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Milan-Sanremo : le mythique Poggio ne fait plus peur

Au cours des 15 dernières éditions de Milan-Sanremo, deux coureurs seulement ont forgé leur victoire dans l’ascension du célèbre Poggio. Le joyau de la classicissima a perdu de sa superbe.

Il n’y a pas un coureur conscient qu’en obliquant à droite après la petite église de Bussana, il emprunte la Via Duca d’Aosta qui s’élève vers un paradis cycliste. Et celui qui s’y aventure un banal jour de semaine se demande franchement -Mais qu’est-ce qu’il a ce Poggio ? Des côtes de ce genre, il en existe des milliers en Italie. Cette ascension qui a si souvent par le passé décidé de l’issue de l’épreuve peut paraître assez insignifiante.

Elle quitte la Via Aurelia, dans la vallée, à 9 kilomètres du but, pour s’élever, dans l’enivrante senteur des cultures d’£illets et de mimosas, à 169 mètres d’altitude, sur la Piazza della Libertà, dans un petit hameau d’à peine 700 âmes. Pas de quoi semer la panique dans les rangs : sa dénivellation moyenne n’excède pas 5 %. Un cyclotouriste la grimpe en souriant. Mais le peloton doit l’escalader après environ 300 kilomètres d’une course non dépourvue d’autres difficultés. Ensuite, après la montée longue de 3,7 kilomètres, la descente, sinueuse, compte une vingtaine de virages sur un peu plus de 3 kilomètres. Enfin, de retour sur le bord de la Méditerranée, il reste, selon la fluctuation des itinéraires, de 2,5 à 4 kilomètres de course.

A ce titre, le Poggio figure parmi les plus célèbres épouvantails du sport cycliste, comme les escalades mythiques de La Redoute, du Koppenberg, du Mont Ventoux ou du Stelvio. La longue attente qu’il suscite au cours du déroulement de la course, la passion des tifosi et la soif de victoire qu’il génère chez les champions en font le premier grand rendez-vous de la saison des classiques du printemps.

C’était en effet l’objectif de l’organisateur Vincenzo Torriani lorsqu’il incorpora, en 1960, l’escalade dans le parcours. Malgré plusieurs difficultés en amont, dont le célèbre Turchino à environ mi-parcours, la course était devenue trop monotone. L’usage des grands braquets s’étant généralisé, la topographie du parcours n’opérait plus de sélection assez sévère. Et l’arrivée était trop souvent le théâtre d’un sprint massif, regroupant parfois une centaine de coureurs. Tour à tour, Miguel Poblet (1957 et 1959) et Rik Van Looy (1958) l’emportaient de la sorte sur la via Roma. Ce n’était pas au goût de l’Italie cycliste, nostalgique des succès de ses campionissimi Fausto Coppi et Gino Bartali, vainqueurs au terme d’héroïques cavalcades solitaires.

Merckx dans tous registres

La modification s’avère d’emblée un coup dans le mille. Bien qu’en 1960, la course se dispute encore dans le souvenir attristé d’un Coppi, décédé le 2 janvier, le Poggio fait son oeuvre. Le Français René Privat s’y détache d’un groupe de tête et franchit seul la ligne d’arrivée, tout comme Raymond Poulidor et Emile Daems au cours des deux années suivantes. Puis, en 1964, Poulidor et Tom Simpson se livrent un duel homérique dans la montée qui se termine finalement avec la victoire du Britannique.

Ensuite s’entame l’ère Eddy Merckx. En 1966 et 1967, le Belge construit encore ses deux premiers succès sur le Capo Berta. Mais ses cinq victoires suivantes ont le Poggio pour théâtre : Eddy frappe au pied du petit col, à mi-escalade, ou dans la descente. C’est selon. Le suit celui qui peut, mais il est alors battu au sprint. Audacieux acrobate du vélo, Merckx sait mieux que quiconque que bien dévaler un col est aussi important que l’escalader. En 1969, le Cannibale réalise une telle démonstration de descendeur dans la Via Val d’Olivi que la moto de la RAI se révèle incapable de le suivre…

Après le cycle des sept victoires de Merckx, d’autres champions l’imitent dans ses différentes manières de gagner : Felice Gimondi, Jan Raas et Roger De Vlaeminck. Dans ces années-là, la démonstration n’est plus à faire. Le Poggio joue efficacement son rôle. Après le passage du Turchino et des autres Capi, après 300 kilomètres parcourus à vive allure, l’escalade finale est dure aux mollets fatigués. Le tri s’opère impitoyablement en faveur des plus forts.

