamais élaboré de grands projets d’avenir. Atteindre la Ligue 1, ce n’était pas un but en soi.

Et pourtant, le 28 avril 2019, vous êtes devenue la première femme à arbitrer un match de Ligue 1. Après, tout a été très vite : finale de la Coupe du monde féminine, Supercoupe d’Europe masculine entre Liverpool en Chelsea, match d’Europa League entre Leicester et le Zorya Louhansk, match international entre Malte et la Lettonie et l’Olympico entre Marseille et Lyon. L’un de ces matches vous a-t-il particulièrement marquée ?

FRAPPART : (elle hésite) Arbitrer une finale de Coupe du monde n’est pas donné à tout le monde, mais le tournoi débute avec trente arbitres et on sait que l’un d’entre eux sifflera la finale. Je pense que c’est la Supercoupe d’Europe qui m’a le plus marquée, car arbitrer un tel match semble au départ impossible pour une femme. Ma désignation est tombée après un stage UEFA avec d’autres arbitres, et je n’ai pas directement réalisé l’honneur qu’on m’avait fait. J’ai pu choisir mes deux assistantes, et lorsque j’ai téléphoné à Michelle O’Neill et Manuela Nicolisi, elles non plus n’ont pas directement compris de quoi je voulais parler.

À quoi avez-vous pensé, lorsque vous êtes entrée dans le tunnel au milieu de toutes ces stars mondiales ?

FRAPPART : Je me suis dit : si j’ai été désignée, c’est parce que j’ai satisfait à toutes les exigences du métier. Je suis très terre-à-terre, et je ne réalise la portée de mes accomplissements qu’après le match. Des personnes de mon entourage m’ont dit. « Te rends-tu compte que tu as dirigé ce qu’il se fait du mieux dans le football européen ? »

Stéphanie Frappart brandit un carton jaune à Jordan Henderson lors de la Supercoupe d'Europe.
Stéphanie Frappart brandit un carton jaune à Jordan Henderson lors de la Supercoupe d’Europe.© BELGA/AFP

Après coup, Jürgen Klopp vous a adressé un joli compliment en disant que Liverpool aurait gagné 6-0 si ses joueurs avaient été aussi bons que vous. Avez-vous également pris conscience que vous aviez livré un rapport parfait ?

FRAPPART : Nous avions rempli notre mission et nous avions répondu à l’attente. C’est avec ce sentiment-là que j’ai quitté le terrain. Les circonstances étaient spéciales, chacun s’en est rendu compte. Les joueurs et le staff étaient conscients des énormes responsabilités qui pesaient sur nos épaules et ils nous ont facilité la vie, ce soir-là. Ils voulaient aussi rendre ce moment historique, inoubliable.

Ce n’est pas à moi de vous dire si je serai contente ou déçue de participer ou non à l’EURO, je laisse les instances décider. En revanche, si j’y participe, ce sera un bonus.

Stéphanie Frappart

Quelle est l’étape suivante : la Ligue des Champions, le Championnat d’Europe ou même le Mondial ?

FRAPPART : Je ne suis pas en train de me demander tous les jours quand je recevrai ma prochaine désignation en Europa League. Ou quand j’effectuerai mes débuts en Ligue des Champions. Ce n’est pas ma manière de fonctionner. Je sais qu’un seul match peut lancer, ou au contraire faire capoter, toute la carrière d’un arbitre. Ce ne serait pas la première fois qu’un arbitre se projette pendant quatre ans vers un grand tournoi et n’est finalement pas retenu en raison d’une seule mauvaise décision. Je vis donc match par match, et je suis très heureuse quand je reçois ma désignation dix jours avant, quel que soit le match et l’importance de celui-ci. Ce n’est pas à moi de vous dire si je serai contente ou déçue de participer ou non à l’EURO, je laisse les instances décider. En revanche, si j’y participe, ce sera un bonus.

« Le football féminin doit acquérir une plus grande visibilité »

Qu’est-ce qui a été le plus difficile dans votre carrière : être acceptée par les joueurs ou par vos collègues-arbitres ?

