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Frank Boya, aussi fort à l’interview que sur le terrain

Pierre Danvoye
Pierre Danvoye Pierre Danvoye est journaliste pour Sport/Foot Magazine.

Il y a des lions plus indomptables que les autres. On en a déniché un à Mouscron. Frank Boya déchire. Sur le terrain. Et à l’interview.

Frank Boya a le physique du gars qu’on n’a pas trop envie de provoquer : 190 centimètres, et là-dedans, surtout des muscles ! Il a aussi le sourire désarmant du type qui vit son rêve européen. Sa première saison avec Mouscron a été parasitée par des blessures. La suivante, avec Bernd Storck, l’a révélé. Et l’actuelle n’est que la confirmation de son évolution. Au début de ce championnat, il a été élu homme du match contre Anderlecht et Gand. Les affiches, il adore. Ce jeudi, Anderlecht se produit au Canonnier en Coupe. Dimanche, c’est le Standard qui s’y colle en championnat. Rencontre très informelle avec un Camerounais chaud comme une bouillotte.

Pourquoi ça a été si difficile pour toi au début ?

FRANK BOYA : Regarde-moi, regarde comme je suis baraqué. J’ai des gros muscles ! La réalité, c’est que je n’étais pas encore adapté au football professionnel quand je suis arrivé à Mouscron. Je venais de faire six mois à Munich 1860 mais mon corps n’était clairement pas prêt. Et ma tête non plus, parce que je faisais parfois n’importe quoi, mais de bonne foi. Je ne savais pas si je devais rester aux soins ou pas, je faisais des entraînements individuels après ceux du club, j’étais tout le temps à la salle de muscu, bref je faisais pas mal de choses à l’envers.

Si je travaillais autant, c’était aussi parce que je ne jouais pas. Je voulais montrer que je n’avais pas peur de bosser, je ne faisais qu’ajouter des charges. Alors, j’ai commencé à me blesser, surtout des déchirures. Quand tu as des muscles imposants, ça ne t’aide pas. Quand je me déchirais, ce n’était pas deux centimètres mais huit ou dix. Je me soignais, je reprenais l’entraînement, à fond, et ça craquait à nouveau. Normal, finalement. J’ai beaucoup appris pendant cette période-là. Mais c’était hyper difficile parce que je me sentais seul. Il n’y avait que ma maman et mon agent pour me soutenir.

Un jour, ton agent a appelé le club et a dit :  » Mon joueur part se soigner en Italie.  »

BOYA : C’était au début de ma deuxième saison ici, avec Frank Defays. J’avais toujours une gêne à la cuisse, après une année pourrie. Je me suis dit que si je ne faisais rien, ma carrière était peut-être finie. Je suis parti me soigner dans un centre médical à Milan, il est reconnu par la FIFA. Quand je me suis pointé là-bas, j’ai vu subitement une nuée de professionnels autour de moi, il devait y avoir trois médecins et sept ou huit kinés… Rien que pour moi. J’avais l’impression d’être dans une couveuse. C’était comme si ces gens-là allaient se donner la main pour redémarrer la machine, pour me réanimer.

Hugo Broos m’a dit que je devais immédiatement quitter le Cameroun.  » Frank Boya

Ils m’ont dit qu’il y avait beaucoup de boulot, qu’il allait juste falloir du temps. Ils m’ont conseillé de tout oublier, même le foot, pour me soigner comme un être humain normal, comme si j’étais à l’hôpital. J’étais là avec des footballeurs qui avaient eu des doubles fractures, des basketteurs, des cyclistes, des athlètes. Ça a duré un mois. Et ça a tout remis en place. Entre-temps, je n’ai plus eu de vrais soucis physiques.

 » Au Cameroun, certains me trouvaient prétentieux dans mon jeu  »

Ton vrai départ, c’est la victoire à la Coupe d’Afrique des Nations 2017 avec Hugo Broos ?

BOYA : Moi, j’estime que mon aventure a commencé avant ça, quand j’ai joué en D1 au Cameroun à 16 ans. Je me développais tellement vite, ma taille et ma carrure évoluaient tout le temps, c’est pour ça qu’on m’a lancé aussi jeune.

