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Simone Biles, celle qui défiait les lois de la gravité a été rattrapée par ses démons

Peter Mangelschots

Simone Biles (24 ans) a beaucoup changé depuis les Jeux de Rio, disputés il y a cinq ans déjà. La gamine s’était muée en jeune femme sûre d’elle. Mais elle vient d’être rattrapée par « ses démons » lors des Jeux olympiques de Tokyo. Portrait d’une gymnaste d’exception au parcours de vie tourmenté qui aura marqué sa discipline quoiqu’il arrive.

« Une femme ne peut en être capable. » Il y a quelques semaines, tel est encore l’avis des observateurs quant au Yurchenko avec double salto, un saut spectaculaire au cheval d’arçon jugé trop dangereux pour une femme. La phrase idéale pour motiver Simone Biles, la reine de la gymnastique… À l’US Classics, fin mai, lors de son retour après une longue période d’inactivité, Covid oblige, l’Américaine de poche stupéfie le monde. Après avoir pris un élan énergique, celle-ci effectue une rondade (un saut à l’issue duquel on se retrouve à l’envers), saute des deux pieds au-dessus de la planche, qu’elle touche brièvement des mains pour effectuer ensuite un double salto en arrière. La vitesse et l’élan imprimés au mouvement l’obligent certes à effectuer deux petits pas en arrière à l’atterrissage, mais Biles reste debout, bras écartés, le menton fièrement pointé en avant.

Biles ne veut pas seulement remporter des médailles. Elle veut entrer dans l’histoire de la gymnastique.

La native de Columbus, dans l’État de l’Ohio, repousse une fois de plus les limites de la gymnastique féminine en exécutant ce mouvement audacieux et démontre qu’elle ne redoute guère ses concurrentes aux Jeux. Difficile de savoir qui pourrait bien l’empêcher d’ajouter quelques médailles aux cinq récoltées au Brésil en 2016 (quatre d’or et une de bronze)…

Un bâton de dynamite

Le grand public découvre Simone Biles aux Jeux Olympiques de Rio de Janeiro, en 2016. Depuis, la jeune femme est devenue un phénomène dans sa discipline. Elle est encore un rien trop jeune pour l’édition 2012 des JO, mais dès qu’elle effectue ses débuts chez les adultes, en 2013, elle s’impose dans toutes les compétitions importantes, par équipes et individuelles.

À Rio, elle enlève d’abord l’or dans l’épreuve par équipes, avant de collectionner les breloques dorées en individuel au concours général, en saut et au sol, puis de se contenter du bronze, seule une faute à la poutre l’empêchant de réaliser le quintuplé. Grâce à ces cinq médailles, Biles marche sur les traces de championnes telles que les Roumaines Nadia Comaneci (1976) et Ecaterina Szabó (1984), et ses compatriotes Mary Lou Retton (1984) et Shannon Miller (1992).

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Biles épate surtout par ses acrobaties dans les sauts. Durant sa prise d’élan, son visage, d’un implacable stoïcisme, ne laisse rien transparaître d’autre que de l’assurance. Ses yeux brillent d’un mélange de concentration et de sérénité. Puis ce bâton de dynamite d’1m45 s’allume. Biles virevolte vers la planche ou le trampoline avec un enchaînement de roues et se catapulte en l’air comme si quelqu’un avait appuyé sur le bouton d’un siège éjectable. Maîtresse du temps et de l’espace, la championne semble entretenir une relation particulière avec la gravité. Il paraît que sa principale qualité réside dans « son sens de l’air ». À tout moment, elle sait exactement où elle se trouve. Elle peut donc sauter, voler, pivoter et retomber parfaitement sur ses pieds, comme s’ils étaient lestés de plomb, au dernier moment.

Au Brésil, Biles brille tellement que le Team USA la choisit pour porter le Stars and Stripes lors de la cérémonie de clôture. Elle devient d’un coup l’ America’s sweetheart, une célébrité qui fait le tour de son pays pour des interviews, des séances photo et toutes sortes de manifestations. Elle participe à Dancing with the Stars et écrit, avec une journaliste, sa biographie, « Courage to Soar », « L’audace de planer », en VF.

