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Quand salut et faux papiers d’identité arrivaient cachés dans le vélo de Gino Bartali

Pour la première fois dans l’histoire, un grand Tour ne démarrera pas en Europe. La Grande Partenza du Giro est très contestée mais pour les organisateurs, il s’agit d’un hommage à l’ex-champion cycliste Gino Bartali, dont l’histoire pourrait donner lieu à un roman.

Vendredi, Jérusalem accueillera le prologue du 101e Giro d’Italia. Dans un parc sur les flancs du Mont Herzl, à 3 km du parcours du contre-la-montre, des touristes visitent le Jardin des Justes parmi les Nations. Certains s’arrêtent devant un des mémoriaux et indiquent un des 26.000 noms gravés dans la pierre.

On y retrouve des célébrités comme la Reine Elisabeth de Belgique, épouse d’ Albert Ier, mais aussi d’illustres inconnus issus de plus de 50 pays. Tout en haut de la deuxième colonne du mémorial italien figure le nom d’un coureur.

Comment l’inscription  » Gino Bartali  » s’est elle retrouvée sur le mur d’un parc de la ville d’un pays qui ne compte pas une seule épreuve au calendrier de l’UCI, n’a pratiquement pas d’infrastructures cyclistes, a dû attendre 2012 pour avoir un premier coureur professionnel ( Ran Margaliot) et 2017 pour aligner une équipe pro (Israel Cycling Academy) ?

Combien de Juifs ou de Palestiniens connaissent le palmarès de l’Italien qui, de 1935 à 1954, a notamment remporté deux Tours de France, trois Giros, quatre Milan – San Remo, trois Tours de Lombardie et quatre titres nationaux ? Cette reconnaissance en Terre Sainte, Bartali ne le doit pas à ses résultats mais à l’entraînement rigoureux auquel il s’est astreint pendant la Deuxième Guerre mondiale et, surtout, au secret qu’il conservait.

Car même lorsque le bruit des canons a étouffé le cyclisme italien et qu’il a été enrôlé dans l’armée, Bartali a profité de ses temps libre pour faire des kilomètres. C’est ce qui lui a permis, en 1942, de remporter le  » Giro diguerra « , un Tour d’Italie de remplacement organisé à deux reprises pendant la guerre mais qui n’était qu’un critérium de régularité de huit courses d’un jour, dont Milan – San Remo et le Tour de Lombardie. Bartali savait d’ailleurs mieux que quiconque combien cette appellation était triviale mais la raison pour laquelle il s’entraînait était bien plus noble.

Andrea Bartali, le fils aîné de Gino, pointe l'inscription
Andrea Bartali, le fils aîné de Gino, pointe l’inscription  » Gino Bartali  » dans le Jardin des Justes parmi les Nations à Jérusalem lors de l’inauguration de la stèle le 10 octobre 2013.© BELGAIMAGE

Gino le Pieux

Qu’est-ce qui rendait ces entraînements du Toscan au visage blême si particuliers ? La distance ? Bartali quittait Florence à l’aube pour n’y rentrer qu’à la tombée de la nuit. La plupart du temps, il effectuait plus de 350 km. Sa destination ? Ses itinéraires le menaient vers des couvents, des abbayes et d’autres lieux de prière mais ce n’était guère étonnant puisque le champion de la marque Legnano était surnommé Gino le Pieux.

Il avait fait construire une chapelle dans sa maison et, avant chaque course, il implorait l’aide de Dieu qu’il remerciait après chaque victoire. C’est ainsi qu’en 1938, après sa victoire au Tour, il s’était rendu à la Basilique de Notre-Dame-des-Victoires à Paris pour y déposer un bouquet de fleurs aux pieds de Sainte-Thérèse de Lisieux.

À l’époque, déjà, il était membre de l’ordre laïque du Carmel. Sur le cadre de son vélo vert olive Legnano, il avait fait graver une médaille à l’effigie de la sainte, à qui il demandait de le préserver des chutes et des accidents. Ce n’était pas un luxe.

En raison de sa foi, Bartali était très proche du cardinal de Florence, Elia DallaCosta. En pleine guerre, c’est celui-ci qui avait célébré, dans une petite église de la ville, le mariage entre le champion et sa promise, Adriana. Mais surtout, c’est lui qui disait à Bartali où il devait se rendre pour s’entraîner, le chargeant d’une mission extrêmement délicate.

