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EURO 2021: la genèse du pragmatisme à la française

Le soir du 10 juillet 2016, l’équipe de France essuyait une défaite en finale de son EURO à domicile face à un Portugal opiniâtre. Un traumatisme pour les Bleus, qui semblaient se diriger immuablement vers un troisième sacre européen, mais aussi une étape essentielle dans la genèse d’une équipe aujourd’hui championne du monde.

Hormis la démonstration de l’Espagne face à l’Italie en 2012 (4-0), les récentes éditions de l’EURO nous ont offert des finales irrespirables: une prolongation soldée par un but en or en 2000, des victoires tendues sur le plus petit score pour les Grecs en 2004 et les Espagnols 2008, puis un mélange des deux en 2016 au Stade de France. À la suite d’une rencontre verrouillée, le Portugal de Cristiano Ronaldo décroche la timbale à la 109e minute grâce à une frappe aussi létale qu’inattendue d’ Éder. Un coup de canon qui constitue un retour sur terre terrible pour les hommes de Didier Deschamps, grands favoris depuis leur victoire contre les champions de monde allemands en demi.

En 2016, la France se voyait déjà soulever le trophée avant même la finale. La déception n’en fût que plus amère.

Le désastre de Paris

« Une soirée abominable », se remémore Gaël, supporter français originaire de Belfort, dans l’est du pays. « On avait fait des heures de route pour venir fêter la victoire à Paris, on n’avait pas envisagé la défaite une seule seconde », ressasse-t-il tristement. Il est vrai que l’après-match a été rude pour les fans présents sur place: si un silence de mort est souvent de mise après un telle déconvenue, une explosion de joie des adversaires est moins commune. En effet, la capitale française est la troisième ville portugaise en termes de population, avec plus de 400.000 ressortissants, et les supporters lusitaniens n’ont pas caché leur plaisir.

Une déception globale et immense pour les Français, allégrement mis sur un piédestal avant même la finale: même si L’Équipe titrait « À armes égales » la veille de l’affrontement, tout semblait indiquer un déséquilibre flagrant entre les deux finalistes. Alors que les Bleus sortaient d’une victoire de prestige, les hommes de Fernando Santos arrivaient au bout d’un chemin de croix chaotique. Troisièmes d’un groupe pourtant accessible, accrochés à chaque match de la phase à élimination directe, et surtout incapables de s’imposer au sein du temps réglementaire. C’est peut-être justement à cause de ce parcours délicat que la sélection portugaise est arrivée sans rien n’avoir à perdre, dans un costume d’outsider inespéré. À l’inverse, la confiance excessive de l’équipe de France a vraisemblablement éteint son esprit combatif. Paul Pogba reconnaissait lui-même, dans une interview à France Football, la mentalité immature du groupe et la préparation bâclée par l’euphorie d’avoir éliminé l’ogre allemand. Un manque de respect criant payé au centuple par la Pioche et ses coéquipiers.

Il faut dire que tous les indicateurs étaient au vert: déjà le simple fait d’héberger cette finale a conforté la certitude d’une victoire évidente chez nos voisins. La France avait remporté les deux dernières compétitions organisées sur son sol en 1984 et 1998, de même que la Coupe des Confédérations en 2003, et restait sur 23 victoires consécutives à domicile. L’aura du titre de 1998 semblait plus présente que jamais, 18 ans après la consécration de Zinédine Zidane et consorts dans le même écrin qui accueillait la finale. Autre symbole, les Bleus évoquaient depuis longtemps de très mauvais souvenirs pour la Seleçao: deux revers 1 but à 0 dans le dernier carré, à l’EURO 2000, puis la Coupe du monde 2006, qui privèrent la génération dorée des Figo et Rui Costa d’un titre potentiel. Dix défaites d’affilée en compétition officielle, soit 41 ans de disette cumulés pour les Portugais.