Dans une famille d’accueil

Biles parle ouvertement de sa jeunesse dans sa biographie. Sa mère biologique, Shannon, se droguait et son père a vite fait de fuir le domicile. À trois ans, Simone, ses soeurs, Adria et Ashley, et son frère Tevin sont placés dans une famille d’accueil. Il y a un trampoline dans le jardin, mais les parents lui interdisent d’y sauter, la jugeant encore trop petite. Que dire du jeu auquel elle s’adonne en catimini dans le jardin, sur la balançoire, qui aurait fait frémir sa famille d’accueil. Dès qu’elle le peut, elle imite son frère en se balançant très haut, puis en sautant grâce à un salto arrière.

Les enfants ne restent pas longtemps dans cette famille, car leur grand-père Ron, le père de Shannon, les recueille en 2000. C’est Ron qui suggère qu’on appelle la fillette Simone, parce que lui-même est un inconditionnel de la chanteuse Nina Simone. Ron et sa deuxième femme, Nellie, une infirmière, habitent dans les environs de Houston. Eux-mêmes ont deux garçons adolescents, Ron Jr et Adam. Ainsi qu’un trampoline, que Simone peut désormais utiliser.

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En 2003, après une tentative avortée de réunion avec la mère, Ron et Nellie adoptent officiellement Simone et Adria, tandis que Tevin et Ashley s’installent à Cleveland, chez la soeur de Ron. Dans « Courage to Soar », Biles parle avec beaucoup d’amour de Nellie, qui la prenait sur ses genoux le premier jour du printemps pour lui laver les cheveux et les tresser. « J’aimais sentir les mains de grand-mère dans mes cheveux, comme j’aimais voir sa concentration pendant qu’elle travaillait. »

L’enfer du Ranch

La carrière sportive de Simone Biles débute par hasard. Âgée de six ans, elle passe une journée dans un centre d’accueil et s’y essaie à la gymnastique. Les moniteurs prennent conscience de son talent et lui conseillent de persévérer. À huit ans, elle commence à s’entraîner avec Aimee Boorman, qui la conduira à la gloire olympique.

Non sans connaître quelques ups and downs. Biles ne progresse pas à pas de géant, mais Boorman a une approche particulière. Elle ne pousse pas la gamine dans ses retranchements comme le font tant d’autres entraîneurs tyranniques. Dans les moments difficiles, elles se répètent un mantra: « It’s just gymnastics ».

Cette approche douce convient parfaitement à Biles, qui est toutefois confrontée à la dure réalité de la gymnastique professionnelle lors d’un stage au terrible Károlyi Ranch. L’endroit est alors le centre national d’entraînement fondé par Béla et Márta Károlyi, les anciens coaches de Comaneci, devenus les implacables patrons de la gymnastique américaine après avoir fui la Roumanie en 1981. Au Ranch, Biles s’attend à déguster des marshmallows autour de feux de camp. Erreur. Elle est en réalité soumise à des séances spartiates, de huit heures du matin à sept heures du soir. Elle y passe d’horribles moments, ponctués d’interminables exercices. Elle déteste ça, mais elle n’a pas le choix. Depuis Mary Lou Retton, les gymnastes américaines savent que le succès aux Jeux Olympiques passent par le Ranch.

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Biles est alors âgée de quatorze ans, le début de la puberté et de la rébellion. La vie est dure. Elle s’entraîne entre 25 et trente heures par semaine, mais doit passer à un régime de 35 heures. Elle est obligée de suivre des cours par correspondance, et se montre difficile, à la fois pour elle-même et pour son entourage. Ça ne l’empêche pas de gravir les échelons. En 2012, elle est encore un rien trop jeune pour les Jeux de Londres. Heureusement, peut-être, car elle n’est pas encore prête. Quelques mois plus tard, quand elle participe à sa première compétition pour adultes, elle échoue. Elle manque de tomber de la poutre et se plante au sol. Boorman doit même la retirer de la compétition.

Sa principale qualité réside dans « son sens de l’air ». À tout moment, elle sait exactement où elle se trouve.

Cette mauvaise passe s’achève l’automne 2013, quand elle consulte un psychologue durant l’été. Dans la foulée, elle commence à gagner!

La révélation à Anvers

C’est en Belgique que Biles éclate au niveau international. Sacrée championne des États-Unis fin août 2013 et médaillée d’argent dans quatre disciplines, elle accompagne l’équipe US, emmenée par Márta Karolyi, au Mondial d’Anvers. À seize ans, elle s’adjuge d’emblée deux titres mondiaux: le général et le titre par équipes. Le milieu de la gymnastique le comprend vite: Simone Biles peut devenir une légende.