En 1982, la Cipressa s’ajoute à la liste des petits monts qui bordent la Méditerranée sur l’itinéraire final de la course. Située à une cinquantaine de kilomètres de l’arrivée, la difficulté joue également un rôle déterminant, toujours à l’avantage des attaquants. C’est l’endroit à partir duquel il ne faut plus jamais perdre le contact avec les premiers rangs. Le nouvel itinéraire réussit enfin à Giuseppe Saronni. Après trois deuxièmes places, il l’emporte en 1983, revêtu du maillot arc-en-ciel. Il est le dernier champion du monde en titre à avoir gagné l’épreuve.

Les moyennes stratosphériques des années EPO

Nouveau changement entre 1986 et 1993. Afin de ne pas perturber davantage la circulation au centre-ville, la banderole d’arrivée est déplacée de la Via Roma, au coeur de la cité balnéaire, à la Via Cavalotti, aux abords de la ville. La victoire était dès lors jugée à environ 1 kilomètre après la fin de la descente. Cela a bien sûr favorisé pratiquement à chaque fois le coureur qui avait le mieux négocié les sinueux lacets de la colline : durant ces années-là la victoire lui est revenue sept fois sur huit ! Une seule fois seulement, le coureur premier au sommet n’a pas gagné. En 1992, au terme d’une édition spectaculaire, l’Irlandais Sean Kelly refait un retard de 10 secondes sur l’Italien Moreno Argentin après une descente à tombeau ouvert et l’emporte facilement au sprint.

Au cours des saisons suivantes, l’usage courant et non décelable de l’érythropoïétine (EPO) a permis d’escalader le Poggio de plus en plus vite…au point que certains ont débaptisé la côte en EPO-ggio. Maurizio Fondriest (1993), Giorgio Furlan (1994), Laurent Jalabert (1995), Gabriele Colombo (1996) ont alors atteint des vitesses inégalées dans la partie la plus escarpée de l’ascension, point d’attaque habituel, après le sanctuaire Nostra Signora della Guardia, et ont réduit la Via Duca d’Aosta à un simple faux-plat. Des montées à des vitesses à vous glacer le sang. « Furlan enroulait un développement que j’utilisais lors de ma victoire au sprint à Sanremo en 1954… », a observé feu Rik Van Steenbergen.

Le palmarès des ascensions les plus rapides du Poggio offre d’ailleurs matière à discussion. Les uns attribuent le record à Furlan en 5’45 ». D’autres parlent de 5’41 pour Jalabert et Fondriest. Ce qui correspond à une moyenne d’environ 39 km/heure. La réalité est que plus personne n’approche de tels chronos aujourd’hui. Greg Van Avermaet, le premier à atteindre l’an dernier la Piazza della Libertà, a couvert les 3,7 kilomètres de montée en 6’47’ ! Il est vrai qu’il était à l’attaque depuis la descente de la Cipressa. Son second Vincenzo Nibali a mis 21 secondes de moins, soit 6’26 ». L’année précédente, Filippo Pozzato s’était montré le plus rapide en escaladant la difficulté en 6’14 ». Cela représente respectivement des moyennes de 34,5 et 35,6 km/heure, soit nettement moins que celles réalisées il y a quinze ans dans les années EPO.