La finale de l'EURO 2016 a viré au cauchemar pour Didier Deschamps et ses hommes. Mais deux ans plus tard...
La finale de l’EURO 2016 a viré au cauchemar pour Didier Deschamps et ses hommes. Mais deux ans plus tard…© BELGAIMAGE

Finalement, ce sont d’autres symboles qui ont émergé de cette finale: l’équipe de France est devenue la deuxième sélection de l’histoire seulement à perdre une finale à domicile, la première étant… le Portugal en 2004. Même si l’effectif de 2016 n’avait plus grand-chose à voir avec celui de l’époque, il est facile d’imaginer que ce drame national trottait dans la tête des Lusitaniens avant le coup d’envoi. Tous ont dû se rappeler de cette équipe de Grèce dont la laideur du jeu n’avait d’égale que l’efficacité, et des images d’un CR7 inconsolable sur le gazon de Lisbonne. Dire que cette défaite a permis aux Portugais de l’emporter douze ans plus tard serait excessif, mais il est probable qu’elle leur a mis le couteau entre les dents. On peut aussi avoir une pensée pour Antoine Griezmann: meilleur joueur du tournoi, le natif de Mâcon sortait d’une saison exceptionnelle avec l’Atlético de Madrid. Malgré des faits d’armes personnels impressionnants, les rendez-vous collectifs ont été écoeurants pour Grizou. Avec cette défaite, le gaucher a rejoint un club poisseux créé par Michael Ballack en 2008, celui des joueurs ayant perdu la finale de l’EURO et de la Ligue des Champions la même saison. On imagine que les vacances d’été qui suivirent n’étaient pas les plus savoureuses.

La campagne de Russie

Se hisser en finale d’une compétition majeure est évidemment un bon résultat, mais le spectre de la défaite à domicile éteint la satisfaction d’être vice-champion d’Europe. Didier Deschamps l’a bien compris et il a vite balayé d’un revers de main l’idée bien française d’une « défaite encourageante ». Dès le lendemain du drame, le sélectionneur est d’ores et déjà en campagne vers Moscou, conscient de la difficulté de la tâche. Durant la phase qualificative pour la Coupe du monde 2018, l’équipe de France affiche un bilan nuancé, malgré la première place du groupe A. Tantôt impressionnante comme face au Pays-Bas (4-0) à l’aide d’un Thomas Lemar de gala, tantôt apathique à l’image de ce match nul et vierge contre le Luxembourg. Rassuré par certains cadres, DD cherche pourtant encore son onze type, tout particulièrement au niveau de l’attaque: aux côtés d’ Olivier Giroud et Griezmann, plutôt réguliers, aucun joueur ne réussit à se stabiliser dans la composition tricolore. En dépit de quelques buts, Kévin Gameiro disparaît doucement, Anthony Martial, lui, n’arrive pas à convaincre et Alexandre Lacazette, en pleine bourre, est boudé par Deschamps. Les promesses Ousmane Dembélé et Kingsley Coman oscillent quant à elles entre signes encourageants et blessures récurrentes.

Puis la solution vint, en la personne de Kylian Mbappé: fort d’une mentalité de tueur et d’une vélocité foudroyante, le prodige de Bondy s’est vite imposé comme la nouvelle sensation du football européen et comme une pièce essentielle de la sélection. Alors qu’il ne claque qu’un petit pion en six matches de qualifications avec les Bleus, Mbappé impressionne en club, notamment sur la scène européenne avec l’AS Monaco. En route pour la Russie avec un effectif pléthorique, il ne reste alors plus au sélectionneur français qu’à trouver la juste alchimie entre toutes ses stars. Faire jouer ensemble une équipe nationale galactique n’est pas une mince affaire pour autant, et ne garantit pas un triomphe automatique, demandez donc au Brésil de 2006 et son effectif stellaire.

À l’aube de la Coupe du monde 2018, les supporters se mettent à fantasmer sur un potentiel trio d’attaque Griezmann-Mbappé-Dembélé, appuyé par les remplaçants Coman et Nabil Fékir. Positionnée dans ce type de 4-3-3 offensif lors de son entrée en matière plus que poussive contre l’Australie en ouverture, cette configuration ne convainc toutefois pas le boss des Bleus. Didier Deschamps sonne vite la fin de la récré et dégaine une formation inédite qui pétrifie les amateurs de beau jeu: retour du contesté Giroud en pointe, et surtout placement de Blaise Matuidi en tant qu’ailier gauche… Deal with it! Même si l’actuel milieu de l’Inter Miami semblait être un titulaire incontestable, son positionnement a suscité d’immenses interrogations. Accusé d’avoir sacrifié le spectacle au détriment d’un bus à la Mourinho, Deschamps a pleinement assumé le pragmatisme de sa pensée. Avec une défense prête a encaisser le pire des sièges et un avion à réaction devant, le Basque savait déjà qu’il était là pour gagner, pas divertir, n’en déplaise aux observateurs.