La suite? Des titres et encore des titres: en 2014 et 2015, elle gratte quatre médailles d’or aux championnats du monde, par équipes, au général, au sol et à la poutre. Elle y ajoute l’argent et le bronze au saut. Bizarrement, elle n’obtient aucune médaille aux barres alors que sa petite taille lui permettrait justement de s’y faufiler aisément.

Puis arrive la consécration planétaire, aux Jeux de Rio, où elle devient une star de la gym, mais aussi une des plus grandes personnalités sportives, toutes disciplines confondues. Elle fait la Une du numéro olympique de Time, après Marion Jones (2000), Michael Phelps (2004), LeBron James (2008) et Ryan Lochte (2012). Au terme des Jeux, elle se lâche. Pendant un an. Elle a vingt ans, un âge avancé en gymnastique, et on se demande si elle reviendra un jour.

Elle y arrivera, avec de nouveaux coaches. Aimee Boorman s’est installée en Floride et Biles engage le couple Laurent et Cecile Landi. Début 2018, un an et demi après Rio, elle voltige à nouveau.

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De grandes marges

Où peut bien puiser une athlète pour rester motivée après tant de succès? Voilà qui devient son principal défi. Biles trouve la réponse dans son envie de marquer l’histoire. Elle veut non seulement gagner encore plus d’épreuves, mais aussi devenir une légende de la gymnastique en explosant des records.

Au nombre de médailles, elle est déjà au sommet de la hiérarchie. Avec 25 récompenses dont 19 d’or aux championnats du monde, elle améliore le record du légendaire Russe Vitaly Scherbo (23, dont douze dorées) et elle va sans doute le dépasser aussi à Tokyo, au nombre de médailles au Mondial et aux Jeux. Scherbo en compte 33, Biles en est actuellement à trente. Et encore, on ne parle là que de la pointe de l’iceberg que forme son palmarès.

Même quand elle n’est pas en pleine forme, Biles surclasse ses concurrentes, qui doivent commencer à désespérer. Elle s’est imposée avec la plus grande marge de tous les temps au Mondial 2018 de Doha malgré deux chutes, et la veille de la compétition, un passage aux urgences à cause d’une pierre au rein.

Faute de véritable concurrence, si ce n’est aux barres, la discipline favorite de Nina Derwael, Biles reste sa principale adversaire. À chaque fois, elle tente de rehausser son niveau en ajoutant des exercices encore plus compliqués à sa routine et en repoussant les limites de son sport. C’est aussi une façon de laisser une trace indélébile dans l’histoire, étant donné que les nouveaux éléments ou exercices sont généralement baptisés du nom de leur premier exécutant. Ainsi, Biles a déjà donné son nom à des mouvements à la poutre, au saut et au sol, autre discipline où elle est invincible.

C’est dans ce contexte que s’inscrit le Yurchenko avec double salto, exécuté récemment à l’US Classics et qui est le cinquième élément à porter le nom de Biles. Ce sera fort probablement son maître-atout aux Jeux Olympiques. Détail piquant: quelques-uns de ces éléments sont considérés comme peu difficiles dans le code d’attribution des points, ce qui pourrait influencer son score. La Fédération internationale de gymnastique veut ainsi décourager d’autres gymnastes à se lancer dans des exercices jugés dangereux. Biles, elle, hausse les épaules. Elle préfère donner son nom à des mouvements que gagner des médailles, car c’est ainsi qu’elle entrera encore un peu plus dans l’histoire.

Sa propre voix

Dans sa vie privée, Simone Biles trouve petit à petit la stabilité qu’elle affiche à la poutre ou à la fin d’une série de saltos. La jeune fille de 19 ans de Rio est devenue une adulte. Elle habite seule, adopte deux bulldogs et annonce publiquement sa relation avec Jonathan Owens, un joueur de NFL. Elle se fait également entendre sur certains thèmes de société sensibles des deux côtés de l’Atlantique: le mouvement Black Lives Matter et les abus sexuels perpétrés par le médecin sportif Larry Nassar, qui a fait de nombreuses victimes parmi les jeunes gymnastes.

« Je ne suis plus une petite fille », vient-elle de déclarer. « J’ai vraiment le sentiment d’avoir trouvé ma voie. Je suis heureuse de la vie que je mène et de mon évolution en tant qu’être humain. » Le sous-titre de sa biographie le souligne: A Body in Motion, a Life in Balance.