FRAPPART : (elle réfléchit) À tous les échelons où j’ai sifflé, les joueurs m’ont testé. Mais lorsqu’ils voient que vous maîtrisez la situation, ils se comportent tout à fait normalement. Et je n’ai jamais rencontré de problèmes avec mes collègues-arbitres, parce que j’insiste pour passer les mêmes tests physiques qu’eux.

Vous devez donc obtenir les mêmes résultats que les hommes ?

FRAPPART : Exactement. Je suis jugée selon les mêmes critères.

Est-ce bien correct de vous évaluer selon les mêmes critères que les hommes ? La barre est placée tellement haut que le nombre de candidates féminines potentielles est, du coup, réduit au strict minimum.

FRAPPART : Les tests physiques peuvent effectivement constituer un frein pour de nombreuses femmes. Mais il y a de plus en plus de femmes qui réussissent les tests avec brio. Écoutez : en France, il y a 26.000 arbitres et seuls 23 d’entre eux sifflent en Ligue 1. Les exigences sont tellement élevées qu’elles excluent d’office de nombreux candidats. Masculins ou féminins. C’est la loi du sport de haut niveau.

Pendant la Supercoupe d’Europe, vous avez couru 11,9 kilomètres en nonante minutes. C’était l’une des meilleures prestations jamais enregistrées pour un arbitre. Ce soir-là, vous avez démontré que les femmes ne sont pas inférieures aux hommes, sur le plan physique.

FRAPPART : Quelques mois plus tôt, juste avant mon premier match en Ligue 1, certaines doutaient pourtant de mon endurance. La presse et le public se demandaient si j’avais les aptitudes physiques voulues pour siffler en première division. Au final, cette discussion s’est révélée inutile… Oui, une femme possède également les capacités physiques nécessaires pour arbitrer au plus haut niveau. Mais tout le monde n’en est pas capable. L’an passé, lors de la Coupe du monde U17, une femme ayant satisfait aux tests physiques avait également été désignée (Claudia Umpierez, ndlr). Je ne suis donc pas une exception !

Avec sa médaille après la finale de la Coupe du monde entre les États-Unis et les Pays-Bas.
Avec sa médaille après la finale de la Coupe du monde entre les États-Unis et les Pays-Bas.© BELGA/AFP

Que pouvez-vous faire, concrètement, pour motiver des filles à devenir arbitre ?

FRAPPART : Il faut être conscient d’une chose : devenir arbitre n’est pas une vocation. En France, les petits garçons et les petites filles veulent tous devenir le nouveau Kylian Mbappé ou la nouvelle Eugénie Le Sommer. Il faut rechercher des filles qui jouent au football et qui veulent devenir arbitre. En plus de cela, le football féminin doit acquérir une plus grande visibilité, pour montrer aux jeunes filles qu’un arbitre peut aussi être une femme. Elles doivent pouvoir s’identifier à un modèle. En France, on peut heureusement opter pour une carrière d’arbitre et de joueuses en même temps jusqu’à 22 ou 23 ans.

Des voix se font entendre pour intégrer des femmes à l’EURO 2021 ou à la Coupe du monde 2022. Pour vous, est-il exclu de confier à nouveau des rencontres du Championnat d’Europe féminin ou de la Coupe du monde féminine à des arbitres masculins ?

FRAPPART : Autrefois, les tournois féminins étaient exclusivement arbitrés par des hommes. Aujourd’hui, nous en sommes arrivés au point où les femmes arbitrent leurs propres compétitions internationales et l’objectif n’est certainement pas de revenir en arrière. Mais pour l’équité, il serait bon, effectivement, que l’équilibre se fasse dans les deux sens.

« Je veux éviter que les gens pensent que j’utilise mes charmes pour obtenir quelque chose de joueurs »

En juillet, vous avez arbitré le match amical entre le PSG et Waasland-Beveren. Un joueur a constaté que la plupart de ses collègues se retenaient. Avez-vous l’impression qu’un arbitre féminin peut avoir un effet positif sur le comportement des joueurs ?

FRAPPART : Oui, ils adoptent un langage moins cru. Les joueurs font preuve de retenue et sont moins agressifs, verbalement, qu’avec un arbitre masculin.

On prétend que vous avez beaucoup de charisme, mais que vous ne riez pas assez. Est-ce un mécanisme de défense ?