Il paraît que tu as refusé d’aller dans un bon centre de formation parce que ta mère y travaillait…

BOYA : C’est vrai. J’avais 13 ans quand j’ai reçu une proposition des Brasseries du Cameroun. C’est une très grande société au pays. Ils font des vins, des bières, des softs, et ils mettent aussi beaucoup de moyens dans le foot. Ma maman était dans le département fabrication de boissons, ça me gênait d’accepter l’offre parce que j’aurais pris le risque de passer pour un pistonné, et ça, je ne voulais pas en entendre parler. Je n’aurais peut-être pas été jugé à ma juste valeur. Et puis je voyais déjà les choses en plus grand, je savais que j’aurais d’autres occasions de progresser.

Il y a des gens qui me traitaient de prétentieux mais je savais très bien où je voulais en venir et j’étais sûr que je pouvais y arriver. Je suis passé par plusieurs académies puis je me suis retrouvé en D1 et j’ai vécu mon premier tout grand moment juste avant la CAN 2017. Avec APEJES de Mfou, j’ai joué la première finale de Coupe du Cameroun dans l’histoire du club. On l’a gagnée, 2-0. Et j’ai mis les deux buts, en cinq minutes. C’était grandiose, le président était là, il est venu sur le terrain, il y avait une sécurité incroyable. Et puis j’ai enchaîné avec la victoire à la CAN.

Elle n’était pas attendue, c’est ça qui la rendait encore plus belle ?

BOYA : Oui ! Au Cameroun, personne ne nous voyait aller loin. Personne ! Pendant la préparation, les gens nous insultaient, ils nous faisaient des gestes obscènes quand on passait en bus. Ça faisait des années qu’ils étaient déçus, alors ils pensaient qu’on allait encore une fois se planter. Il a fallu attendre les quarts de finale pour commencer à avoir le soutien du peuple. Je n’ai pas joué mais Hugo Broos m’a tout donné dans cette période-là. Il m’a pris plusieurs fois à part pour me parler, il m’a dit que je devais partir à l’étranger le plus vite possible.

Je retiens une de ses phrases : Si tu ne signes pas pro directement après la CAN, tu peux oublier. Il voyait que je commençais à saturer. Je risquais de commencer à être dans la suffisance parce que c’était devenu trop facile pour moi dans le championnat camerounais. Dans certains matches, je m’ennuyais, alors je ne me donnais plus à cent pour cent, même mon président me trouvait parfois prétentieux dans mon jeu. Ceux qui me jugeaient comme ça avaient totalement raison.

 » Ma médaille de champion d’Afrique est dans la chambre de ma maman  »

Tu n’as pas du tout joué à la CAN mais tu resteras toujours champion d’Afrique !

BOYA : Exactement. Mais qu’est-ce que je pouvais exiger ? Je n’étais pas encore pro et il y avait à mon poste des gars avec une grosse expérience, on avait des joueurs qui étaient dans des bons clubs en Europe. Je vois aussi que des grands footballeurs camerounais ont joué dix ans en équipe nationale et n’ont jamais rien gagné. Je ne vais pas me plaindre !

Où est ta médaille de la CAN ? Sur ta cheminée ? Dans une armoire vitrée ?

BOYA : Elle est au Cameroun, dans la chambre de ma maman. Parce que je lui dois tout. Au début, elle ne voulait pas que je fasse du foot, elle me voyait faire des études. Elle n’a accepté mes plans que quand je suis devenu international en catégories d’âge. Je les ai toutes faites, j’ai aussi été capitaine des Espoirs. Depuis la CAN 2017, je n’ai pratiquement plus été appelé. Si le sélectionneur me trouve suffisant, c’est à moi de bosser encore plus pour le convaincre de m’appeler.

Tu parles beaucoup de ta mère, tu n’as pas encore cité une seule fois ton père.

BOYA : Ce n’est pas que je n’ai pas envie de parler de lui, mais je ne le connais pas. Mes parents se sont séparés quand j’avais 14 mois et je n’ai plus jamais eu de nouvelles. Il n’a jamais essayé de me contacter, pourtant c’était facile pour lui de savoir où j’étais.

Et toi, tu n’as jamais fait la démarche ?

BOYA : Je sais que c’est comme ça dans la culture européenne. Un enfant essaie généralement de revoir le parent qui ne lui donne plus de nouvelles. En Afrique, c’est différent. On ne force pas les choses comme ici. Je sais où il habite mais je n’ai jamais bougé. Mais je ne lui en veux pas, je demande tous les jours à Dieu de lui donner une longue vie… Eventuellement pour qu’on puisse un jour se rencontrer et discuter.

