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Le nid du Condor

François Brabant
François Brabant Journaliste politique au Vif/L'Express

Sport/Foot Magazine est allé visiter l’habitat naturel de Nairo Quintana dans les Andes colombiennes. Direction Boyacá, une terre de cyclisme où les gens se couchent avec les poules.

Est-ce l’épuisement accumulé au cours des trois semaines précédentes, qui dégorge d’un coup ? Une brusque retombée d’adrénaline, au terme des trente-cinq minutes d’agonie que le jeune homme vient d’endurer, seul face au chrono ? Ou bien la frustration d’avoir à subir un dénouement si cruel, pour lui qui s’est élancé de Monza encore paré d’une combinaison rose, de la tête aux pieds ? Ce dimanche 28 mai, Piazza del Duomo, à Milan, Nairo Quintana flanche. Assis sur un tabouret, sous la tonnelle blanche de l’organisation, face à une paroi criblée de sponsors, le coureur de la Movistar pleure comme une madeleine. Nairo l’impassible, Nairo l’impénétrable, Nairo l’orgueilleux, laisse pour une fois éclater son désarroi. Qu’importe s’il vient de réaliser l’un des meilleurs contre-la-montre de sa vie ! Il ne remportera pas le Tour de l’Italie, défait sur le fil par une machine à rouler nommée Tom Dumoulin. Hoquetant, le dos tourné aux photographes et aux caméras, la tête plongée entre les mains, le Colombien tente de reprendre la maîtrise de ses nerfs. Et quelques minutes plus tard, c’est le visage à nouveau figé, comme à son habitude, qu’il montera sur la deuxième marche du podium.

Nairo Quintana, sur la 2e marche du podium, derrière Tom Dumoulin
Nairo Quintana, sur la 2e marche du podium, derrière Tom Dumoulin© ISOPIX

À 9 000 kilomètres de là, en Colombie, la foule s’était rassemblée sur l’immense place de la ville de Tunja, autour de la statue équestre du libertadorSimon Bolivar. Les vieux drapés dans leur poncho en laine, les grands-mères coiffées d’un chapeau de feutre, les adolescentes en bombers et casquette de base-ball, les gamins vêtus de la vareuse jaune de la sélection nationale de football, tous étaient venus pour suivre sur écran géant l’ultime étape du centième Giro. Vu le décalage horaire, il était à peine 8 heures du matin quand la retransmission avait commencé. Le ciel était obscurci par les nuages et la température, dans ce secteur de la cordillère des Andes, ne dépassait pas les dix degrés. Mais il en fallait plus pour décourager une nuée d’aficionados venus communier avec l’enfant du pays, né dans le village voisin de Combita, et qui a fait construire sa maison dans un lotissement chic en bordure de Tunja. La ferveur s’est avérée inopérante, cependant. Et après avoir applaudi l’arrivée de Nairo, trente-deux secondes trop tard, la petite troupe est repartie vaquer à ses occupations dominicales, la mine triste, convaincue qu’en Italie, une injustice venait de se jouer.

Premier cuissard

C’est un défi immense, à la mesure de son ambition, que Nairo Quintana s’était imposé cette année en décidant de doubler les tours d’Italie et de France. Tous les indices du cyclisme contemporain convergeaient pourtant pour indiquer que l’opération était déraisonnable. Cadel Evans et Alberto Contador s’y étaient cassé les dents. Christopher Froome, Vincenzo Nibali, Romain Bardet ne s’y sont jamais risqués. Au cours de la dernière décennie, seuls Pierre Rolland en 2014 (4e du Giro, 11e du Tour) et Denis Menchov en 2008 (3e du Giro, 5e du Tour) ont réussi à bien figurer sur les deux épreuves d’affilée.

