Laurent Raphaël

London Calling J-50: Dans la garde-robe d’un marathonien

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

L’air de rien, on est déjà au sixième épisode de ce carnet de bord hebdomadaire de Laurent Raphaël, qui s’apprête à courir le marathon de Londres. Cette semaine, focus sur la mode sportive, mais aussi le coin lecture avec Hunter S. Thompson, et les travaux pratiques qui se font sentir.

Dans cet article:

  1. Dress code
  2. Le coin lecture (Le Marathon d’Honolulu de Hunter S. Thompson)
  3. Travaux pratiques

Dress code

London Calling J-50: Dans la garde-robe d'un marathonien

Qui dit sport populaire dit marché à prendre. Les marques se bousculent depuis des années au portillon pour habiller les coureurs de pied en cap. A côté des incontournables Nike et Adidas, rejoints par Kalenji (la griffe de Decathlon) pour les petites bourses, on trouve une galaxie de fabricants dont le running est LA spécialité. La plupart ont attaqué le secteur par la racine, c’est-à-dire les chaussures, avant d’étendre leur gamme au reste du corps, accessoires compris, comme Asics, New Balance ou Mizuno.

Si le cordonnier peut se permettre d’être mal chaussé, il n’en va pas de même pour le coureur. Pas question de laisser ses petons à la merci de grolles mal fichues. Ce serait comme se lancer avec un sac de cailloux sur le dos. Je ne vais pas faire ici l’inventaire des types de semelles disponibles, juste rappeler que plus elle est fine, plus le « toucher » sera naturel (et le risque de traumatismes articulaires élevé), plus elle gagne en amorti, plus elle ressemblera à une pantoufle. Les deux concepts ont leurs partisans mais pour faire court, les premières conviennent plutôt pour les courses courtes et rapides, les secondes pour les longues ou très longues distances. Attention aussi à toujours prendre une taille au-dessus de sa pointure normale, les pieds gonflent quand ils battent le pavé.

London Calling J-50: Dans la garde-robe d'un marathonien
© DR

L’air de rien, le sportif est un grand fétichiste comme les autres. Je dois avoir pas moins de cinq paires, deux pour la piste, deux pour les longues distances et une pour les sentiers, donc au moins deux en trop… Jusque dans les années 80, le sportswear faisait dans le basique. Tout le monde avait plus ou moins la même dégaine (ah les mini-shorts Adidas…). Les marques ont commencé à lancer des collections plus travaillées quand la jeunesse est sortie dans la rue en training. Les couleurs fluo, les mélanges chromatiques explosifs et les coupes originales ont alors fait leur apparition sur les pistes et font désormais partie de l’arsenal du coureur branché.

Chacun a ses petites habitudes, ses marques de prédilection. Certains sont dans le total look, d’autres dans le panachage. Les innovations techniques, qui ont nettement amélioré le confort de l’athlète, obligent à renouveler régulièrement sa garde-robe. Je me souviens des années 80 où je courais dans un training Champion en coton qui se gonflait comme une éponge et triplait de poids à la moindre averse. Le polyester en particulier a révolutionné l’ergonomie et la silhouette du joggeur, qui peut se contenter d’une ou deux couches ultra fines, même en hiver. Tout bénéfice pour le moral. Un coureur bien dans ses pompes et sa tenue peut se consacrer à l’essentiel: sa foulée.

Le sociologue de comptoir que je suis distingue en gros trois tribus vestimentaires. La plus fréquentée est celle des « neutres ». Ils viennent de démarrer et n’ont pas (encore) de préoccupations esthétiques, ou refusent de céder aux sirènes du marketing. A part pour les chaussures, pour lesquelles la prudence s’impose, ils privilégient le meilleur rapport qualité-prix. Cette catégorie fait son shopping chez Decathlon ou dans les surplus.

