Laurent Raphaël

London Calling: J-78 avant le marathon de Londres

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Deuxième épisode du carnet de bord hebdomadaire du rédac chef de Focus Laurent Raphaël qui relèvera un sacré défi le 26 avril prochain: venir à bout des 42,195 kilomètres du Virgin Money London Marathon, l’un des plus prestigieux et des plus populaires de la planète. En bonus, les recommandations ciné et travaux pratiques adaptés.

Dans cet article:

  1. À bout de souffle
  2. Bande annonce (La solitude du coureur de fond, de Tony Richardson)
  3. Travaux pratiques

1. A bout de souffle

London Calling: J-78 avant le marathon de Londres

D’habitude, quand je cours, je ne pense à rien de précis. Ce n’est pas le vide intersidéral pour autant. Des ébauches de réflexions me traversent bien l’esprit mais s’évaporent aussi vite, comme des traînées de vapeur dans le sillage des avions. Mon attention semble entièrement accaparée par le mouvement. Un peu comme si, dès les premières foulées, mon cerveau enfilait une combinaison de chef-mécanicien pour scruter les cadrans de la salle des machines, prêt à intervenir à la moindre alerte.

Un niveau de concentration qui varie toutefois selon l’intensité de l’effort. Plus je monte dans les tours, plus le volet qui laisse passer la lumière extérieure se referme, la conscience se réduisant alors à un noyau en fusion replié sur lui-même. A l’inverse, quand j’adopte une vitesse de croisière confortable, le grand mécano de muscles et d’articulations se met en pilotage automatique, la tension retombe et mon esprit s’aventure plus facilement au-delà du périmètre de sa cage anatomique. C’est dans ces moments que le coureur a l’impression de faire corps avec son environnement. Les sens affûtés par le bouillon chimique qui inonde son système nerveux, il capte les sons et les images qui l’entourent avec une acuité stupéfiante.

Je me surprends parfois à « flasher » des détails insignifiants du paysage, un caillou, un visage, un cri lointain. Ils éclaboussent ma rétine et mes tympans. Et m’obligent à redéfinir l’univers qui m’entoure. « L’espace est aussi consubstantiel au coureur, note l’historien Bernard Chambaz dans l’introduction de sa Petite bibliothèque du coureur (éditions Champs classique). Il est d’abord une étendue, à savoir la partie de l’espace occupée par un corps. En l’occurrence c’est un corps en mouvement, donc une étendue qui s’étend ou qui se déplace, qui se trouve ailleurs, qui répond au lointain commandement « Va voir là-bas si j’y suis! » -et quoi de mieux qu’y aller en courant. (…) Le coureur ne s’approprie pas l’espace qu’il traverse, il ne le marque pas de son empreinte. C’est lui qui est traversé.« 

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël© Maxence Dedry

Comme tout bon coureur obsessionnel, j’ai l’oeil vissé sur ma montre lors de mes chevauchées pas toujours fantastiques. Fréquence cardiaque, vitesse (moyenne ou instantanée) et bien sûr chrono diagnostiquent en temps réel et sans états d’âme mon rendement. Par la magie de la technologie, des sensations, par nature volatiles et friables, se transforment en chiffres implacables. Je peux me sentir bien alors que les compteurs s’affolent. Ou inversement, avoir l’impression d’être vidé alors que le coeur ronronne comme un moteur de berline. La montre objective l’invisible. Elle est mon métronome, mon juge plus que mon avocat. Sauf quand je me lance dans de longues balades à allure libre, durant lesquelles je cède les rênes de l’attelage à mes seules intuitions.