Pourquoi ce pari fou, dès lors ? On espérait la clé de l’énigme au moment de rencontrer Nairo Quintana, dans sa région natale du Boyacá, mi-avril, une semaine avant son départ pour l’Italie. Pour décrocher l’interview, il avait fallu ruser, insister, attendre des jours durant la confirmation d’un rendez-vous qui ne venait pas. Puis le téléphone avait enfin sonné, un matin vers 10 heures : le champion était disponible ce midi-là pour une brève rencontre à Tunja, après son entraînement quotidien. L’entretien devait avoir lieu à la périphérie de la ville, dans la cafétéria d’une station-service haut de gamme, baptisée Green Hills. Avec une heure de retard sur l’horaire annoncé, la star était apparue sur la route, juchée sur son vélo, en maillot et cuissard. Juste avant de bifurquer vers le parking, elle avait levé le bras pour prendre congé de ses compagnons d’entraînement du jour – le fidèle Winner Anacona, habitant lui aussi Tunja et également sous contrat à la Movistar, ainsi que plusieurs coureurs de l’équipe locale Boyacá Es Para Vivirla, parmi lesquels Cayetano Sarmiento, un ancien de la Cannondale, qui a couvé le jeune Quintana à ses débuts (la légende rapporte qu’il lui a offert son premier cuissard).

Les ventes de pommes de terre le long des routes. Les parents de Quintana sont des agriculteurs.
Les ventes de pommes de terre le long des routes. Les parents de Quintana sont des agriculteurs.© maximiliano blanco

À peine descendu de vélo, Nairo Quintana avait engouffré sa machine dans le coffre d’un volumineux 4×4, puis il s’était lui-même installé à l’arrière du véhicule, après avoir nous avoir demandé de le rejoindre, d’un bref geste de la main. L’interview se ferait là, à l’abri des regards indiscrets. Éloignant en deux, trois mots polis les quelques curieux qui s’approchaient déjà pour des selfies, il avait fermé portes et fenêtres de la voiture. Enfin seuls.  » J’ai beaucoup d’engagements, je n’ai que vingt minutes, pas plus « , s’était-il excusé. Et sur ces paroles, il avait déclenché le chrono sur son téléphone portable.

Une fresque et une statue

L’échange avait démarré sur ce doublé Giro-Tour audacieux.  » Un désir que j’ai en moi depuis un petit temps déjà, avait-il commenté, tout en s’abreuvant abondamment. J’ai 27 ans, je commence à arriver dans la meilleure période de ma carrière, c’est intéressant de se lancer dans ce genre de défi. De plus, j’ai déjà enchaîné deux grands tours sur une saison, et ça m’a plutôt bien réussi. L’idée est d’arriver avec un très bon niveau au départ du Giro et de pouvoir le gagner, et ensuite de bien récupérer avant le Tour, qui reste pour moi le principal objectif de l’année.  »

Le front encore perlé de sueur, il avait enchaîné sur ses origines paysannes, sur l’importance de l’agriculture, principale ressource du Boyacá, quatre heures au nord de Bogotá, la capitale colombienne.  » Par ici, les enfants apprennent à cultiver la terre dès leur plus jeune âge. C’est comme ça que, peu à peu, on acquiert la résistance pour pouvoir travailler dehors toute une journée, du matin au soir. Cette endurance-là, on peut ensuite la transférer vers la compétition cycliste. Ce sont des efforts en partie comparables. Les habitants du Boyacá sont des gens travailleurs, honnêtes, opiniâtres. C’est la culture de cette terre, et si vous gardez ces valeurs dans le vélo, ça aide.  »

Le Tour de Colombie passe devant un lieu de pèlerinage.
Le Tour de Colombie passe devant un lieu de pèlerinage. © maximiliano blanco