London Calling J-50: Dans la garde-robe d'un marathonien
© Maxence Dedry

La deuxième tribu est plus sensible aux apparences et à la qualité des produits. Ce qui implique en général un solide budget, d’autant que les accessoires périphériques (montres cardio, etc.) sont devenus incontournables. Cette famille se divise en deux sous catégories: les « modeux » et les « spécialistes ». Les premiers vont s’approvisionner auprès des enseignes comme Nike ou Adidas qui font le trait d’union avec la mode standard. Le compromis entre technique et esthétique guide leurs achats. Les seconds en revanche s’accommodent volontiers d’une certaine sobriété et misent tout sur la technique. Parmi leurs fournisseurs, Gore ou Odlo. Question de tempérament donc.

La dernière tribu est un peu à part, c’est celle des traileurs. On les reconnaît à leurs chaussures en gore-tex renforcées et à leurs chaussettes de compression qui coiffent leurs mollets. Le sac à dos gourde, la lampe frontale et les bâtons ne sont jamais loin. Ils font confiance à Salomon ou The North Face, qui ont su faire fructifier leur réputation dans les vêtements de montagne. Ce look brut, sans chichi, déteint sur les autres sphères, fascination pour ces forçats de la route oblige. Ce qui confirme une tendance générale à l’hybridation des looks. Autre exemple: des shorts longs et amples aux motifs graphiques qu’on voyait plutôt sur les terrains de basket fleurissent sur les cuisses des joggeurs hipsters, toujours à la recherche du détail qui les distingue de la masse.

La tenue ne fait évidemment pas le coureur mais elle lui donne quand même des ailes. C’est un peu son outil de travail. Et vaut mieux avoir fait le bon choix, quitte à payer un peu plus, pour s’éviter des misères inutiles, surtout quand on part sur des épreuves d’endurance extrême. Un exemple: une matière de T-shirt trop rêche lors d’un marathon peut être fatale pour les tétons. Les frictions répétées ne donnent pas cher de cette peau délicate… Le diable se cache dans les détails et mieux vaut avoir testé tout son matériel, jusqu’aux chaussettes, bien en amont.

Comme chaque semaine, le magazine santé Body Talk délivre ses conseils pour rester en top forme. Au menu cette fois-ci: les risques d’une surcharge d’entraînement. A lire ici.

Le coin lecture

  • Le Marathon d’Honolulu, de Hunter S. Thompson, éditions Tristram (collection Souple), 224 pages.

En 1980, le rédacteur en chef de Running Magazine contacte Hunter S. Thompson, roi du journalisme gonzo et grand incubateur de substances illicites devant l’éternel, pour lui proposer de couvrir le célèbre marathon de Hawaï. L’auteur de Las Vegas Parano n’en revient pas lui-même. « Je crois que là, on a une touche, mon vieux, écrit-il à son ami Ralph. Un taré de l’Oregon, un certain Perry, veut nous offrir un mois à Hawaï pour Noël. »

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© DR

Aussi improbable soit-elle, une offre pareille ne se refuse pas. L’écrivain-journaliste a d’ailleurs sa petite idée pour damer le pion aux meilleurs athlètes puisque le journal a pris soin d’inscrire Thompson et son acolyte à la course: « L’essentiel sera de partir à fond sur les cinq premiers kilomètres. Ces nazis du corps se sont entraînés toute l’année pour l’effort suprême dans ce Super Bowl des marathons. Les organisateurs attendent 10.000 participants, et la distance est de 42 kilomètres; ce qui veut dire qu’ils vont tous démarrer doucement… parce que 42 bornes, ça fait une sacrée trotte, quelle que soit la raison, tous les pros dans ce domaine vont donc attaquer mollo, et ménager leurs forces sur les 32 premiers kilomètres. Mais pas nous, Ralph. On va jaillir des starting-blocks comme des torpilles humaines et altérer toute la nature de la course; on va piquer un sprint au coude à coude et parcourir les cinq premiers kilomètres en moins de dix minutes.« 

Un objectif pour le moins ambitieux qui restera -évidemment- au stade des belles intentions. Car comme toujours avec Thompson, rien ne se passe comme prévu, le bonhomme ayant le chic, après avoir abusé de substances diverses pas toujours légales, pour se mettre dans le pétrin. Première rencontre douteuse dans l’avion qui le mène à Honolulu où il sympathise avec un passager qui vient de passer trois quarts d’heure enfermé dans les toilettes et en ressort avec le bras teint en bleu, stigmate d’une tentative acharnée de récupérer un objet tombé dans la cuvette où sévit un puissant désinfectant. Il s’avère que cet homme d’affaires louche connaît l’archipel comme sa poche. C’est sa base arrière quand il est temps pour lui de se mettre au vert. Ils se promettent de se revoir à Kona, un coin situé sur une île moins fréquentée que Honolulu où Hunter a bien l’intention de filer une fois la corvée marathon derrière lui.