FRAPPART : (elle rit) C’est peut-être une manière d’ériger un mur. Je veux surtout éviter que les gens pensent que j’utilise mes charmes pour obtenir quelque chose de joueurs. Il y a donc des moments où je ris et d’autres où je reste sérieuse. Je souffle le chaud et le froid. Et je n’expliquerai pas toutes mes décisions non plus, par exemple.

Je n’expliquerai pas toutes mes décisions non plus.

Stéphanie Frappart

Comment vous comportez-vous, vis-à-vis des joueurs ? Les appelez-vous par leur prénom ?

FRAPPART : Non, je les vouvoie. Et j’attends d’eux la même chose ou bien qu’ils m’appellent Madame l’arbitre, et pas Stéphanie. C’est une forme mutuelle de respect. Nous ne nous connaissons pas personnellement, et nos relations sont purement professionnelles.

Êtes-vous consciente que vous avez réalisé quelque chose de grand pour l’arbitrage féminin ?

FRAPPART : Je suppose que j’ai ouvert certaines portes aux femmes…

Pouvons-nous vous considérer comme une pionnière de l’arbitrage féminin ?

FRAPPART : D’autres femmes ont ouvert la voie avant moi. Nelly Viennot (première juge de ligne féminine aux Jeux Olympiques et en Ligue des Champions à la fin des années 90 et au début des années 2000, ndlr) est l’une d’elles. À l’époque, les données étaient différentes : elle a repoussé les limites de ce qui était possible pour une femme dans le football professionnel. Ce que je fais aujourd’hui, Viennot l’a déjà fait. Et dans dix ans, une autre femme prendra la relève. Mais j’ai du mal à affirmer moi-même : d’accord, j’ai fait bouger les choses. Peut-être n’en prendrai-je pleinement conscience qu’au terme de ma carrière.

Lors de l'Olympico entre l'OL et l'OM.
Lors de l’Olympico entre l’OL et l’OM.© ICONSPORT

« Pourquoi établir des quotas ? Cela ne sert qu’à remplir les trous »

Le nombre de femmes qui remplissent un rôle majeur dans le football de clubs peut se compter sur les doigts d’une main. Les femmes sont surtout utilisées pour des jobs comme soigneuse, kinésithérapeute, etc. Comment voyez-vous la place de la femme dans le football masculin et dans le football en général ?

STÉPHANIE FRAPPART : Ce n’est pas propre au football : dans la vie de tous les jours, il y a peu de femmes qui exercent une fonction importante à des hauts niveaux de pouvoir. Mais le monde du football commence à s’ouvrir, et nous ne pouvons que nous en réjouir. Le football a-t-il pris de l’avance sur le reste de la société ? Je l’ignore. D’autres diront que cela n’avance pas assez vite. Mais je pense que beaucoup de choses ont changé pour les femmes au cours des dix dernières années.

Ne devrions-nous pas déterminer un quota de genre pour atteindre l’équilibre ?

FRAPPART : En établissant des quotas, on ne tient pas suffisamment compte des compétences des gens et on se limite à remplir des trous. Cela me dérange.

On pourrait considérer le problème autrement : en établissant des quotas, on pourrait découvrir des gens capables qui, dans des circonstances normales, passeraient inaperçus. Cela pourrait donc être un moyen d’intégrer davantage d’arbitres féminins dans le football professionnel ?

FRAPPART : Les structures de l’arbitrage ont bien évolué en France et permettent désormais à des femmes d’atteindre la Ligue 1. C’est tout de même un signe que l’approche est la bonne. Faisons donc confiance au système. J’estime que c’est une meilleure méthode que celle qui consiste à établir des quotas.

Dans le domaine de l’émancipation de la femme dans le football, la France fait figure d’exception en Europe. Il existe, hélas, de nombreux exemples qui démontrent que tout le monde n’est pas prêt à accorder une place aux femmes dans le monde du football. En février de l’an passé, la retransmission d’un match de Bundesliga a été annulée par la télévision d’État en Iran parce que la rencontre était arbitrée par votre collègue Bibiana Steinhaus.

FRAPPART : C’est une décision politique… Nous n’avons aucune influence là-dessus, car ce sont des décisions qui dépassent le monde du sport.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire