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Drame du Heysel : 32 ans déjà

Trente-deux ans après le drame du Heysel, la Juventus dispute une nouvelle finale de Ligue des Champions. Personne n’a oublié cette triste soirée du 29 mai 1985 qui coûta la vie à 39 personnes, dont quatre Belges. Des gens comme les autres qui se trouvaient malheureusement au mauvais endroit, au mauvais moment. Témoignages.

Le jeudi 30 mai 1985, à sept heures du matin, un homme arrive à la caserne de Jambes, où est caserné Harry Crommen, premier sergent au Génie dans l’armée belge. « Le Fons, le Fons… », dit l’homme en sanglotant.

Harry comprend vite. Quelques jours plus tôt, il a reçu un appel d’Alfons Bos (35 ans), son meilleur ami. Grâce à la radio locale pour laquelle il travaille, ce père de deux enfants a gagné deux tickets pour la finale de Coupe d’Europe des Clubs Champions entre la Juventus et Liverpool, au Heysel. « Fons était passionné par le football et les grands événements », se rappelle Harry qui, aujourd’hui, vit en France. « Il a joué en D3, à Looi Sport Tessenderlo, son village natal. Plus tard, caserné en Allemagne, il a pris un abonnement au FC Cologne. Quand quelque chose se passait, il était là. Il était fou de musique, ne quittait pas sa guitare et jouait dans différents petits groupes. Cette finale à Bruxelles, il fallait qu’il en soit. Finalement, je ne l’ai pas accompagné : nous devions nous retrouver à Bruxelles car il partait de Ramsel et moi de Jambes. Et je n’avais pas envie de le chercher dans la cohue. Il n’y avait pas de GSM à l’époque. Alors, il est parti avec un ami de Ramsel, un gars qui faisait partie du club de pêcheur dont son épouse, Delphine, exploitait la cafétéria. »

Alfons Bos n’est pas le seul Belge à assister au match dans la tribune. Un car a quitté Tielt avec 50 personnes à son bord. Tous ont un ticket pour le bloc Z, réservé aux supporters neutres et qui sert, en quelque sorte, de zone-tampon entre les Italiens et le noyau dur anglais, qui occupait les blocs X et Y. Pour acquérir un maximum de trois tickets, il suffit de se présenter à un des guichets. Comme ce match n’intéresse guère les Belges et comme la demande en provenance d’Italie est forte (la Juventus avait reçu 14.000 places : 11.000 dans les blocs non couverts M, N et O et 3.000 en tribune assise), de nombreux fans de la Vieille Dame se retrouvent là où ils ne devraient pas être.

Belges anonymes

Il fait très chaud ce jour-là. Tout Bruxelles sent l’alcool. Les fans anglais arrivent au stade avec des casiers de bière et jettent négligemment les bouteilles vides au sol. Le stade est comble, les 58.000 tickets disponibles ont trouvé acquéreur. Seul un fin grillage et quelques policiers séparent le noyau dur des supporters de Liverpool (blocs X et Y) et les spectateurs belges teintés d’Italiens (bloc Z).

Tandis que, dans le pourtour, l’ambiance est de plus en plus tendue, les meilleurs minimes belges disputent une rencontre de lever de rideau qui doit être le match de leur vie. Chacun d’entre eux a reçu deux places supplémentaires afin de pouvoir assister à la finale avec ses parents. Le père de Serge Sadzo, joueur du Beerschot, avait déjà acheté des places. Peut-être la sélection de son fils a-t-elle sauvé sa vie et celle de l’enfant car il s’agissait de tickets pour le bloc Z. Il les a revendues à un ami qui, accompagné de son fils, pourra s’échapper par un trou dans le grillage.

A 19 h 15, les Anglais commencent à lancer des projectiles et à pénétrer dans le bloc Z. Les choses semblent se calmer mais à 19 h 24, c’est la déferlante. Voyant que les quelques policiers n’interviennent pas, les Anglais envahissent le bloc voisin. C’est la panique, un mur s’effondre. A 19 h 27, les Anglais retournent dans leur bloc. Cinq minutes plus tard, comme les carabiniers d’Offenbach, un service d’ordre impressionnant monte dans les tribunes par le terrain. Mais le mal est fait. Au sol, on dénombre 37 morts tandis que des centaines de blessés sont évacués.