Cette mission secrète n’était pas dénuée de danger. Lors de l’été 1943, le dictateur fasciste Benito Mussolini avait été détrôné et emprisonné à Gran Sasso – le Géant des Apennins où le Giro arrivera le dimanche 13 mai 2018. Mais la joie de la population avait été de courte durée car, fin 1943, les Allemands avaient envahi la Botte, libéré Il Duce de façon spectaculaire et occupé le nord et le centre du pays jusqu’à la ligne Gustave, au sud de Rome.

Gino Bartali dans ses oeuvres lors du Tour 1950, à la faveur de la 11e étape entre Pau et Saint-Gaudens. Le campionissimo italien remporta la Grande Boucle en 1938 et '48.
Gino Bartali dans ses oeuvres lors du Tour 1950, à la faveur de la 11e étape entre Pau et Saint-Gaudens. Le campionissimo italien remporta la Grande Boucle en 1938 et ’48.© BELGAIMAGE

Un vélo mystérieux

La région dans laquelle Bartali devait remplir la mission que lui avait confiée le cardinal était donc aux mains des fascistes et les postes de contrôle étaient nombreux. De plus, Bartali n’était pas très apprécié des fidèles de Mussolini. Dans son registre, la police secrète Ovra avait écrit :  » Gino Bartali, champion du monde et fervent catholique qui préfère remercier Dieu ou Sainte-Thérèse que notre Duce.  »

Au début de l’année 1944, les choses tournaient mal. Une patrouille moto arrêtait Bartali en plein entraînement. Le commandement fasciste de Florence le considérait comme un déserteur mais le coureur n’en était pas conscient. Après l’arrestation de Mussolini, un (pseudo) cessez-le-feu avait été annoncé et il avait rendu son uniforme mais depuis le retour d’ Il Duce, les fascistes faisaient à nouveau la loi à Florence.

Bartali passait donc une dizaine de jours en prison jusqu’à ce que, par hasard, un officier le reconnaisse et s’étonne qu’on ait fait emprisonner un tel champion. Bartali était traumatisé par la prison mais il était surtout très heureux qu’on n’ait pas inspecté son Legnano. Ce n’était pas un hasard s’il disait toujours que son vélo était fait sur mesure pour lui et qu’on ne pouvait pas y toucher.

Contrairement à Coppi, plutôt timide, Bartali était connu pour être un moulin à paroles. Pourtant, pendant très longtemps, il gardera le silence au sujet de sa mission secrète et du mystère entourant son vélo, même après la libération de Florence par les Alliés, le 7 août 1944. Ce n’est que lorsqu’une collaboratrice du Centre de documentation juive contemporaine de Milan lui en parlera qu’il racontera son histoire, et uniquement parce que cette collaboratrice était la nièce de la fille de Nathan Cassuto, un personnage-clef dans la vie de Bartali.

Des faux papiers dans le pédalier

Pendant la guerre, ce rabbin de Florence avait fondé un réseau clandestin judéo-chrétien afin d’aider les Juifs à échapper aux recherches de la Gestapo et des patrouilles SS. En novembre 1943, Cassuto avait été arrêté et envoyé à Auschwitz. C’était un coup dur pour l’organisation et le Cardinal Dalla Costa voulait tout faire pour le sauver.

Il n’avait rien trouvé de mieux que d’utiliser le coureur le plus célèbre du pays comme coursier. Il se disait qu’il était au-dessus de tout soupçon et qu’il franchirait sans problème les postes de contrôle.

Bartali était envoyé à Gênes, à plus de 400 km aller-retour. C’est dans la ville portuaire ligurienne que les Juifs embarquaient pour l’Amérique. En secret, le coureur leur fournissait de faux papiers d’identité qu’il allait chercher dans une abbaye de l’Ordre des Chartreux à Lucca et qu’il cachait dans la tige de la selle ou dans le pédalier de son Legnano.

Mais l’occupant ne se laissait pas marcher sur les pieds. Début septembre 1944, quelques jours avant la libération de Lucca, une division de SS pénétrait dans l’abbaye. Elle avait découvert l’activité clandestine des douze moines, qu’elle fusilla sans pardon, déportant les Juifs qu’ils cachaient.

Le réseau clandestin devait changer son fusil d’épaule. Dorénavant, il allait miser sur une route plus au sud, dans le territoire peu hospitalier sur la Ligne Gustave. Les  » entraînements  » matinaux de Bartali le menaient désormais vers les collines d’Ombrie et un cloître à Assise, soit 360 km aller-retour. Le coureur allait y chercher de faux papiers fabriqués dans une petite imprimerie locale.