Cinq ans après l'EURO 2016, Kylian Mbappé est devenu le facteur X de cette équipe de France.
Cinq ans après l’EURO 2016, Kylian Mbappé est devenu le facteur X de cette équipe de France.© BELGAIMAGE

Le rideau de fer

Le moins qu’on puisse dire, c’est que ça a marché. Une fois sortis de leur poule, les Bleus ont été d’une efficacité presque cynique: mis à part l’orgie offensive du huitième de finale face à l’Argentine (4-3), l’équipe de France a joué avec une maîtrise déprimante pour ses adversaires. Resserrée derrière, avec des attaquants évoluant en premiers stoppeurs, la formation de DD se définit avant tout par son imperméabilité. Peu d’occasions, une animation offensive peu flamboyante, mais des buts à chaque partie. Un coup de force tactique de la part de Deschamps, qui s’éloigne alors totalement d’un concept de domination par la possession de balle et le contrôle du rythme, pour créer un ressort qui ne cède pas et se détend à une vitesse déconcertante. En effet, la présence de Matuidi à gauche déséquilibre le schéma d’attaque vers la droite, mais avec le pressing arrière de Griezmann et Giroud, elle affranchit Mbappé des tâches défensives. Libre de lancer des courses en profondeur à répétition, même depuis très bas, l’attaquant du PSG est une menace constante pour les défenses adverses. Un doublé et un penalty provoqué face à l’Argentine, en plus d’une réalisation en finale, le gamin se montre décisif dès son premier rendez-vous international.

Trois ans plus tard, on a tendance à oublier que derrière cette approche frileuse, l’équipe de France a été redoutable devant les cages. Onze pions inscrits durant la phase à élimination directe, soit le record de l’exercice, à égalité avec l’Allemagne de 2014, qui en avait planté sept face au seul Brésil. Une réussite offensive traduite par quatre goals en finale, ce qui n’était plus arrivé depuis le sacre de Pelé et la sélection brésilienne en 1970 au Mexique. Un aspect assez désespérant pour ses adversaires, car au delà de son efficacité dans le jeu, la France a aussi remporté le trophée grâce aux phases arrêtées. Un penalty et un auto-but sur coup franc en finale, ainsi que les coups de casque de Raphaël Varane face à l’Uruguay, sans parler de celui de Samuel Umtiti face à qui vous savez.

On l’a dit, l’escouade de Didier Deschamps s’est démarquée par un jeu pragmatique et une attitude besogneuse, une défense de fer mêlée à une attaque opportuniste. Un plan toujours exécuté de manière glaciale, sans rien laisser au hasard. Même si elle mène par deux buts d’avance, cette équipe reste compacte afin de ne jamais sortir du match. Il faut saluer la patte du Basque qui, en grand meneur d’hommes, a réussi à transformer des stars internationales en soldats disciplinés. Son aura de capitaine de l’équipe titrée en 1998, ainsi que sa faculté à réunir les egos respectifs en un groupe aussi soudé que détendu, a permis à la France de rester solidaire dans les pires moments. Adultes sérieux sur le rectangle vert, les Bleus s’apparentaient parfois à une colonie de vacances dans les coulisses. Les sélections d’ Adil Rami et Benjamin Mendy, plus animateurs que joueurs de foot durant la compétition, vont dans ce sens.

Au final, trois ans après ce titre, le plus gros fait d’armes de DD est peut-être d’avoir su garder l’émulation autour de la sélection nationale: la coupe bien rangée dans l’armoire à trophées, l’équipe aurait pu perdre les acquis du Mondial, mais ce n’est visiblement pas le cas. Il suffit d’observer son entrée en matière dans cet EURO face à la Mannschaft le 15 juin dernier: les Bleus, même renforcés par le retour de Karim Benzema, n’écrasent toujours pas leurs opposants, mais affichent une solidité globale cimentée par une concentration permanente. Si on peut regretter qu’elle ne se soit finalement imposée que par le plus petit écart, pour la bande à Deschamps, une victoire est une victoire et c’est tout ce qui compte. Les hommes de DD ont désormais l’habitude de s’imposer sans réel panache, sacrifié sur l’autel de la rigueur absolue. En fin de compte, d’un point de vue footballistique, cette équipe de France devenue une terrible machine insensible, n’est plus si française.

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