Dans la panique, Alfons Bos s’est précipité vers le bas pour apporter son aide. Son copain de Ramsel a trébuché et est blessé à la jambe. Fons est mort. Au lendemain du drame, Harry et le colonel se rendent dans sa famille, où ils restent toute la journée. « L’hôpital militaire de Neder-over-Hembeek venait de leur apprendre la nouvelle. Le lendemain, je suis allé voir la dépouille de Fons. La pression était terrible. Les quatre victimes belges étaient là, dans un coin, sans personne autour. Un sourire illuminait le visage de Fons. A l’enterrement, avec trois autres militaires, nous avons formé une haie d’honneur. Une des filles de Fons m’a demandé si je pouvais lui donner mon oraison funèbre. C’est le dernier contact que j’ai eu avec la famille. Fons était mon meilleur ami. C’est lui qui m’a permis d’entrer à l’armée et nous avons fait quelques mutations ensemble. »

Le groupe d’amis venu de Tielt soigne ses plaies également. Tout le monde se retrouve au car. Tous ont vu ce qui s’est passé. Certains ont été entraînés par la masse mais ils ont pu s’échapper à temps. Sauf deux : Peter Remmerie et Dirk Daeninckx. Peter, sauvé par un Italien, a le pied cassé mais Dirk est mort. Et il faut annoncer la nouvelle à sa femme Hilde, enceinte.

Des années après la catastrophe, on ne sait pas grand-chose des Belges morts au Heysel. Jusqu’aujourd’hui, sur la plupart des sites internet, Dirk Daeninckx est appelé Dirk Daenicky. On ignore tout de Willy Chielens ou de Jean-Pierre Walla, ainsi que des Français Jacques François et Claude Robert ou du Nord-Irlandais Patrick Radcliffe.

Père et fils

En Italie, pendant des jours, on raconte l’histoire des survivants et de ceux qui ne reviendront jamais. La plus jeune des victimes a onze ans.

Andrea Casula est venu de Cagliari, en Sardaigne, avec son père, pour assister à la finale de leur club favori. Andrea est un génie informatique d’avant-garde. Il possède un Vic-20 et il a mis au point un système d’alarme pour sécuriser l’entrée de sa chambre. Son père lui a promis de lui acheter un Commodore 64 s’il travaillait bien à l’école et si la Juventus remportait la finale. Andrea joue aussi au football et il collectionne les figurines Panini de Serie A. Pour la saison 1984-1985, il ne lui en manque plus que deux, puis une seule. Il est déjà allé au stade Sant-Elia, où évolue Cagliari mais le fait de pouvoir accompagner son père à Bruxelles le rend fou de joie.

En principe, sa maman Anna Passino et sa soeur, Emanuela, doivent être du voyage également, histoire de combiner le football et les vacances mais aussi de fêter, le 6 juin, l’anniversaire de mariage de Giovanni et Anna à Bruxelles. Mais à deux jours du départ, Anna décide de rester en Italie car Emanuela a des examens scolaires et elle a besoin d’aide. Les hommes, eux, s’en vont.

A Bruxelles, Andrea ouvre de grands yeux. Soudain, dans le bloc où il se trouve, c’est la cohue. Du haut de son mètre quarante-six, il ne peut voir ce qu’il se passe. Il se cramponne à son père. Tous deux sont emportés par la masse.

Le soir, à Cagliari, les deux femmes regardent la télévision. Elles voient les bagarres mais le fait qu’on donne le coup d’envoi les rassure. Elles ne savent pas non plus où Giovanni et Andrea se trouvent. Le soir, inquiètes, elles appellent le Ministère des Affaires Etrangères. En une seconde, leur monde s’écroule.

Otello Lorentini et son fils Roberto (31 ans) sont venus d’Arezzo, en Toscane. A la veille du départ, avec deux cousins de Roberto, ils ont acheté quatre tickets de tribune assise auprès de l’agence de voyages Ciocco Travel de Bologne. Le 29 mai, Roberto doit être engagé comme médecin à la clinique d’Arezzo. Otello, qui travaille aux chemins de fer, vient de demander sa pension afin de pouvoir s’occuper des enfants de Roberto. Andrea a trois ans, Stefano n’a que quelques mois. Le jour du départ, il y a un problème : l’agence n’a pas les bons tickets. Elle les a remplacés par des places debout dans le bloc Z à 300 francs (7,5 euros). Otello laisse à Roberto et à ses neveux le soin de décider. « On y va quand même », disent-ils.

Lors de la première charge des Anglais, Otello évite de justesse une pierre lancée en direction de sa tête. Puis il trébuche et doit lâcher Roberto. A moitié assommé, il se retrouve sur le terrain, se relève et, pris de panique, part à la recherche de son fils. Un de ses neveux crie : « Viens vite, Roberto est blessé. » L’autre tente de pratiquer le bouche-à-bouche mais quand Otello arrive, Roberto a rendu son dernier soupir. Otello apprendra par la suite que Roberto avait réussi à s’échapper mais qu’il était revenu pour prêter main forte à un gamin. Selon des témoins, il s’agit d’Andrea Casula. Pendant qu’il pratiquait la respiration artificielle, il n’a pas vu une nouvelle vague déferler et leurs corps ont été engloutis. De retour à Arezzo, Otello s’est occupé de ses petits-enfants et a fondé une association des victimes italiennes qui s’est constituée partie civile contre les autorités belges, l’URBSFA et l’UEFA. Détruit par le chagrin, il est mort il y a trois ans.