Hunter S. Thompson, 1997.
Hunter S. Thompson, 1997.© REUTERS

Au sport, l’envoyé spécial préfère la culture locale, fortement marquée par les rites ancestraux des peuples du Pacifique. Observateur gourmand des us et coutumes, il ne manque pas d’en faire l’inventaire dans son style viscéral et lysergique. Ce qui nous vaut par exemple quelques pages savoureuses sur les préjugés qui collent à la peau des trois communautés de l’île: les Samoans, les Coréens et les continentaux. Autre particularité de ce journal fiévreux: il est jalonné d’extraits de témoignages (signés Mark Twain ou William Ellis) relatant l’expédition du capitaine Cook. Le célèbre explorateur britannique accoste à Hawaï à la fin du XVIIIe et est pris par les indigènes pour la réincarnation de leur Dieu querelleur Lono. Ces pages étouffantes et mystérieuses qui anticipent le drame à venir (Cook mourra sur place, victime de ceux qui l’ont adoré) résonnent d’une façon étrange avec la tournure fâcheuse des événements dans la seconde partie du récit de Thompson, entre météo cataclysmique, trafics divers, états seconds persistants, crises de nerfs et sorties de pêche en pleine tempête. Un peu comme une malédiction qui se répète à deux siècles et demi de distance.

Un livre sous Baxter d’adrénaline battu par les vents d’un esprit passablement dérangé pour qui la vie est une grande farce. Et la course à pied dans tout ça? Elle n’est finalement qu’une péripétie parmi d’autres. Ses échos nous parviennent par bribes dans le premier tiers de ce magma fumant. Mais un tiers qui vaut vraiment le détour, la vérité jaillissant au détour des sentences balancées sans prendre de gants. Comme quand Hunter relaie les propos de son copain Gene Skinner, junkie patenté et psychopathe potentiel: «  »Cette histoire de course à pied prend des proportions affolantes », dit-il. « Le moindre progressiste friqué est à fond là-dedans. Ils s’enquillent 16 bornes par jour. C’est une satanée religion. » » Il ne faut pas longtemps pour convaincre Thompson de suivre la course dans un fauteuil plutôt que de l’intérieur. Ce sera donc le bus affrété pour les journalistes au début et à la fin de la course, et un jardin d’une propriété avec vue sur le parcours et bière fraîche à volonté le reste du temps. L’endroit idéal pour « encourager » les coureurs qui défilent sous leurs yeux: « Tu es foutu, mec, t’y arriveras jamais » ou « Lève-moi ces guibolles ».

Mauvaise foi crasse, subjectivité acide et dérapages non contrôlés pimentent une écriture qui ne cherche pas à peigner la morale mais plutôt à crever l’abcès de la vie. Le tout éructé dans une langue organique et hallucinatoire. Parfois c’est un peu trop le foutoir pour un esprit clean mais dans le magma surnagent quelques pépites de lucidité. La vision de Duncan MacDonald, le favori, avalant à grandes enjambées souples les derniers kilomètres électrise sa plume soudain avare en vinaigre: « Un coureur en pleine foulée c’est un spectacle d’une grande élégance. Et pour la première fois de la semaine il m’a semblé saisir quelque chose du business de la course à pied; à cet instant, il fut difficile d’imaginer quoi que ce soit capable de rattraper Duncan MacDonald; et il n’était même pas essoufflé. »

Même dans le brouillard, Thompson a été frappé par cette beauté féline, ce génie anatomique, cet instant magique où le corps en mouvement sublime l’effort et prend son ticket pour l’éternité. C’est ce moment d’extase bref et intense qui justifie tous les sacrifices.