Pour comprendre le phénomène Nairo, il faut se rendre dans le hameau de San Rafael, non loin du village de Combita. Depuis Tunja, le trajet dure vingt minutes en minibus. Dès la sortie de la ville, la route grimpe. La modeste maison des Quintana se trouve sur un plateau, deux kilomètres après le sommet du col, à gauche de la chaussée. Impossible de la manquer : la façade a été entièrement recouverte d’une fresque en hommage au champion, dans la tradition des peintures murales qu’on retrouve partout en Amérique latine, pour glorifier les héros révolutionnaires, célébrer l’héritage précolombien, ou vanter la beauté des filles. Une statue a aussi été élevée devant la maison. Haute de quatre mètres, elle représente le coureur sur son vélo, en danseuse, dans sa tenue Movistar, à la manière des géants de papier mâché qu’on voit au carnaval de Pasto – le plus fameux de Colombie, à l’extrême sud du pays. Avec cette légende :  » Grâce à Dieu et à la patrie.  »

Empenadas, porte-clés et ponchos

Où que l’on porte le regard, la montagne dodeline, en pente douce, guère impressionnante en réalité. On peine à croire qu’on est à presque 3 000 mètres d’altitude. Davantage que les Dolomites ou les Pyrénées, les paysages, garnis ici et là de quelques conifères, évoquent plutôt les Ardennes ou l’Eifel. C’est dans cet environnement que Nairo Quintana a grandi. Enfant, il quittait à l’aube le domicile familial pour se rendre en vélo au collège d’Arcabuco, dix-huit kilomètres plus loin, vers le nord. Descente à l’aller. Ascension au retour. De quoi forger les mollets. Aujourd’hui, son visage s’affiche sur un grand panneau publicitaire fixé au mur de l’école – aux côtés de son frère Dayer, également professionnel chez Movistar, et de l’ami Cayetano Sarmiento, tous deux passés par le même établissement.

Les parents Quintana devant leur maison où une énorme fresque du fiston a été peinte.
Les parents Quintana devant leur maison où une énorme fresque du fiston a été peinte.© maximiliano blanco

La Nairomania, pourtant, n’en est peut-être qu’à ses débuts.  » Si un jour je gagne le Tour, ce sera la folie « , pronostique Quintana lui-même. D’ores et déjà, la maison familiale est devenue une attraction touristique, où s’arrêtent chaque jour des dizaines, voire des centaines de voyageurs. Trois tables en formica et dix chaises en plastique forment un bar de fortune, où l’on peut se ravitailler en empanadas (chaussons farcis de viande) et en arepas (galettes de maïs), tandis que les baffles diffusent de la salsa. La maman de Nairo, doña Eloisa, se tient debout derrière le comptoir d’une boutique de souvenirs : tasses à l’effigie du coureur, casquettes, porte-clés. Mais les articles qui rencontrent le plus vif succès sont les ponchos jaunes, roses et rouges, aux couleurs des maillots de leader des trois grands tours.

Une antique Chevrolet Sprint couleur bordeaux, griffée de partout, à la peinture écaillée, est garée devant la maison. Le père du champion, don Luis, chemise beige et veston brun élimé, se trouve à l’intérieur avec deux amis. Indifférents aux va-et-vient incessants, ils boivent des bières à la bouteille – c’est dimanche. De temps en temps, don Luis passe la tête hors de la voiture, pour satisfaire un touriste qui demande un selfie avec lui.

La notoriété du fils ne semble guère avoir changé les Quintana, depuis l’époque où leur horizon se limitait à la petite production agricole (des pommes de terre, surtout) qu’il fallait écouler sur les marchés. En Colombie, les gens du Boyacá sont réputés pour leur tempérament introverti, austère, parfois obstiné, et pour l’éducation sévère qu’ils imposent à leurs enfants.  » Ce n’est pas comme à Medellin ou à Cali, où l’on danse jusque tard dans la nuit. Ici, on va dormir avec les poules, et si vous parcourez les campagnes, à sept heures du soir, vous verrez que toutes les lumières sont éteintes « , situe Oliverio Cardeñas, le directeur sportif de l’équipe Boyacá Es Para Vivirla.