Otello n’est pas le seul à avoir perdu un proche ce soir-là. Antonio et sa fille Giuseppina Conte (17 ans) sont venus d’Arezzo également. Giuseppina a supplié son père d’aller voir son club favori et, comme elle a très bien travaillé à l’école, Antonio a accepté. D’autant qu’elle l’aide de temps en temps à la caisse du Spar dont il est propriétaire. Elle joue aussi au tennis et veut devenir journaliste sportive. Un rêve brisé dans le bloc Z. « Je la tenais fermement par la main mais la pression était si forte que j’ai dû la lâcher », dit Antonio. « J’ai été entraîné et je suis tombé. Je me suis dit que j’étais perdu. » Lorsqu’il revient à lui, sonné et grièvement blessé, il part à la recherche de sa fille, qu’il retrouve morte et doit laisser là car on l’emmène à l’hôpital. Le jour des funérailles de Giuseppina, son visage est encore tuméfié.

Giovacchino Landini (49 ans), marié et père de deux enfants, est parti le mardi soir de la Piazza Castello, au centre de Turin. Il est monté à bord d’un des 30 autocars affrétés par la Juventus avec, en poche, un billet pour les blocs M-N-O réservés aux supporters noir et blanc. A Bruxelles, il a retrouvé des amis qui possèdent des tickets pour le bloc Z. « Il est venu me demander s’il pouvait échanger son ticket », se souvient Piercarlo Perruquet, président du club de supporters. « Je l’ai repris et lui ai donné un ticket gris pour le bloc Z. » Des tickets qu’il dit avoir acquis par l’intermédiaire d’amis membres d’Anderlecht.

Bruno Guarini et son fils Alberto (21 ans) sont venus de Brindisi par avion. A bord, ça chantait. Alberto vient de réussir ses études, il a remporté un tournoi de tennis et est éperdument amoureux. En guise de récompense, il demande à son père de l’emmener voir la finale mais eux non plus ne reçoivent pas les tickets promis et on leur demande s’ils acceptent des places dans le bloc Z. Puis soudain, c’est la panique : « Lorsque les Anglais se sont rués sur nous, Alberto m’a demandé : Papa, que faut-il faire ? Puis je ne me rappelle plus de rien, si ce n’est que j’ai été renversé et que j’ai perdu connaissance. Lorsque je suis revenu à moi, je me suis mis à la recherche d’Alberto. Je l’ai retrouvé un peu plus loin, mort. Mais j’étais sérieusement blessé moi aussi et on m’a emmené à l’hôpital. » Pendant dix ans, les parents d’Alberto n’ont pas touché à sa chambre. Le chapeau de la Juventus que Roberto a ramassé à côté du corps sans vie de son fils est encore accroché à l’un des trophées remportés au tennis.

Ange gardien

Le 1er juin, un trente-huitième corps est identifié. Pendant plus de 24 heures, les parents de Claudio Zavaroni ont vécu dans l’incertitude la plus totale. Leur fils était-il mort ? Blessé ? Porté disparu ? Zavaroni, photographe de Reggio Emilia, devait fêter son 29e anniversaire deux jours après le drame. Il n’était pas fanatique de football, il éprouvait juste de la sympathie pour le club turinois. En vérité, il aurait dû se rendre à Paris, où un modèle l’attendait pour un shooting photo. Mais des amis l’ont convaincu de prendre avec eux l’autocar pour Bruxelles. Ils n’avaient pas de tickets mais avaient rendez-vous avec d’autres supporters devant le bloc de la Juventus. Giovanni Vinsani avait des tickets pour eux mais il ne les a pas trouvés. Après avoir attendu pendant une heure, il les a revendus à d’autres personnes intéressées mais il en a gardé un. Il est apparu par la suite que Zavaroni et son copain, pour être sûrs d’entrer dans le stade, avaient acheté un ticket ailleurs. Un ticket pour le bloc Z. Ce n’est qu’au retour en Italie que Vinsani a appris la mort de Zavaroni. Le billet, il l’a précieusement conservé. « Parfois, je le regarde et je me dis qu’il aurait pu sauver la vie de Claudio Zavaroni. »

Luigi Pidone (31 ans), dans le coma depuis le 29 mais, meurt le 15 août. Il est la 39e victime.