Il aurait pu profiter de ta notoriété au Cameroun pour se rapprocher.

BOYA : Il ne l’a pas fait et je pense qu’il a raison. Je te répète que je ne suis pas en colère contre lui. Même ma maman n’a jamais rien dit de négatif sur lui. Elle m’a expliqué qu’ils s’étaient séparés pas parce qu’ils ne s’aimaient plus mais parce qu’il refusait qu’elle reprenne des études. Ils n’ont pas réussi à s’entendre là-dessus, alors il a fait ses bagages et il est parti.

 » Storck et Hollerbach, c’est carré  »

Quitter l’Afrique pour l’Allemagne, ça n’a pas été compliqué ? Un vrai choc des cultures, non ?

BOYA : L’Allemagne en trois mots, c’est discipline, rigueur, respect. Les Allemands ne rigolent pas avec ça, ils sont très carrés. Si tu n’as pas la tête sur les épaules quand tu vas là-bas, tu peux oublier. Mais ça ne m’a pas posé de problème parce que la fête, les boîtes de nuit et tout ça, c’est pas mon kif. Je préfère les poussées d’adrénaline et tout ce qui est difficile. Je savais ma chance de me retrouver subitement dans un pays pareil et j’ai tout donné. Malheureusement, je n’ai pas joué. Mais il y avait des bonnes raisons à ça.

J’étais arrivé au milieu de la saison et Munich 1860 allait très mal. Il se battait pour éviter la chute en D3. Le coach m’a vite dit que si j’étais dans l’équipe qui descendait, surtout pour une première expérience en Europe, ça allait être mauvais pour mon image. Et il préférait essayer de se sauver avec des gars plus expérimentés, là-dessus aussi je pouvais lui donner raison. J’avais un contrat prévu pour la D1 ou la D2, et quand le club a finalement basculé, on s’est séparés. C’est comme ça que je me suis retrouvé à Mouscron.

Bernd Storck puis Bernd Hollerbach après Munich, tu n’as pas trop changé de style…

BOYA : Je retrouve exactement chez eux les grands principes allemands dont je viens de te parler. Discipline, rigueur, respect, travail. Ils sont carrés tous les deux. Ils n’aiment que les footballeurs qui ont envie de bosser. Ils ont leurs idées et ils restent dessus, quels que soient les résultats. Parce qu’ils croient à fond en ce qu’ils font. Storck m’a appris plein de choses, c’est avec lui que je suis vraiment devenu pro et titulaire en Europe. Maintenant, je veux passer un autre cap avec Hollerbach.

L’été passé, on t’a cité à l’Antwerp, à Gand, à Anderlecht, à Lens, à Nantes. Rien que des bruits ?

BOYA : Il y a des clubs qui auraient voulu m’avoir, c’est certain. Ce n’est pas illogique dans le cas d’un joueur qui sort d’une grosse saison et qui n’a plus qu’un an de contrat. Ma maman et mon agent ont eu des discussions, mais nulle part, on ne leur a dit que j’allais arriver avec un statut. Je n’aurais pas eu beaucoup de crédibilité en arrivant, donc je ne suis pas sûr que j’aurais beaucoup joué dès le début. Et c’est vraiment ce que je voulais éviter. Passer des matches entiers sur le banc, ça aurait été le meilleur moyen de stopper la progression que j’étais occupé à faire. Aller dans un top club simplement pour pouvoir dire que je suis dans un top club, non merci. Alors, j’ai préféré rester à Mouscron.

J’arrive dans un centre de rééducation à Milan, il y a trois médecins et sept ou huit kinés sur moi.  » Frank Boya

 » Plus aucun stade belge ne me fait peur  »

Quand tu dis que tu veux être en Angleterre dans un délai de deux ans, tu le penses vraiment ?

BOYA : Deux ans maximum ! C’est l’idée, je suis carré là-dessus. Je suis fait pour le foot anglais, plus que pour le foot allemand. Parce que la Premier League, c’est le championnat de l’impact physique, et ça c’est mon truc. Je suis souvent dans l’impact et il y a des gestes qu’on tolère en Angleterre alors qu’on les sanctionne ailleurs. Je bosse et je mets le reste entre les mains de Dieu.

Tu t’es déjà plaint de l’arbitrage en Belgique, tu dis qu’on donne trop vite des cartons.