Une VO2max phénoménale

Tout commence à l’été 2008. Nairo Quintana vient de fêter ses 18 ans. À l’âge où les grands talents de demain évoluent déjà dans des structures de haut niveau, il court encore au sein d’un petit club juniors, sans entraîneur digne de ce nom. C’est ce garçon taiseux qui sollicite un matin un rendez-vous avec Jenaro Leguizamo, alors l’un des deux managers de l’équipe continentale Colombia Es Pasión. Le jeune Nairo n’a qu’une seule faveur à lui demander : qu’il vienne le voir lors d’une course en circuit qui doit bientôt être organisée dans la ville de Sogamoso.  » Il voulait que je l’aide à entrer dans l’équipe, si je l’avais trouvé bon ce jour-là. Sa démarche était très inhabituelle, rien à voir avec tous ces gamins qui quémandent une aide pour acheter un vélo, des roues, un nouveau casque. Lui, il souhaitait juste que je le regarde. Il était déjà certain de ses capacités. Il ne voyait pas en quoi Alberto Contador ou Andy Schleck lui étaient supérieurs.  »

À Sogamoso, le 20 juillet 2008, jour de fête nationale en Colombie, Nairo Quintana prend le départ le couteau entre les dents. Sur un circuit entièrement plat, aux relances sèches, son corps frêle de grimpeur ne peut toutefois rivaliser avec les plus costauds.  » Mais sa ténacité m’a épaté « , se souvient Leguizamo. Intéressé, ce dernier se rend deux semaines plus tard à une épreuve disputée autour de Tunja. Le parcours comprend notamment le col de Sote, et passe devant la maison des Quintana, à Combita. C’est un festival. Nairo remporte l’épreuve avec cinq minutes sur son plus proche poursuivant, un certain Sebastian Salazar, la terreur des courses juniors en Colombie.

Nairo Quintana en action durant le Tour de San Luis.
Nairo Quintana en action durant le Tour de San Luis.© maximiliano blanco

Cinq ans plus tard, le 20 juillet 2013, le même Quintana remporte au sommet du mont Semnoz, sur les hauteurs d’Annecy, l’étape reine du Tour de France. Le lendemain, il monte à Paris sur la deuxième marche du podium final, seulement devancé par Chris Froome.  » En cinq ans, jour pour jour, ce junior inexpérimenté, totalement inconnu, était devenu l’un des deux ou trois meilleurs coureurs du monde – un processus de formation qui prend environ dix ans pour n’importe quel autre compétiteur « , commente, admiratif, son ancien mentor.

 » Ce qui distingue Nairo de ses adversaires, c’est sa consommation maximale d’oxygène, une VO2max de 86 « , poursuit Jenaro Leguizamo. L’anecdote est désormais célèbre : lors du premier test d’effort réalisé par le coureur du Boyacá, en septembre 2008, au centre de haut niveau de Bogotá, les résultats paraissaient à ce point anormaux que les médecins ont cru que les machines étaient mal paramétrées.  » Quelques jours plus tard, on a donc refait un autre test, sur route cette fois, depuis la ville de Paipa jusqu’au sommet du col de Palermo. J’avais les temps de référence de Jarlinson Pantano, Darwin Atapuma et Sergio Henao. Et comme il n’y a pas de vent ici, les conditions ne varient guère. Moi, je le suivais à moto. Sur un vélo qui pesait facilement 13 kilos, il a réalisé un chrono très proche des trois autres, qui étaient déjà des espoirs confirmés. Là, j’ai compris à quel phénomène on avait affaire.  »

 » Dégoûte-les, ces deux vieux !  »