Les succès de Zabel ont ouvert les yeux à de nombreux sprinters

Après 37 années au cours desquelles une seule fois un groupe d’au moins 20 coureurs s’est disputé la victoire au sprint ( Pierino Gavazzi en 1980), le succès d’ Erik Zabel en 1997 constitue un véritable tournant dans l’histoire de la Primavera. Pur sprinter, mais aussi bon grimpeur et disposant à son service d’une forte et homogène équipe Telekom, l’Allemand sait résister dans la montée du Poggio pour imposer ensuite sa pointe de vitesse. La tactique du bloc germanique est payante : Zabel émerge quatre fois en cinq ans sur la Via Roma, redevenu le lieu d’arrivée depuis 1994. Seul Andrei Tchmil parvient en 1999 à échapper à la vigilance du peloton dans le dernier kilomètre.

Lorsqu’en 2001, Zabel l’emporte pour la quatrième fois, les critiques se font vives en Italie. « Le mythe de la Classicissima s’éteint. L’hégémonie des sprinters tue la passion », peut-on lire dans La Repubblica. Mais douze mois plus tard, c’est à nouveau l’euphorie : Mario Cipollini est le plus véloce et met fin à six ans sans succès italien. Nationalisme, quand tu nous tiens…

Les succès de Zabel ont toutefois ouvert les yeux à de nombreux sprinters. Ils ont pris conscience qu’à la faveur d’entraînements plus assidus et plus spécifiques, le Poggio peut être maîtrisé plus facilement. Et cela d’autant mieux que le contrôle plus efficace des produits interdits n’autorise plus des montées fulgurantes. Le Poggio ne fait plus peur à personne !

Zabel et Telekom ont fait école. Toujours davantage d’équipes de sprinters se sont préparées pour permettre la victoire de leur homme le plus rapide. Ce qui a conduit aux succès d’ Oscar Freire (2004, 2007, 2010), d’ Alessandro Petacchi (2005) et de Mark Cavendish (2009). Seuls Paolo Bettini (2003, avec le concours de ses équipiers Luca Paolini et Mirko Celestino) et Filippo Pozzato (2006, avec l’aide d’ Alessandro Ballan) ont pu conclure victorieusement une attaque portée dans le Poggio.

Neuf fois sur dix, le vent souffle de face

Malgré l’introduction en 2008 d’une escalade supplémentaire (Le Manie, longue de 4,7 kilomètres avec des dénivellations de 5 à 9 %), les obstacles dans la finale de Milan-Sanremo ne font plus vraiment la différence : au cours des dernières années, on assiste assurément à de nombreuses attaques portées dans le Poggio mais elles ne vont pas jusqu’au bout. Tchmil offre une explication : « Les modes d’entraînement ont changé. Des années 1960 aux années 1980, la majorité des coureurs se limitaient durant l’hiver à mouliner de nombreux kilomètres. Depuis, l’entraînement est devenu plus polyvalent. On travaille spécifiquement l’endurance, la résistance et la vitesse. De la sorte, davantage de coureurs peuvent endurer l’effort qu’exige la montée du Poggio pour mieux contrôler la course et empêcher les échappées. Ainsi, il a fallu une exceptionnelle explosion de Fabian Cancellara dans les derniers kilomètres de plat en 2008 ou une chute collective comme l’année dernière, réduisant le groupe de candidats à la victoire, pour que le scénario du sprint soit évité. »

En outre, depuis 2008 la ligne d’arrivée a été déplacée parce que la Via Roma est devenue un piétonnier. La banderole se situe désormais sur le Lungomare Italo Calvino, soit 6,2 kilomètres après le sommet du Poggio ou plus de 500 mètres plus loin que la via Roma. Cela ne fait pas l’affaire des coureurs offensifs : plus d’un demi-kilomètre peut signifier une éternité pour un attaquant solitaire.

« D’autant plus contrariant que sur le Lungomare, neuf fois sur dix, le vent souffle de face », souligne Philippe Gilbert. Pas étonnant donc que le champion de Belgique ne fasse pas de la Primavera son objectif majeur de ce début de saison. Il fait sien l’adage selon lequel Milan-Sanremo est la course la plus facile à disputer mais la plus difficile à gagner. Même pour le numéro 1 mondial. A moins qu’exceptionnellement, samedi, le vent souffle dans le dos…

Jonas Creteur, pour Sport/Foot Magazine

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