Ainsi, Simone Biles fait de plus en plus entendre sa voix. Elle commence en janvier 2018, lors de la parution de sa biographie, alors qu’elle prépare son come-back. C’est à ce moment qu’elle explique faire partie des victimes de Larry Nassar. Le scandale éclate peu après Rio. On découvre que le médecin a abusé de centaines de gymnastes au Ranch. Presque toutes les membres des équipes olympiques 2012 et 2016 sont concernées. Initialement, Biles elle-même n’en a pas parlé, même si son entourage avait remarqué que quelque chose clochait. Elle a longtemps pensé que ce qui lui était arrivé n’était pas aussi grave que ce que d’autres avaient subi. Elle avait aussi l’impression qu’en confiant ce qui lui était arrivé, elle décevrait beaucoup de gens, compte tenu de son statut d’ America’s sweetheart. Ce n’est qu’au début de l’année 2018 qu’elle réalise qu’elle partageait le même sort qu’une de ses coéquipières, Maggie Nichols. Elle poste alors un message sur Twitter et Instagram. Quatre jours plus tard, la Fédération de gymnastique se sépare du Károlyi Ranch.

On qualifie la démarche de Biles comme « le tweet qui a fermé le Ranch ». Biles elle-même est choquée de son propre pouvoir. Outre son come-back sportif, elle devient une femme influente. Quand Biles donne son avis sur ce qu’il doit se passer en gymnastique, on l’écoute. Sans tergiverser.

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Et elle ne se cantonne pas au sport. Elle s’exprime sur la discrimination raciale. En tant qu’Afro-Américaine, elle a peu de modèles. En 2012, quand Gabby Douglas est sacrée championne olympique, elle se dit: « Si elle en est capable, moi aussi. » Elle ne s’engage pas pour se rendre importante, pas plus qu’elle n’estime être obligée d’avoir une opinion. Au début de l’année passée, durant une conférence étudiante, elle déclare: « Pouvoir intervenir au profit de ceux qui ont moins de chance que moi et ne sont pas écoutés est un privilège, un honneur. C’est comme si je leur donnais de la force. »

Elle s’exprime évidemment dans le contexte du Black Lives Matter, même si ce mouvement voit le jour durant une période très pénible pour elle, quand elle apprend que les Jeux sont décalés d’un an. Comme elle vit seule, elle passe des semaines chez elle, sans contact, comme beaucoup de gens. Et elle ne rajeunit pas. À ce moment-là, elle ne sait pas encore si elle tiendra encore un an, confiera-t-elle plus tard.

Quelques semaines après, les centres d’entraînement rouvrent progressivement leurs portes. Elle tourne la page et décide de se livrer à fond une saison de plus. Un an plus tard, ses efforts lui permettent de réussir ce Yurchenko phénoménal.

Simone Biles est prête pour Tokyo. Si tout se déroule selon ses prévisions, elle battra ses derniers records dans quelques semaines, au Japon. Elle sera plus que jamais une légende du sport. Avant de devenir une légende tout court au terme de sa carrière, grâce à son engagement.

Jeune, mais déjà vieille

À Tokyo, Simone Biles (24 ans) est la principale favorite pour le concours général. Si elle l’obtient, elle sera la gymnaste la plus âgée à finir en or depuis cinquante ans. Elle serait également la première femme à reconduire son titre depuis Vera Cáslavská (1964 et 1968). C’est tout sauf évident dans un sport dont les pratiquantes atteignent leur zénith très tôt, avant que la puberté ne leur confère des formes plus marquées et ne complique la lutte contre la gravité.

C’est là que réside un des plus grands talents de Biles: elle parvient à contourner ces handicaps. Elle est adulte, mais elle continue à progresser. Si elle enlève la médaille d’or à Tokyo, elle aura exactement dix ans de plus que Nadia Comaneci quand la Roumaine est devenue la plus jeune championne olympique de tous les temps, en 1976. Peut-être est-ce la fin définitive des enfants gymnastes.

Une pression finalement trop lourde

« Dès que je monte sur le tapis, c’est juste moi et ma tête… traiter avec des démons dans ma tête (…) Je dois faire ce qui est bon pour moi et me concentrer sur ma santé mentale et ne pas compromettre ma santé et mon bien-être », a-t-elle expliqué à la presse après l’annonce de son retrait du concours par équipes. La championne américaine, une icône au-delà de son propre sport, a craqué en pleine compétition sous une pression très lourde à gérer. Preuve que plus qu’une icône, Simone Biles reste une femme et un être humain comme les autres.

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