En 2009, pour sa première saison chez les espoirs, le prodige signe avec l’équipe du Boyacá, dirigée par Vicente Belda, ancien manager de la Kelme réfugié en Colombie après l’affaire Puerto. À l’époque, les épreuves majeures du calendrier national sont toutes dominées par un duo de vétérans, Jose Castelblanco et Hernan Buenahora, anciens produits de l’écurie Kelme l’un et l’autre. Nairo Quintana les accompagne à l’occasion d’un entraînement autour de Duitama, où se sont disputés les championnats du monde remportés par Abraham Olano en 1995. Castelblanco et Buenahora approchent de leur pic de forme, affûtés pour le Tour de Colombie qui doit démarrer deux semaines plus tard. Pourtant, dans le col de Canotas, le coureur de 19 ans tient la dragée haute à ses deux aînés. Dans la voiture suiveuse, Vicente Belda menace de tomber en syncope.  » Accroche-toi ! Vas-y, gamin, sur le grand plateau, dégoûte-les, ces deux vieux. Dégage-les !  »

Angel Yesid Camargo était en 2009 l’adjoint de Vicente Belda. Il n’a pas oublié la détermination hors du commun qui animait le futur vainqueur de la Vuelta et du Giro.  » Son palmarès était encore vierge de toute référence importante, mais il me répétait sans cesse : j’ai envie de gagner, mets l’équipe à mon service. Il voulait être à la fois sprinter, rouleur et grimpeur. Cette année-là, il termine deuxième du Tour de la Jeunesse, la principale course par étapes espoirs de Colombie. Et encore, on ne perd qu’à cause d’une erreur de distraction. Carlos Betancur s’échappe un jour. On ne le connaissait pas, on ne s’est pas méfié de lui. Il nous a pris 1 minute 30, et on n’a pas réussi à récupérer le temps perdu dans le contre-la-montre.  »

Depuis la villa d’Angel Yesid Camargo, sur les hauteurs boisées de Paipa, la vue donne sur une plaine marécageuse, le Pantano de Vargas. C’est là que Simon Bolivar a remporté en 1819 une bataille décisive pour l’indépendance de la Grande Colombie, proclamée deux ans plus tard, englobant les frontières actuelles de la Colombie, du Venezuela, du Panama et de l’Equateur. Tout en entamant avec emphase le récit détaillé des combats, insistant sur les astuces tactiques qui ont mis en déroute les troupes royalistes espagnoles, Angel Yesid Camargo exhume d’un tiroir le poster officiel de l’équipe Boyacá Es Para Vivirla, millésime 2009. La photo a été prise devant le lac de Paipa. La mine chafouine, le regard presque baissé, la peau couleur cuivre, Quintana se démarque de ses équipiers par une expression corporelle totalement dépourvue de frime, l’humilité même, avec pourtant une forme de dureté et de résolution inébranlable au fond des yeux.  » À cette époque, il nous parlait déjà de devenir le meilleur du monde. Entre nous, on se disait parfois qu’il rêvait éveillé. Mais on essayait aussi d’entretenir sa motivation.  »

Pas un gregario

Angel Yesid Camargo est aujourd’hui le directeur sportif de l’équipe espoirs Bakano, qui offre à des jeunes issus de quartiers déshérités une formation scolaire et un encadrement sportif de haut niveau. Sur un mur de son salon, une photo du Tour 1994, où il pose timidement aux côtés de Miguel Indurain, rappelle son ancienne vie de coureur pro, modeste domestique de la Kelme.  » En ce temps-là, les opportunités allaient toujours aux Espagnols, jamais aux Colombiens. Même quand Laudelino Cubino ou Anselmo Fuerte n’étaient pas en condition, on devait rouler pour eux. Si on se sentait en forme et qu’on osait malgré tout jouer notre carte personnelle, on se prenait des engueulades monstrueuses.  » Les membres colombiens de l’équipe en avaient tiré une maxime, qu’ils se refilaient à mots couverts : capo es capo, así no andes culo. Traduction libre : le leader reste le leader, même s’il ne vaut pas un clou.