Dans ces moments de liberté grisants, le temps change de consistance. Il devient plus visqueux. Si je ne parviens pas à arrêter sa course millimétrée, j’en réduis la cadence et le poids par le seul fait d’en épouser le rythme, le phrasé, comme un baigneur qui nage dans le sens du courant. Le monde visible se dilate sous l’effet de la cadence, et semble ralenti par ma propre course. Si j’étais au cinéma, on me verrait évoluer à vitesse normale dans un décor où tout est figé, humains et objets. En fendant l’air, le joggeur crée en quelque sorte une brèche dans l’espace-temps. Ce qui explique sans doute cet air pénétré qu’il affiche souvent dans l’effort, comme si son regard était tourné vers l’intérieur…

Une sensation d’ivresse à la fois agréable et vertigineuse. Agréable parce qu’elle nous rapproche de la nature et dope le capital confiance comme toute expérience qui propulse hors de la zone molle de la banalité. Vertigineuse parce qu’elle entrouvre des portes en nous-mêmes dont on ignore où elles peuvent mener. Repousser ses limites, c’est flirter avec le danger, et prendre le risque d’aimer un peu trop ça. C’est aussi mettre à distance les servitudes plus ou moins consenties de la vie ordinaire en se plaçant délibérément hors-jeu du flux du monde moderne.

De là à penser que la course à pied est un acte politique il n’y a qu’un pas que je franchis sans hésiter. J’en vois déjà ricaner du fond de leur canapé. Mais qu’on réfléchisse un instant: consacrer du temps et de l’énergie à une activité démocratique (une paire de baskets, un short et c’est parti) qui ne produit et ne rapporte rien, c’est non seulement prendre le contre-pied de la philosophie libérale du profit mais c’est clamer avec les pieds son refus de subir la dictature de l’utilitarisme. Bernard Chambaz: « A notre époque caractérisée par la vitesse et par la forme, le moindre paradoxe n’est pas que les coureurs aient adopté la course de fond. »

Bref, en galopant pour son compte, le fondeur reprend le contrôle de son existence. Les quelques heures hebdomadaires où il se coupe du monde n’appartiennent qu’à lui. Et lui donnent l’occasion de se recentrer sur son axe. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas pour rien que la pratique récréative du jogging s’est développée à grande échelle parallèlement à l’expansion du libéralisme hardcore, grosso modo à partir des années 80. Courir, un moyen d’évasion comme un autre…

2. Bande-annonce

La solitude du coureur de fond (1962), film de Tony Richardson avec Tom Courtenay, Michael Redgrave, James Bolam.

La scène d’ouverture de ce film catalogué nouvelle vague anglaise (Free Cinema en vo) donne le ton d’une oeuvre qui mixe avec brio drame social et expérimentations formelles: sur une route de campagne déserte taillée dans un noir et blanc aiguisé, un jeune homme en short et t-shirt trottine en prenant le temps d’admirer le paysage. Une voix off sourde, la sienne, explique que dans sa famille on a l’habitude de courir, le plus souvent pour échapper à la police… Dans la scène suivante, on retrouve Colin Smith menotté, regard ténébreux, dans un panier à salade, direction un camp de redressement pour ados agités.

Solitaire, insoumis, frondeur, voire impertinent (il renverra dans les cordes le psy qui tente de sonder son âme crépusculaire), le jeune homme va néanmoins bénéficier d’un régime de faveur grâce à ses capacités de coureur qui font frétiller les moustaches du directeur de l’institution, obsédé à l’idée de remporter le cross qui opposera bientôt ses « pensionnaires » aux fils à papa d’un établissement huppé de la région. Ce qui ne sera pas du goût de l’ancien protégé, soudain relégué au second plan, et qui préfèrera l’évasion à l’humiliation.

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Lors de ses chevauchées en solo hors des murs, sur une partition jazzy signée John Addison (la touche nouvelle vague…), Colin replonge dans sa vie d’avant son arrestation, entre un père à l’agonie, une mère irresponsable, un beau-père envahissant et des fins de mois qui commencent le 15. Aucun filet de protection donc pour cet ado en colère qui erre avec son copain de galère dans les rues grises, s’enfonce dans la petite délinquance (vol de voiture, cambriolage d’une boulangerie…) et repeint son avenir de couleurs plus vives dans les bras d’une gentille fille croisée lors d’une virée au bord de mer.

Tony Richardson (Un goût de miel, Tom Jones) multiplie les trouvailles pour rendre ce ballet social haletant et grandiose: outre les flash-backs distillés avec fluidité, il glisse quelques notes de burlesque (la fuite des gamins après leur méfait est filmée en accéléré comme dans les films muets) et joue généreusement de l’ellipse, manière typiquement british de mettre de la distance avec son sujet. Les voix aussi bénéficient d’un traitement particulier, elles sonnent comme des cornes de brume.

