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14-18 : le foot au milieu des bombes

Bruno Govers

Dimanche, il y aura 100 ans très exactement que la Grande Guerre a pris fin. Durant les hostilités, le football a conservé ses droits, tant dans notre pays, occupé, qu’au front. Mais après l’Armistice, certains clubs ont dû soudain composer avec l’absence de l’une ou l’autre de leurs vedettes tombées au combat.

Le 6 août 1914, l’armée allemande envahit notre pays. Comme tant d’autres, Hector  » Torten  » Goetinck, ailier gauche du FC Bruges, âgé de 28 ans à ce moment-là, est (r)appelé sous les drapeaux.  » Le jour de notre mobilisation, mes compagnons-soldats et moi étions loin de nous douter que nous continuerions à jouer au football  » écrira-t-il, un quart de siècle plus tard, dans un de ses livres-souvenirs, Voetbalanecdoten.

Hector Goetinck, avec sa petite fille dans les bras, en compagnie de soldats devant le café qu'il exploitait à Bruges.
Hector Goetinck, avec sa petite fille dans les bras, en compagnie de soldats devant le café qu’il exploitait à Bruges.© pg

De fait, après l’interruption des activités sportives, au début du conflit, le ballon rond a tôt fait de reprendre ses droits tous azimuts.  » Chaque régiment, bataillon, compagnie ou peloton avait son équipe de foot à l’Yser  » relève-t-on en p. 49 dudit ouvrage. Un peu plus loin, celui qui a alors rang d’international A, souligne :

 » On jouait des matches entre les différents corps, des confrontations Bruges-Gand ou Anvers-Bruges et plus d’un plouc quittait alors les tranchées pour encourager ses copains, au risque d’être puni ou d’être privé de solde pendant 8 jours, la pire punition.  »

Lieu des rencontres ? Les plaines de Ijzenberghe, Gijverinchove, Oeren, Wulveringhem et la région située entre le troisième fleuve belge par importance, la Côte et la frontière française, connue sous le nom de Bachten de Kupe, où il n’était pas rare de voir les footeux s’enfoncer jusqu’aux mollets.

Le roi offre les boots

Le 7 octobre, deux mois à peine après l’entame des hostilités, le quotidien néerlandophone De Nieuwe Gazet s’étonne de ces joutes sur le front.  » Du foot au milieu des bombes  » peut-on lire en page d’ouverture. La suite est éloquente :  » Les soldats français étaient perplexes en voyant leurs homologues anglais s’adonner à leur passe-temps favori alors que les combats faisaient rage un peu plus loin.  »

Le lendemain, un autre journal, le Vooruit, renchérit :  » Les Britanniques restent des fanas de sport irréductibles. Dès qu’une occasion se présente, ils n’hésitent pas à quitter leur emplacement pour jouer au foot avec un ballon composé de chiffons.  »

Les plus hautes autorités militaires, ainsi que le Roi Albert en personne, se rendent très vite compte des bienfaits du sport en général et du foot en particulier. Activité de détente, il permet aux soldats de relâcher à la fois la pression tout en leur procurant un entraînement physique de choix.

Le souverain n’hésite d’ailleurs pas à assister aux rencontres. Dans leur Kroniek van het Belgisch voetbal, les auteurs Jean Fraiponts et Dirk Willocx font été, notamment, de sa présence lors d’une joute entre le 4e et le 24e de ligne, arbitrée par un commandant qui, après coup, explique à Sa Majesté  » que le jeu est difficile en raison des boots très lourds que portent les pratiquants « .

La remarque ne tombe manifestement pas dans l’oreille d’un sourd car, dès ce moment, le Roi y va de sa contribution.  » Un jour, j’ai été appelé par le staff, à Houthem, pour réceptionner 1.800 paires de bottines offertes par le souverain  » écrit Goetinck. Qui précise encore, p. 54 :  » Certains enlevaient les studs pour être présentables dans le civil.  »

Doublement des clubs et des effectifs

En Belgique occupée, la pratique du football bat son plein aussi. Comme jamais auparavant, peut-on même ajouter. La preuve : les clubs poussent alors comme des champignons. De 160 entités recensées en 1914, regroupant quelque 12.500 membres, le nombre affiche près du double quatre ans plus tard.

