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Cyclisme: le champion du monde qu’on n’aimait pas

Les championnats du monde de cyclisme ont cent ans et se tiennent pour la dixième fois en Belgique. En 1969, à Zolder, le Néerlandais Harm Ottenbros avait surpris tout le monde. Souvenirs.

L’histoire se passe en 2002 au cours de l’émission De Fiets van Pavlov, un talk-show diffusé sur la VRT. Sur le plateau, les invités de Mark Uytterhoeven sont Harm Ottenbros et Julien Stevens. Trente-trois ans plus tôt, ceux-ci ont sprinté pour la victoire finale sur le circuit automobile de Zolder. La différence était alors minime entre les deux concurrents. Tellement minime que le deuxième aurait lui aussi mérité le maillot arc-en-ciel, estime Ottenbros qui joint le geste à la parole en découpant son seul vrai maillot en deux et en tendant la moitié à Stevens, qui n’en revient pas…

Personnellement, je n’ai rien contre ce garçon mais c’est fou de se dire qu’Ottenbros va porter le maillot arc-en-ciel pendant un an. »

Jacques Anquetil

En voyant cela, les téléspectateurs se demandent qui est ce dingue? Couper son maillot arc-en-ciel! L’original, en plus! Des collectionneurs donneraient très cher pour se le procurer et les musées se battraient pour l’avoir, mais le champion du monde 1969 le coupe en deux. Il est fou, cet Ottenbros!

Le fait est que le Néerlandais n’a guère éprouvé beaucoup de plaisir en portant ce maillot. Les soi-disant connaisseurs disent qu’il a surtout eu de la chance. Tout au long de sa carrière, on a répété qu’il ne méritait pas ce titre. Et lui, il voulait juste « faire du vélo », pas être une star.

Soyons clair: en 1969, Harm Ottenbros (né à Alkmaar, le 27 juin 1943) n’était pas un « gros nul ». Ce n’était certes pas une vedette, mais pas non plus un coureur de kermesse. Sans quoi il n’aurait pas remporté une étape du Tour de Belgique ni ce titre de champion du monde. Il n’aurait pas non plus terminé septième de Gand-Wevelgem ni achevé la Vuelta et le Tour légendaire remporté par Eddy Merckx, au cour duquel il a pris part à deux reprises à l’échappée décisive et a bien failli s’imposer au sprint. À Bordeaux, il a pris la tête trop tôt et a été battu par Barry Hoban. L’avant-dernier jour, sur la piste de Montargis, il a été surpris par Herman Vanspringel. S’il avait remporté une de ces deux étapes, les médias l’auraient pris plus au sérieux à Zolder.

Un vainqueur au rabais

Le dimanche 10 août 1969, Harm Ottenbros est un anonyme au départ du championnat du monde. Personne ne pense à lui. Il fait très chaud et sur le parcours plat de Zolder, on assiste à l’un des championnats du monde les plus monotones de l’histoire. À la mi-course, un groupe de seize hommes dans lequel on retrouve sept nationalités différentes se détache. Personne ne veut entamer la poursuite. Certainement pas Rik Van Looy ni Eddy Merckx. Le « vieux » et le « jeune » se méfient l’un de l’autre. Les spectateurs s’ennuient. Quand ils s’aperçoivent que, devant, Walter Godefroot et Roger De Vlaeminck ne s’entendent pas, ils laissent entendre leur mécontentement.

Deux outsiders profitent de cette guerre froide dans le clan belge: Julien Stevens et Harm Ottenbros, que beaucoup ne connaissent même pas. Hasard ou pas, le premier est équipier de Merckx chez Faema. Ottenbros, lui, court pour Willem II-Gazelle, l’équipe de… Van Looy. Le duo s’échappe à trente kilomètres de l’arrivée et à sa grande surprise, il reste en tête jusqu’au bout. Le sprint prend des allures de thriller. Qui va passer devant? L’avance des deux hommes est telle qu’ils peuvent se permettre de faire du surplace. Finalement, c’est Stevens qui lance les hostilités. Il semble devoir l’emporter, mais Ottenbros se rapproche et le dépasse sur la ligne. La différence est de moins de vingt centimètres.