Parfois, les religieux lui demandaient de poursuivre jusqu’à Cassino, sur la ligne Gustave, afin d’emmagasiner des informations sur d’éventuels changements au front. De Florence, cela lui faisait 760 km aller-retour. Impossible de parcourir cette distance en un jour.

Des vivres pour le Vatican

Afin de ne pas inquiéter sa femme, Bartali trouvait toujours une excuse. Ses activités clandestines ne se limitaient pas au trafic de documents à vélo. A plusieurs reprises, il envoyait un paquet de vivres au Vatican afin qu’on les répartisse entre les nombreux Juifs cachés dans les églises de Rome. Cette activité caritative n’était pas dénuée de risques.

La censure fasciste interceptait ainsi un message de remerciement du pape Pie XII au coureur. Pensant y voir un message secret, elle accusait Bartali de trafic d’armes vers le Vatican. L’officier qui l’interrogeait le menaçait de passer devant le peloton d’exécution et ne changeait d’avis que sur l’intervention de deux soldats toscans qui connaissaient le champion.

Bartali allait encore plus loin en aidant aussi à cacher des Juifs. Le Toscan mettait ainsi un de ses appartements de Florence à disposition de Giacomo Goldenberg, sa femme et ses deux enfants. Il les avait rencontrés dans le magasin de son cousin à Florence et les soutenait autant que possible, leur apportant régulièrement des vivres à vélo. Grâce à lui, la famille allait échapper à la razzia.

Près de septante ans plus tard, au printemps 2013, Andrea Bartali (72) le fils aîné de Gino et Adriana, se rendait à Jérusalem à l’invitation de Yad Vashem, le Mémorial de l’Holocauste. Avec une immense fierté, il inaugurait un mur dans un parc sur lequel on pouvait lire le nom de son père, décédé treize ans plus tôt. Gino Le Pieux était fait  » Juste parmi les Nations « , un titre honorifique réservé aux non-Juifs qui avaient aidé des Juifs pendant l’Holocauste.

Gino l’Immortel

Gino Bartali aurait ainsi contribué au sauvetage de près de 800 Juifs. Interrogé par son fils à ce sujet, il avait répondu que c’était des choses dont on ne devait pas parler mais qu’on devait faire. Gino l’Intramontabile (l’Immortel) estimait avoir simplement fait ce que sa conscience et sa religion chrétienne lui dictaient de faire.

Quand salut et faux papiers d'identité arrivaient cachés dans le vélo de Gino Bartali
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Protestations contre le départ en Israël

Après la présentation officielle du Giro 2018 et de la Grande Partenza en Israël, Israéliens et Palestiniens se lamentaient. Le gouvernement israélien, qui aurait déposé dix millions d’euros sur la table et utilise le Giro comme un moyen de se profiler en pays  » démocrate-libéral  » à l’occasion de son septantième anniversaire, n’admettait pas que sa capitale  » indivisible  » soit présentée sur les documents officiels comme  » Jérusalem-Ouest « .

Depuis des années, Israéliens et Palestiniens se disputent Jérusalem. Depuis la Guerre des Six Jours, en 1967, Israël occupe la partie est. En 1980, le parlement israélien a proclamé Jérusalem  » unifiée  » capitale du pays. Jusqu’à ce jour, à l’exception du président américain Donald Trump, la communauté internationale refuse de reconnaître ce statut mais lorsque le gouvernement israélien a menacé de mettre un terme à la collaboration, les organisateurs du Giro se sont empressés de rectifier : Jérusalem-Ouest est devenu Jérusalem tout court.

 » Le Giro est un événement sportif et n’a rien à voir avec la politique « , dit RCS pour calmer les esprits. Fin mars, plus de 120 organisations de défense des droits humains, syndicats, associations de tourisme éthique, groupes sportifs et confessionnels de plus de 20 pays ont demandé au Giro d’Italia de ne pas organiser la Grande Partenza en Israël  » en raison des graves et croissantes violations du droit international et des droits humains des Palestiniens.  »

Dans le milieu cycliste aussi, le départ du Giro fait polémique. Les équipes se posent des questions quant à la sécurité. De plus, la logistique leur coûte cher. Pourtant, elles devraient toutes être au départ. The show must go on.

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