 » La Grande Guerre aura joué un rôle capital dans le développement de notre sport principal  » remarque le docteur Bruno Dubois, responsable de l’asbl FOOT100 qui regroupe les historiens et archivistes du football belge.  » Jusqu’alors, ce sport, considéré par les bourgeois comme un passe-temps brutal, n’avait pas vraiment la cote parmi le public. La Première Guerre mondiale aura été à coup sûr l’élément décisif dans la démocratisation, l’essor et la popularité du foot.  »

Si, dès 1895, un championnat en bonne et due forme est organisé sur notre sol, sa mise sur pied en temps de guerre relève évidemment de la gageure. À l’Union Belge, une première réunion plénière est organisée le 28 janvier 1915. On y décide de ne pas reprendre d’activités officielles afin de permettre à tout un chacun d’exercer ou de remplir ses obligations patriotiques.

L’assemblée tolère, toutefois, que l’on dispute des matches amicaux, des derbies ou des tournois mais à la condition expresse qu’une partie des recettes soit consacrée à des oeuvres de bienfaisance. Chaque grande ville y va de son initiative. La Cité Ardente, par exemple, donne le feu vert pour une mini-compétition mettant aux prises ses plus vaillants représentants, le Standard, Seraing, Herstal, le FC Liège, Bressoux, Fléron, Ans FC et l’US Liège. L’histoire retiendra que Tilleur en est le vainqueur final le 12 février 1917.

Déjà des ‘affaires’ en ces temps reculés

Dans la capitale, c’est non pas un championnat mais une ‘Entente’ qui est formée avec les joueurs de ses clubs les plus emblématiques. Le Racing de Bruxelles délègue ainsi 4 joueurs (Emile Andrieu, Camille Van Hoorden, Hector Ramaekers et Léon Simonis), le Daring 3 (Joseph Robyn, Jules Maheux et Edouard Joachim), l’Union 3 également (Joseph Thys, Georges Mathot et Georges Hebdin), tandis qu’Uccle Sport s’en tient à 2 (Lucien Camès et Maurice Gilbert), au même titre qu’Anderlecht (Théo Verbeeck et Louis Van Hassel).

Le roi Albert, flanqué du prince Léopold, était un spectateur assidu aux rencontres de football lors de la Grande Guerre.
Le roi Albert, flanqué du prince Léopold, était un spectateur assidu aux rencontres de football lors de la Grande Guerre.© PG

Les parties livrées par cette ‘Entente’ génèrent un bénéfice de 2527 francs en 1916 et 2741 francs l’année suivante. Elles sont versées au Comité International de Secours Immédiats aux Eprouvés de la Guerre.

La Belgique du foot ne serait cependant pas ce qu’elle est sans ses ‘affaires’. Et elles sont perceptibles aussi en ce temps-là. Le 3 septembre 1915, l’Union Belge écrit ainsi à la fédé néerlandaise en lui demandant l’interdire aux joueurs belges ayant fui notre territoire de jouer en compétition là-bas. C’est le cas, par exemple, du réputé international du Daring, Oscar Bossaert, actif à Dordrecht. Mais celui qui allait donner son nom, un jour, au stade des Rouge et Noir, ne l’entend pas de cette oreille.

Sommé de s’expliquer devant les autorités fédérales, il est finalement suspendu pour une durée de 3 matches le 11 janvier 1916. Marquez pas de chance, cette période englobe précisément la finale de  » l’Entente  » contre l’Union. Le Daring refuse, dès lors, de libérer ses joueurs et la coalition bruxelloise doi déclarer forfait. Du coup, il n’y a donc pas de recette, non plus, pour les oeuvres de bienfaisance et pas de compensation non plus de la part du Daring, appelé à combler ce manque.

Une bonne nouvelle quand même pour celui-ci : au même titre que son rival historique, l’Union, le club de la rue Malis est désireux d’enrôler le meilleur élément du FC Vilvorde, Alfred Guillaume. Les Saint-Gillois lui proposent 125 francs par mois en échange de sa signature. Mais Guillaume refuse et joue pour 25 francs de moins, mensuellement, chez les Rouge et Noir. Autres temps, mais toujours les mêmes moeurs, visiblement.

Une équipe nationale militaire : les Front Wanderers

À Bruges, c’est la soupe à la grimace. Les installations du Club sont réquisitionnées par la Kommandatur avec création d’un parc automobile et d’écuries pour les chevaux de l’armée. Le Cercle, de son côté, doit mettre ses terrains à la disposition des Allemands afin qu’ils y jouent au football entre eux ou pour répéter leurs parades.

De commun accord, les frères ennemis refusent en tout cas de servir de sparring partner aux Allemands. L’époque est donc aux derbies entre Vert et Noir et Bleu et Noir. Mais tout ce beau monde doit impérativement quitter le terrain lorsque les Allemands veulent à leur tour taquiner le ballon.