Inspiré librement d’une nouvelle d’Alan Sillitoe, ce drame est traversé d’un bout à l’autre par un dilemme de classe mythologique: Colin Smith conservera-t-il jusqu’au bout sa posture intègre, nourrie de sa méfiance envers les fourberies des adultes, quitte à faire une croix sur un avenir moins plombé, ou saisira-t-il l’occasion sans doute unique de rentrer dans le rang, la gloire en prime? La réponse viendra au terme de la dernière ligne droite de la course, instant paroxystique porté à ébullition par un montage stroboscopique d’une modernité affolante.

Avec ses airs d’aristocrate déchu et son physique osseux, Tom Courtenay, repéré sur les planches de l’Old Vic, insuffle une part de grandeur et de noblesse dans la révolte individualiste de son personnage. Un galop d’essai magistral qui allait lancer sa carrière au cinéma, lui qu’on verra par la suite chez David Lean, chez Peter Yates ou plus récemment chez Bille August.

La solitude… scelle à grandes foulées l’union sacrée du cinéma et de la course à pied.

3. Travaux pratiques

Le programme sportif du week-end dernier était chargé. Et plombé par des petits problèmes de santé, un sale virus m’ayant laissé un cadeau empoisonné dans l’estomac la semaine précédente (cf billet précédent). C’est donc avec une certaine appréhension, voire une appréhension certaine, que je me suis aligné dimanche matin au départ des 20 km des Hivernales, dont le parcours sillonne gaiement le relief accidenté de la Forêt de Soignes. Si la course n’est pas officiellement rangée dans la catégorie trail, elle affiche néanmoins un généreux dénivelé positif et un profil nature accentué, un cocktail sentiers et chemins cueillant (à froid) le coureur intrépide après seulement 1000 mètres.

J’ai beau tenter chaque fois de me raisonner, de me répéter que ce n’est qu’une simple course sans enjeu, que je n’ai rien à gagner mais pas grand-chose non plus à perdre, rien n’y fait, le palpitant se met automatiquement en mode pré-alerte quelques heures avant l’entrée en matière. Pour ne rien arranger, dimanche matin, c’était un peu la Sibérie à Boitsfort. Températures plancher, vent arctique et bruine glacée donnaient l’impression que le paysage venait tout juste de sortir du surgélateur. Le sol avait des airs de vieille carpette instable.

Il n’en fallait pas plus, compte tenu de mon état fébrile, pour me faire trembler comme une feuille. Même le quart d’heure de warm-up au cours duquel les plus motivés défilent comme à la parade n’a pas réussi à me réchauffer. La chaudière était visiblement en panne. Trop tard pourtant pour reculer, j’avais déjà croisé quelques personnes et je ne pouvais pas m’éclipser sans voir s’envoler ce qui me reste de dignité. Si je dois abandonner, ce sera donc sur le champ de bataille.

Positionné à l’avant-plan derrière un premier rideau de semi-pros, tous taillés comme des allumettes mais revêtus de simples shorts et singlets!, et un second d’amateurs faussement décontractés, je me lançai avec la meute impatiente au coup de klaxon. Pour l’avoir pratiqué l’an dernier, mais sur sa demi-portion de 10 km, je connais bien le début du parcours, qui met en pratique un problème de physique: comment faire passer 2000 coureurs dans un goulot d’étranglement dont le débit n’est que de 10 paires de jambes à la seconde? Réponse: impossible.