BOYA : Je l’ai dit parce que c’est vrai. Je me plains mais je n’accuse pas les arbitres. Ils font leur boulot, ils appliquent les consignes qu’on leur donne. Mais elles sont trop sévères ici. Je suis obligé de m’adapter, je dois être plus malin que l’adversaire, par exemple en le laissant courir et en l’obligeant à aller vers l’extérieur plutôt qu’en provoquant directement un duel. Par la force des choses, je suis devenu moins impulsif. Mais je serai toujours désavantagé par mon physique. On punit plus facilement les costauds parce que leurs interventions sont plus spectaculaires.

On va dire que tu sens bien les deux matches qui arrivent contre Anderlecht et le Standard parce que tu as l’habitude de ne pas rater tes gros matches ?

BOYA : C’est clair que je vis ma plus belle période depuis que je suis devenu professionnel. Mais ce n’est pas un hasard. Pendant ma première saison à Mouscron, je n’ai pas joué, donc on oublie. La deuxième, j’ai été souvent dans l’équipe et c’est donc pendant cette année-là que j’ai vraiment découvert le professionnalisme et l’ambiance particulière des grands rendez-vous. Je t’avoue qu’il y en a quelques-uns que je n’ai pas très bien gérés à cause du manque d’expérience. Je ne connaissais rien des stades d’Anderlecht, du Standard, de Bruges. Alors, quand tu vas là-bas en n’ayant pas de repères, tu peux avoir l’adrénaline qui monte plus vite et ça peut se retourner contre toi.

Frank Boya a l'habitude de ne pas rater les gros matches :
Frank Boya a l’habitude de ne pas rater les gros matches :  » Je suis prêt à affronter n’importe quelle ambiance, même la plus hostile « .© BELGAIMAGE /DAVID STOCKMAN

J’ai parfois été intimidé, en dedans, je n’étais pas tout à fait moi-même et ça avait une influence sur mon niveau. Maintenant, je suis allé partout en Belgique et il n’y a plus aucun endroit qui me fait peur. Je suis prêt à affronter n’importe quelle ambiance, même la plus hostile. C’est même devenu un boost pour moi. Bruges et son fameux public ne m’effraient plus. A certains moments, je fais même tout pour énerver les supporters adverses. Si je suis bousculé deux fois, je suis censé tomber deux fois mais je vais m’affaler cinq fois, rien que pour les chauffer, pour les faire crier.

Qu’est-ce que ça t’apporte, au final ?

BOYA : Ça me permet de rester concentré, ça me permet de rester vivant… La saison passée, au Standard, Storck m’a remplacé à cinq minutes de la fin parce que j’avais pris un coup. Quand je suis passé près de leurs supporters, je leur ai fait un sourire, pour créer une complicité parce que j’avais fini mon boulot sur le terrain et on pouvait passer à une autre relation. J’ai lu dans les regards : Malgré tout ce qu’on lui en a fait voir, Boya vient de faire un super match. C’est aussi ça, le foot, vivre ensemble et être heureux.

Mon corps n’était pas prêt quand je suis arrivé en Europe. Et ma tête non plus.  » Frank Boya

Frank Boya :
Frank Boya :  » Aller dans un top club simplement pour pouvoir dire que je suis dans un top club, non merci. « © BELGAIMAGE /DAVID STOCKMAN

Il est passé par la  » vraie  » école des jeunes…

 » Quand j’étais gosse, avec mes potes, on n’avait pas toujours la chance d’avoir un vrai ballon « , lâche Frank Boya.  » Alors on prenait des plastiques, on en faisait une boule et ça nous convenait. On jouait partout avec nos balles bien à nous, aussi en classe, contre les murs. C’est comme ça que j’ai commencé à apprendre le foot. J’ai des coéquipiers qui se sont retrouvés dans des vrais clubs structurés dès l’âge de six ou sept ans, dans des centres de formation, je peux te dire que je suis très loin de tout ça. Il n’y avait pas toujours d’eau potable dans mon village, on partait en bande pour en prendre au puits qui était à plusieurs kilomètres. On était pieds nus, et pendant tout le trajet aller, on se faisait des passes et on jonglait. On faisait ça aussi sur la route, je revois encore des adultes qui nous engueulaient, ils trouvaient très dangereux de jouer au foot sur des routes où il y avait des voitures, des motos. Mais on ne voyait évidemment pas le danger. Sur le trajet retour, on ne jouait plus. Je voudrais bien t’y voir, jongler avec un gros bidon d’eau sur la tête…  »

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