Travaux pratiques

Pffff, ça commence à être dur, dur… A un mois et demi (ou sept semaines pour parler algèbre sportif) de l’événement, je me situe quelque part au milieu du gué. J’ai déjà abattu une bonne moitié du travail mais le chemin est encore long. C’est un moment délicat de la préparation. L’engouement initial s’est logiquement un peu émoussé et le pole magnétique du 26 avril est encore trop éloigné pour en ressentir les effets euphoriques.

Le risque de blessure est à un niveau élevé. A force de charger chaque semaine la barque, entre séances intensives et sorties de plus en plus longues, l’organisme se demande un peu ce qui lui arrive. Du coup, un voile pernicieux de fatigue, mentale et physique, recouvre les sens et décharge les batteries.

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël© Maxence Dedry

Pour maintenir la casserole sur le feu, mon truc c’est de découper le gigot en tranches plus fines, donc plus faciles à avaler. Je fais abstraction du calendrier pour me concentrer sur la semaine à venir, réduisant la focale de mon horizon à sept petits jours. Une fois que je suis arrivé au bout de cet arpent temporel, je déploie mon compas pour la semaine suivante et ainsi de suite. J’évite ainsi de gamberger en me disant par exemple qu’en sept semaines, le super-héros barbu que personne n’a jamais vu aurait eu le temps de créer autant de fois le monde…

Du reste, avec une semaine dans les pattes j’ai déjà de quoi bien m’occuper. Suivant le conseil d’un spécialiste consulté en janvier à l’occasion d’un test à l’effort (à 45 ans, et même avant, un passage au contrôle technique pour vérifier la plomberie n’est pas superflu), j’ai doublé ma dose de fractionnés pour tenter de repousser la vitesse de rotation du moteur. Je ne pourrai pas en modifier la cylindrée mais je peux améliorer son rendement en grimpant dans les tours.

C’est pour cette raison que je me suis infligé une double peine: samedi, après un solide échauffement, 5×1000 mètres avec 2 minutes de petit trot entre chaque accélération pour retrouver mon souffle et mes esprits. Puis jeudi, une nouvelle salve (12 exactement) de sprints d’une minute entrecoupés d’entractes de 30 secondes mais qui ont l’air de n’en faire que 10.

Pour varier les plaisirs, le dimanche, je me suis coltiné une sortie de 25 km à allure modérée (j’ai retenu la leçon de la semaine dernière) sous une météo toute londonienne: vent de face et pluie glacée de tous les côtés. Encore un peu, j’aurais pu prendre l’étang du Bois de la Cambre pour la Tamise. Une vraie répétition générale!

Pour amortir ce triple choc, il fallait bien un footing au ralenti le mardi. C’est un peu la cure détox qui permet de repartir de plus belle. Une semaine, quatre sorties, le compte est bon. Et le kilométrage hebdomadaire (70 quand même) aussi. Je peux faire une petite croix de plus dans mon agenda. Et aller brûler un cierge pour que la mécanique tienne le coup!

PS: j’allais presque oublier la nouvelle du jour. Je viens de signer pour le marathon de Berlin qui se tiendra en septembre prochain… Ce n’était pas prévu mais une demande datant d’octobre dernier (j’avais ma chance pour Londres et Berlin en espérant décrocher un sésame pour l’un des deux), et boudée alors, me revient aujourd’hui comme un boomerang. Il m’a fallu m’asseoir très fort sur toutes les questions existentielles qui m’ont assailli pendant quelques jours (est-ce raisonnable moins de six mois après Londres? Aurais-je le courage de reprendre les entraînements dès juin-juillet?) pour saisir cette perche fort convoitée (Londres comme Berlin sont victimes de leur succès et la demande excède largement l’offre au point que les deux événements sont obligés d’organiser de cruelles loteries). Mon raisonnement a été le suivant: plus vite je peux afficher les majors (comme Paris) à mon tableau de chasse, plus vite je pourrai m’attaquer la conscience un peu plus légère au Graal du coureur de fond: le marathon de New York. Mais ça, c’est une autre histoire. A chaque jour suffit sa peine…

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