Pour éviter d’être coupé dans son élan, une seule solution: partir bille en tête et espérer passer le rétrécissement avant la formation du bouchon. Tout en faisant gaffe quand même de ne pas se rétamer sur les bordures, sur les voitures en stationnement et sur le mobilier urbain disséminé un peu partout. J’ai l’impression d’avoir été projeté de l’autre côté de l’écran d’un jeu vidéo d’arcade…

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël© Maxence Dedry

Heureusement, ce gymkhana urbain ne dure pas. 1 km et 4 minutes 10 plus loin, soit trop rapide comme d’habitude, la première vague d’antilopes s’engouffre dans les sous-bois. Changement d’adhérence immédiat. On passe d’un sol glissant à un sol très glissant. J’avais hésité le matin entre mes chaussures super confort mais aux semelles lisses et une paire plus robuste, aux crocs acérés, mais aussi plus lourde et plus rigide. J’ai tout de suite compris que j’avais bien fait d’opter pour la seconde option. Les flaques d’eau glacée, les plaques de verglas et la boue camouflée sous les feuilles mortes formaient un tapis particulièrement vicieux. Il fallait donc de bons crampons ou voler comme les extra-terrestres que j’apercevais au loin, mais plus pour très longtemps.

Durant les premiers kilomètres d’une course de fond, la machine se montre en général docile. Elle vous envoie des signaux rassurants. Parfois trop. Il ne faut donc pas se fier à cette sensation de facilité sous peine d’être cramé à mi-chemin. Le défi pour tenir la distance sans flancher consiste à trouver le bon mélange entre la confiance en soi et la condition physique, présente et surtout future. En tenant compte aussi des difficultés à venir du terrain. Pas évident.

Les vallons défilent à toute allure sous la neige qui s’est mise à tomber, le sens de l’orientation se brouille, je me fie aux talons des camarades qui me devancent. Le jeu des petites alliances commence dans un peloton déjà bien étiré. Tel le cycliste, je m’accroche à une silhouette qui semble mouliner sans peine. Je deviens son ombre pendant 2 kilomètres avant d’être obligé de lâcher prise. J’ai plus de chance avec un grand gaillard à lunettes qui va m’accompagner, à moins que ce ne soit l’inverse, sur le reste du tracé. Chacun à son tour jouera le rôle du lièvre. C’est fou comme la souffrance rapproche les Hommes. On s’échangera même quelques mots d’encouragement en cours de route.

Le premier ravitaillement est déjà en vue. Ce qui veut dire que la moitié du calvaire est derrière moi. Je sens que je ne suis pas à 100%. Ma respiration est plus courte que d’ordinaire. Je tiens une moyenne de 4 minutes 20 au kilomètre jusqu’ici. Mais je ne suis pas sûr de pouvoir maintenir ce tempo. De fait, la situation se corse 5 bornes plus loin, après une série de petites cotes vicieuses. Les loupiotes s’allument les unes après les autres sur mon tableau de bord. Des décharges électriques montent des membres inférieurs, mes deux pompes à oxygène frisent toujours l’apoplexie, et ce fichu virus qui m’avait laissé tranquille s’attaque aux parois de mon tube digestif comme un pic-vert en colère. Seul point positif: mon coeur reste sourd à cette agitation.

Je ne pense pas à m’arrêter, je résiste juste à la tentation de lever le pied. C’est ici que le mental prend, ou non, le relais. Je vais devoir faire abstraction des injonctions anatomiques et me focaliser sur un seul objectif: finir.

4, 3, 2… kilomètres. En général, cette technique d’autohypnose est très efficace. Risquée sans doute (tout le monde a vu des sportifs s’effondrer après un effort trop violent), mais on ne se dépasse pas sans coller quelques rustines mentales sur ses défaillances physiques. Si on n’est pas prêt à se faire mal, autant rester chez soi au chaud et jouer au Scrabble.

Une longue descente suivie d’un dernier mur avec un indice élevé sur l’échelle de la torture, et voilà enfin la ligne d’arrivée. Je fouette une dernière fois la monture fourbue et hors d’haleine pour franchir le portique sans grâce. Le chrono indique 1h30. Sur le moment, je suis un peu déçu. J’espérais mieux et en même temps je suis bien conscient que dans ces conditions climatiques extrêmes (dont ma tenue maculée de boue et mes pieds trempés sont les témoins), j’ai fait le boulot, et même un peu plus. Je n’ai rien lâché, ce qui était au final la mission du jour. Car dans moins de trois mois, ce sera double ration à Londres. Et si je me suis rassuré sur l’essentiel, je sais aussi qu’il y a encore beaucoup de travail si je ne veux perdre la bataille d’Angleterre!

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