Sur le front aussi, les soldats se piquent tant et plus au jeu. D’abord en disputant, comme dit, des matches entre eux. Mais à partir de 1915, les parties s’internationalisent. Sous l’impulsion d’Alex Caro, cofondateur du Sporting Club de Theux, une équipe nationale militaire prend forme. Charles Calmeyn, ex-président du Comité provincial de Flandre Occidentale lui trouve un nom : les Front Wanderers, autrement dit les Promeneurs du Front. Ceux-ci ont rapidement la cote.

 » Quand il y avait un match des Front Wanderers, je roulais à moto vers tous les cantonnements et annonçais les événements à la craie sur les différents baraquements  » peut-on lire dans Voetbalanekdoten en p. 53.  » Puisque les joueurs étaient répartis sur tout le front, j’allais chercher l’un ou l’autre à moto, tandis que les autres enfourchaient un vélo. Le grenadier Dominique Baes, lui, se déplaçait carrément à cheval  » poursuit Goetinck.

Baes, parlons-en. Il est, à l’époque, actif au CS Bruges et titulaire chez les Front Wanderers. Avant le départ de ceux-ci pour l’Angleterre, aux fins d’une tournée durant l’été 1918, un dernier entraînement face au 3e régiment de ligne était prévu à Gijverinchove. Mais dans la nuit du 24 au 25 août, au cours d’une mission de contrôle, Baes est touché par un tireur d’élite et se relève avec l’intestin perforé à huit endroits.

Des monuments commémoratifs déplacés ou démolis

Il ne survivra pas à ses blessures. Ironie du sort : ce déplacement aux Iles devait lui permettre de rejoindre sa fiancée qui avait fui la Belgique, via les Pays-Bas, et qui se trouvait sur place. Un malheur ne venant jamais seul, les Front Wanderers disputent un match en son honneur après la guerre. Mais au moment du speech de Goetinck en son honneur, un avion militaire, piloté par deux amis, droppe une gerbe de fleurs avant de s’écraser un peu plus loin suite à une avarie technique. Quand la fatalité s’en mêle…

Dominique Baes est l’un des 26 footballeurs actifs parmi notre élite footballistique, en 1913-14, à trouver la mort pendant la Grande Guerre. Cinq autres joueurs du Cercle disparaissent eux aussi : Joseph Evrard, François Lantsoght, Ernest Patfoort, Maurice Strypsteen et Arthur Timmerman. Pour perpétuer leur souvenir, la direction du Cercle a érigé un monument commémoratif le 21 avril 1921. Une initiative qui a été reprise un peu partout, en Belgique, par les clubs qui ont perdu un ou plusieurs de leurs membres.

Celui d’Anderlecht a été déplacé suite à la modernisation du stade Constant Vanden Stock ; celui du RFC Liégeois a disparu suite à l’érection du complexe Kinepolis à Rocourt. Idem à l’Antwerp où les anciens fidèles du Bosuil se souviendront très certainement de l’inscription qui figurait sur la stèle :  » Dulce et Ducorum est pro patria mori « . Traduction :  » Qu’il est bon et vénérable de mourir pour la patrie « .

Déplacé lors de la réfection de l’enceinte, puis démoli en raison de la mauvaise qualité du béton, le monument ne sera plus réédifié. D’après le porte-parole des Rouge et Blanc,  » si le FC Antwerp attache beaucoup d’importance au passé, il se veut à présent résolument tourné vers l’avenir.  »

Fernand Nisot, le miraculé du FC Léopold

Aucun groupement sportif bruxellois n’a payé un plus lourd tribut à la Grande Guerre que le FC Léopold. Le Livre d’Or du club, publié après le conflit armé, fait état, parmi ses membres, de 45 morts et de dizaines de blessés sur un total de 227 affiliés ayant participé aux hostilités.

Des 23 joueurs qui participèrent au championnat de Belgique 1913-14, deux sont passés de vie à trépas : René Merjay et Jean Otlet. D’autres, plus chanceux, ont été relevés avec des blessures. C’est le cas de Charles Guillon, sergent au 69e d’infanterie française, touché à deux reprises, ou de Léon Peaucoup, loué  » pour avoir donné un bel exemple de dévouement en restant à la tête de sa section, malgré une blessure provoquée par une balle de shrapnell.  »

Mais les commentaires les plus laudatifs, dans l’ouvrage précité, concernent le Léoman le plus célèbre, Fernand Nisot, Diable Rouge le plus précoce de tous les temps puisqu’il fut sélectionné pour la première fois à l’âge de 16 ans et 19 jours le 30 avril 1911 à la faveur d’un match Belgique-France (soldé par 7-1 pour nos couleurs).