Harm Ottenbros:
Harm Ottenbros: « C’est simple: au propre comme au figuré, j’étais trop petit pour être champion du monde. »© PHOTONEWS

Ce qui devait être une fête nationale se termine en blague belge. Harm Ottenbros, lui, remporte une course qu’il n’aurait jamais dû gagner. Pour le monde du cyclisme, il fait honte au palmarès. Mais que peut-on bien reprocher à un homme qui s’est battu en tête toute la journée et a fini par s’imposer. Sur le plateau de la télévision, Julien Stevens l’admet: « Harm n’a pas du tout volé son titre. » Ottenbros est d’accord: « Ce jour-là, il se fait que j’étais le plus fort. Vous ne pensez tout de même pas que j’avais acheté les 92 autres coureurs? Ils voulaient tous être champions du monde. »

Les journaux parlent de vainqueur au rabais et le vieux Jacques Anquetil dit tout haut ce que tout le peloton pense tout bas: « Personnellement, je n’ai rien contre ce garçon, mais c’est fou de se dire qu’Ottenbros va porter le maillot arc-en-ciel pendant un an. » Très vite, le Batave n’a plus envie de le revêtir. « Au propre comme au figuré, je n’avais pas la taille d’un champion du monde. Tout ça est oublié, bien entendu, mais je comprends aujourd’hui que j’étais un vainqueur à la noix. »

Sifflé par le public

Âgé de 26 ans en 1969, Harm Ottenbros n’est pas à l’aise sur le podium. Comment va-t-il gérer ce maillot de champion inattendu? Soudain, il se retrouve sous le feu des projecteurs, il devient une célébrité. Et ça, il n’en rêve pas du tout. Mais pas moyen de faire marche arrière. La célébration à Hoogerheide, où il habite, le met mal à l’aise. Par la suite, il se voit proposer des contrats lucratifs pour des Six Jours, mais ce sont des cadeaux empoisonnés. Il n’a pas d’expérience sur la piste et est remis à sa place par Peter Post, le roi du circuit. Ottenbros dira plus tard combien ses sentiments étaient mitigés: « Je n’étais pas prêt à cela. C’était quelque chose d’inattendu et je n’arrivais pas à gérer. »

Les autres coureurs, les dirigeants, les journalistes et les supporters ne veulent pas d’un petit champion. Partout où il passe, il est sifflé par le public. De plus, il fait des déclarations qui ne passent pas. Comme celle-ci: « Ce n’est pas moi qui ai ridiculisé le monde du cyclisme à Zolder, ce sont les stars. » Ou encore: « Je pense que je suis le seul champion du monde ‘naturel’ de l’après-guerre. » Ça ne le rend pas populaire dans le peloton. On ne le laisse plus s’échapper. Certains coureurs le rabaissent, à tort ou à raison.

Ce n’est pas la seule raison pour laquelle Ottenbros loupe complètement la saison suivante. Au Tour d’Andalousie, il tombe dans un ravin. Au Tour des Flandres, il termine la course avec un poignet cassé à la suite d’une chute. Il finit la saison par une modeste victoire d’étape au Tour du Luxembourg. Pas dingue, pour un champion du monde. Pas dingue du tout. « Tout était contre moi. Je me blessais et le peloton m’en voulait. Je devais montrer que j’étais digne du maillot arc-en-ciel. C’est pourquoi je n’étais pas triste de le céder. Au moins, je pouvais recommencer à pédaler dans l’anonymat, mais je n’ai jamais retrouvé mes sensations d’avant. »

C’est donc sous le maillot de champion du monde que Harm Ottenbros connaît les pires moments de sa carrière. De plus, il est victime de mystérieux problèmes intestinaux. En 1971, il ne remporte que deux kermesses. Comme les résultats ne suivent pas, même les fans oranje le laissent tomber. Gazelle ne lui propose pas de nouveau contrat et il se retrouve dans de petites équipes comme Wybert-Lakerol ou Kela Tapijt. Cela va un peu mieux lorsqu’il signe pour Frisol, l’équipe de Hennie Kuiper et de José De Cauwer. Mais là aussi, il ne remporte que quelques kermesses.

Son vélo dans l’Oosterschelde

Harm Ottenbros en a assez. Ses malheurs ont débuté avec ce titre de champion du monde et sept ans plus tard, déçu, il met un terme à sa carrière. Mais alors que les coureurs accrochent leur vélo au clou, lui s’y prend autrement. Avec Gerrie Knetemann, il prend le direction du pont de Zélande, situé cinq kilomètres plus loin. Il s’arrête à mi-parcours et lance son vélo dans l’Oosterschelde. Un geste symbolique dont les images sont diffusées à la télévision. Knetteman le ramène chez lui, loin du cyclisme.