Carla Gonelli (18 ans) a un ange gardien. Elle est venue à Bruxelles avec son père, Giancarlo. Lorsque les Anglais ont déferlé, ils sont tombés tous les deux. Un Anglais, John Welsh (27 ans), a entendu quelqu’un crier et a vu un bras dépasser de l’amas de corps. Il l’a tiré de toutes ses forces, a vu la jeune femme plus morte que vivante et a pratiqué la respiration artificielle. « Lorsque j’ai été certain qu’elle vivait toujours, je l’ai amenée vers une ambulance », dit-il. « Comme elle était très agitée, je l’ai accompagnée à l’hôpital. Puis je suis retourné au stade pour retrouver mon cousin Richard. »

A l’hôpital de Jette, Carla Gonelli est tombée dans le coma. Elle se réveille deux jours plus tard mais ne sait pas encore que son père n’a pas survécu. Elle n’apprendra la nouvelle qu’en arrivant à Pise. Quelques semaines plus tard, elle rencontre son ange gardien qui est venu lui rendre visite à Pise. Ce soir-là, John Welsh a sauvé d’autres vies. « Tout le monde aurait fait pareil », dit-il. « Parfois, je me demande si je n’aurais pas pu en sauver davantage. »

Epilogue

En principe, la finale de la Coupe de Belgique doit avoir lieu trois jours plus tard au Heysel mais le match opposant le Cercle Bruges à Beveren est déplacé au Parc Astrid, où le Cercle, entraîné par Georges Leekens, qui débute dans le métier, s’impose aux tirs au but (1-1 à la fin du temps réglementaire).

Le stade du Heysel, couvert de fleurs, rouvre ses portes le 30 août à l’occasion du Mémorial Ivo Van Damme. Le mur du bloc Z qui s’était effondré a été reconstruit, 45.000 tickets ont été vendus et 3.000 policiers sont présents. Le premier match de football après la catastrophe a lieu le 29 avril 1986 et oppose la Belgique à la Bulgarie. Le bloc Z a été rebaptisé et s’appelle désormais Nord 1. Les blocs en face s’appellent Sud. Le bourgmestre Hervé Brouhon, déjà en poste au moment du drame, ne trouve pas opportun d’organiser une cérémonie ou d’ériger une stèle en hommage aux victimes.

En 1990, un club italien revient pour la première fois au Heysel. L’AC Milan rend visite à Malines qui, pour raison de sécurité, n’a pu jouer Derrière les Casernes et a choisi Bruxelles. Le délégué et le capitaine milanais, Paolo Taveggia et Franco Baresi déposent 39 roses au pied de l’ex-bloc Z. Les Italiens demandent une minute de silence et souhaitent porter un crêpe noir mais ça leur est refusé.

En 2000, alors que l’Italie affronte la Belgique dans un stade Roi Baudouin rénové, Paolo Maldini et Antonio Conte déposent des fleurs en compagnie de la squadra, de Michel D’Hooghe, alors président de l’Union belge et de Lorenzo Staelens, capitaine de l’équipe belge. Le DJ n’arrête même pas la musique…

Ce n’est qu’en 2005, 20 ans après le drame, qu’une stèle sera érigée à l’angle formé par la tribune principale et l’ancien bloc Z et que les proches des victimes seront invités pour la première fois au stade par le bourgmestre, Freddy Thielemans.

Bientôt, le stade sera démoli et remplacé par un autre, sur le parking C. On ne sait pas encore ce qu’il adviendra du monument aux victimes.

LES 39 VICTIMES

Rocco Acerra (28) ITA

Bruno Balli (50) ITA

Alfons Bos (35) BEL

Giancarlo Bruschera (34) ITA

Andrea Casula (11) ITA

Giovanni Casula (43) ITA

Nino Cerullo (24) ITA

Willy Chielens (41) BEL

Giuseppina Conti (17) ITA

Dirk Daeninckx (26) BEL

Dionisio Fabbro (51) ITA

Jacques François (45) FRA

Eugenio Gagliano (35) ITA

Francesco Galli (25) ITA

Giancarlo Gonelli (45) ITA

Alberto Guarini (21) ITA

Giovacchino Landini (49) ITA

Roberto Lorentini (31) ITA

Barbara Lusci (58) ITA

Franco Martelli (22) ITA

Gianni Mastroiaco (20) ITA

Sergio Bastino Mazzino (37) ITA

Loris Messore (28) ITA

Luciano Rocco Papaluca (37) ITA

Luigi Pidone (31) ITA

Benito Pistolato (50) ITA

Patrick Radcliffe (38) N-I

Domenico Ragazzi (44) ITA

Antonio Ragnanese (29) ITA

Claude Robert (30) FRA

Mario Ronchi (42) ITA

Domenico Russo (26) ITA

Tarcisio Salvi (49) ITA

Gianfranco Sarto (46) ITA

Mario Spanu (41) ITA

Amedeo Giuseppe Spolaore (54) ITA

Tarcisio Venturin (23) ITA

Jean-Michel Walla (32) BEL

Claudio Zavaroni (28) ITA

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