Morceaux choisis :  » A reçu l’Ordre de Léopold et de la Couronne avec palme pour être resté dans les tranchées de Dixmude neuf jours et neuf nuits consécutifs sans être relevé et avoir repoussé tous les assauts des Allemands jusqu’au moment où il a été mis hors de combat par un obus qui le blessa assez grièvement…

Touché pour la 2e fois le 10 novembre 1918 au cours d’une reconnaissance pour le franchissement de l’Escaut, il a fait preuve d’un magnifique courage en refusant de se laisser évacuer avant d’avoir pu en fournir les résultats. Il n’a pas hésité, pour cela, à traverser un violent bombardement pour atteindre le P.C. du commandant de bataillon et, dominant ses souffrances avec une admirable énergie, a exposé avec le plus grand sang-froid tous les renseignements utiles qu’il avait relevés.  »

Marquez pas de chance pour cet international, dont la deuxième blessure sera survenue un jour à peine avant l’Armistice…Il aura fallu plus d’un an, à Fernand Nisot, pour récupérer et reprendre le fil de sa carrière. S’il dut faire l’impasse sur les Diables Rouges tout au long de l’année 1919, il n’en fit pas moins partie de la sélection belge constituée dans l’optique des Jeux Olympiques de 1920 à Anvers.

Un tournoi au cours duquel il obtint sa 14e et dernière cap à la faveur du quart de finale face à l’Espagne, terminé par 3 buts à 1. Après avoir collectionné les distinctions pendant la guerre, cette fois c’est une médaille d’or qui allait être sa récompense finale…

La marche du FC Liégeois en l’honneur de Marcel  » Lily  » Evrard

Les Standardmen Paul Bouttiau, Marcel Deltour et Edmond T’Kint de Roodenbeke, le Tilleurien Joseph Cuppens, les Verviétois du Cercle Sportif Edmond Van Cauwenbergh et Maurice Grignard : la plupart des grand clubs de la Principauté de Liège ont déploré, parmi leurs joueurs de Première, des victimes de la Grande Guerre. Le plus connu de tous n’en était pas moins un sociétaire des Sang et Marine : le gardien Marcel (dit Lily) Evrard.

Né dans la Cité Ardente le 12 février 1897, il avait réussi la gageure, avant le conflit armé, de succéder entre les perches du Great Old au talentueux Marcel Lonay alors qu’il était âgé de 15 ans à peine lors de ses débuts, en cours de saison 1912-13. Trop jeune pour être mobilisé, un an plus tard, son patriotisme l’amena à tricher sur son âge afin d’être enrôlé au titre de volontaire dans le régiment des Carabiniers d’abord, puis aux Autos-Canons-Mitrailleurs et enfin à l’aviation.

Indépendamment de son implication au sein de l’armée belge, Lily Evrard défendit aussi vaillamment les intérêts de la Belgique à la faveur des matches de football disputés par nos couleurs face à une sélection française. Lors du premier, soldé par une victoire 1-0 des nôtres, l’ironie aura voulu que le seul but du match fut marqué par le susdit Edmond Van Cauwenbergh, alors sous-lieutenant chez les Grenadiers, passé de vie à trépas le 6 mai 1915.

Le journal sportif L’Auto, de l’époque, qui relate un compte rendu de ce match dans ses colonnes, évoque  » un goalkeeper de grande classe, parant tout.  » Indépendamment des prouesses dans sa cage, Evrard se révèla aussi un voltigeur hors pair. Jusqu’au jour où il fut rattrapé à son tour par le destin : lors d’une sortie de reconnaissance, en l’absence de son mitrailleur, il n’eut d’autre ressource que de placer un sac de sable à la place de son partenaire pour équilibrer l’avion.

Hélas, le sac étant mal arrimé, l’engin, un  » Nieuport 10  » partit en vrille avant de s’écraser au sud de Paris le 21 septembre 1916. A titre posthume, Lily Evrard allait être décoré de la Croix de Guerre et de l’Ordre de Léopold. En guise d’hommage, la marche du Football Club Liégeois, signée par le tandem José Dannau (paroles)-Hippolyte Ackermans (musique), et qui remonte à 1918, lui fut dédiée.

Par Kristof De Ryck et Bruno Govers

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