Passé lui aussi par les rangs de la Kelme et originaire du Boyacá, comme son ami Camargo, Chepe Gonzalez est réputé pour son tempérament rebelle. Fin 2009, il délivre au jeune Quintana qui commence à faire parler de lui un conseil d’ancien :  » Si tu vas un jour en Europe, ne te laisse pas enfermer dans un rôle de gregario. Ne permets pas qu’ils te fassent ce qu’ils nous ont fait à nous.  » Nairo murmure une réponse laconique :  » Je l’ai déjà bien en tête, ça.  » À 19 ans, il a du cran à revendre, un talent hors-normes, et il sait où il va.

Nairo Quintana intègre en 2010 l’équipe Colombia Es Pasión, son premier contrat pro. Afin de stimuler sa concentration, le manager, Luis Fernando Saldarriaga, l’encourage à faire des sudokus. Cela fonctionne, semble-t-il. Au mois de septembre, le coureur de Tunja engrange au Tour de l’Avenir sa première victoire de prestige. Dans la dernière étape, la montée chronométrée vers la station de Risoul, il a impressionné tous les suiveurs par son style sans déchet, imprimant sur ses pédales une force surnaturelle, sans que ne bougent ni les épaules ni la tête. Face à tant de classe, Andrew Talansky, Jarlinson Pantano, Tom-Jelte Slagter, Mikel Landa et Romain Bardet, ses plus proches rivaux, n’ont pu qu’admettre leur impuissance. Quant à Tom Dumoulin, son bourreau du Giro 2017, il est classé 50e à plus d’une heure du Colombien.

Ambassadeur de l’Unicef

L’année suivante, Eusebio Unzue, le manager de la Movistar, vient prospecter dans les Andes à la recherche de nouveaux joyaux. Il assiste notamment au Clasico RCN, une épreuve renommée du calendrier colombien. On lui a parlé de Nairo Quintana, d’Esteban Chaves, de Sergio Henao… Indécis par nature, il ne sait à qui se fier, interroge de multiples experts. Un dirigeant d’équipe en rit encore :  » Pour se décider, Eusebio a parlé avec la moitié de la Colombie !  » Après d’innombrables circonvolutions, son choix se fixe sur Quintana. Ce dernier rejoint la formation navarraise en 2012. Dès le mois de mars, il épingle le Tour de Murcie à son palmarès. En juin, il gagne une étape du Dauphiné à Morzine, devant Cadel Evans, Dani Moreno, Bradley Wiggins et Chris Froome. La suite ? Elle semble presque couler de source : 2e du Tour 2013, vainqueur du Giro 2014, 2e du Tour 2015, 3e du Tour 2016, vainqueur de la Vuelta la même année. En Colombie, désormais, on l’appelle  » le condor « .

Nairo Quintana est, depuis 2014, ambassadeur pour l’Unicef : il soutient un programme visant à renforcer chez les adolescents l’adhésion à la paix, dans un pays qui sort à peine de cinquante ans de conflit armé. Il met aussi sa notoriété au service de campagnes contre les violences faites aux femmes. Le natif de Combita s’implique également dans la promotion des produits agricoles colombiens. Le monde rural est inscrit en lui : quand il a commencé à accumuler les victoires, donc l’argent, il a d’abord investi dans des vaches, des porcs, des poules. Parce que la richesse devait, à son estime, se transformer en une réalité tangible, ancrée dans la terre.

Dans le coeur de ses compatriotes, Nairo Quintana a aujourd’hui remplacé Luis Herrera, vainqueur de la Vuelta 1987, longtemps indétrôné dans l’inconscient collectif national. Un changement d’ère que Winner Anacona, compagnon d’entraînement et lieutenant dévoué du leader de la Movistar, a pu mesurer depuis un poste d’observation idéal, la selle de son vélo.  » Avant, quand je m’entraînais, les gens sur le bord de la route me disaient : allez Lucho ! Depuis quelques années, ils me disent : allez Nairo !  »

par François Brabant en Colombie

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