On affirme qu’aucun coureur n’est prêt pour la vraie vie et ce n’est pas Ottenbros qui dira le contraire. Les années qui suivent ne sont pas plus réjouissantes. Il se laisse pousser les cheveux et la barbe, achète une moto, erre çà et là. Il touche à la drogue, vivote dans un squat et divorce. Pendant deux ans, il se cherche. « J’avais enfin le temps de me découvrir. Sur le vélo, je ne savais pas qui j’étais. » Il devient artiste et éducateur pour handicapés mentaux. Le lien qu’il établit avec eux est authentique et honnête. C’est exactement ce qu’il recherche. « J’ai toujours voulu travailler dans les soins. Là, je suis devenu humain. Avant, j’étais juste coureur cycliste. »

Arrivé à destination, le champion du monde par accident de Zolder se retire dans l’anonymat. Il aime son boulot et sa deuxième vie. Pendant onze ans, il fait du badminton et ne veut plus entendre parler de cyclisme. Jusqu’à ce qu’il rencontre Jan Janssen. « Il m’a dit que je ne pouvais pas tout le temps être négatif à l’égard du cyclisme, que je devais beaucoup à ce sport. Il avait raison. Aujourd’hui, je ne déteste plus Zolder. Je suis fier de ce titre. Il figure dans les livres et ce jour-là, j’étais le meilleur, le champion du monde. »

Harm Ottenbros veut manifestement vider son sac pour être en paix avec lui-même. Il éprouve de la compassion pour Julien Stevens, le coureur qu’il a battu de quelques centimètres. En 2002, le championnat du monde refait escale à Zolder. Au cours d’une émission de télévision précédant la course, il rencontre son compagnon d’échappée. Il a le maillot de champion du monde avec lui. Et une paire de ciseaux…

Harm Ottenbros avec le maillot arc-en-ciel lors du Tour 1970. Une tunique qui ne lui vaudra pas que de bons souvenirs.
Harm Ottenbros avec le maillot arc-en-ciel lors du Tour 1970. Une tunique qui ne lui vaudra pas que de bons souvenirs.© BELGAIMAGE

À quelques centimètres de la gloire

Pour Julien Stevens, quelques centimètres ont séparé le ciel de l’enfer. Pourtant, lors des championnats du monde à Zolder, il était certain de l’emporter. Car le Néerlandais Harm Ottenbros n’était qu’un inconnu qu’il était censé battre facilement au sprint. Un maillot de champion du monde aurait sans doute donné plus d’éclat à la carrière de Stevens, qui est resté un simple équipier toute sa vie.

Guillaume Driessens, le directeur sportif de l’équipe, a pourtant tout fait pour aider Stevens. À l’entame du dernier tour, il lui a glissé un petit mot avec le montant qu’il pouvait gagner s’il devenait champion du monde et lui a dit de parler à Ottenbros. Mais Stevens s’est abstenu. Il a lancé le sprint de loin, mais Ottenbros est revenu. C’est comme ça que le Malinois est passé à côté de la célébrité. Il a mis trois mois à s’en remettre.

Au cours de sa carrière, Julien Stevens a surtout travaillé pour Rik Van Looy et Eddy Merckx, les deux leaders belges qui se sont neutralisés au Mondial. Il a pourtant un beau palmarès. En 1968, il a été champion de Belgique à Mettet. Six ans plus tôt, il avait décroché le maillot noir-jaune-rouge chez les amateurs. En 1969, il a porté pendant trois jours le maillot jaune du Tour après s’être imposé à Maastricht. Il avait pris le maillot à son leader, Eddy Merckx, qu’il allait ensuite mener à la victoire finale. Ce rôle de lieutenant lui convenait à merveille.

À partir du début des années 70, Stevens s’est de plus en plus consacré à la piste. Il a été quatre fois champion de Belgique (en poursuite, stayer, omnium et course par équipe) et a remporté cinq épreuves de Six Jours, dont deux à Gand. Après sa carrière, Stevens est devenu directeur sportif puis mécanicien. Il est aujourd’hui âgé de 78 ans.

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