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JO d’hiver 2022: Kamila Valieva, une tragédie en mondiovision dont personne ne sort gagnant

Sous le feu médiatique depuis une semaine et la révélation de son contrôle antidopage positif, Kamila Valieva a déchaîné les passions d’adultes qui ont oublié qu’elle n’était qu’une gamine de 15 ans. Une pression que ses épaules n’ont forcément pas pu supporter lors d’un programme libre qui s’est assimilé à 4 minutes de calvaire.

En composant son Bolero, « son chef d’oeuvre sans musique » comme il ironisait parfois, Maurice Ravel souhaitait célébrer une Espagne qui le fascinait depuis son enfance. Un ballet à caractère ibère qui aurait été composé pour une danseuse russe, Ida Rubinstein. C’est ce grand crescendo orchestral qui aurait dû célébrer le chef d’oeuvre d’une autre jeune ballerine venue de la ville où a vécu le grand écrivain russe Lev Nikolaïevicth Tolstoï, où Léon Tolstoï dans sa version francisée. Mais l’oeuvre de Ravel basée sur le rythme de Boléro, une danse traditionnelle andalouse, ressemblera plus à une autre triste tradition de la région, la corrida, où le taurillon Kamila Valieva n’avait aucune chance de survie. Celle qui avait pendant des mois sublimé les rythmes du compositeur français à coups de quadruples sauts historiques dans le patinage féminin s’est effondrée après seulement 45 secondes. Elle se relevera, tombera encore à deux reprises, mais finira néanmoins son programme avant de fondre en larmes. Des larmes encore plus fortes lorsqu’elle a reçu en plein dans son visage masqué les mots sans concession de sa coach, la très controversée Eteri Tutberidze. « Pourquoi as-tu baissé les bras ? Pourquoi as-tu cessé de te battre ? Explique-moi… Tu as laissé tomber… «  a-t-elle asséné froidement alors que la jeune Kamila avait déjà bien pris conscience de son échec. « En tant qu’athlète, vous suivez toujours les conseils de vos confidents et de votre entourage. Elle a probablement suivi son entraîneur et son équipe médicale. C’est une honte, et les adultes responsables devraient être bannis du sport pour toujours. Ce qu’ils lui ont fait sciemment, si cela est vrai, ne peut être surpassé en inhumanité et fait pleurer mon coeur d’athlète à l’infini. », dénonçait Katarina Witt, l’ancienne double championne olympique de 1984 et 1988 sous les couleurs de la RDA, un pays aux méthodes d’entraînements pourtant largement inspirées de l’URSS. Et on doit bien reconnaître qu’on a ressenti la même chose qu’elle. Un malaise et un gâchis qui éclipse forcément le reste de la compétition.

Kamila Valieva sera parti à la faute après 45 secondes de son programme libre.
Kamila Valieva sera parti à la faute après 45 secondes de son programme libre.© iStock

En effet, le cas Valieva va sans doute au-delà du simple cas de dopage. Il pose aussi la question de la place des mineures dans un sport professionnel toujours plus exigent et de leur soi-disant statut de « personne protégée » qui aura permis à la jeune Tatar de participer à une épreuve individuelle dont elle ne pouvait sortir que perdante.

Les méthode de la sulfureuse et intouchable Eteri Tutberidze en question

Sambo 70, l’école de la « Quad Team » russe d’Eteri Tutberidze est devenu le centre de toutes les attentions alors que jusqu’à là on fermait souvent les yeux à son sujet. Cette usine à fabriquer et à broyer les champion(ne)s est mondialement connue dans le milieu du patinage. Depuis les Jeux de Sotchi en 2014, elle a produit des quantités industrielles de patineuses précoces dont le talent est rapidement effacé des mémoires par une autre encore plus douée, encore plus déterminée à figurer sur la plus haute marche du podium. Yulia Lipnitskaya est devenuechampionne olympique à 15 ans. Après elle, ce fut au tour d’Evgenia Medvedeva de remporter coup sur coup les championnats du monde 2016 et 2017 à 16 ans. Elle fut aussi vice-championne olympique à Pyeongchang où une autre prodige de Sambo 70 s’est parée d’or : Alina Zagitova, également âgée de 15 ans. Cette dernière remportera par la suite les mondiaux 2019. Lors des championnats d’Europe 2020, c’est une autre enfants formatée par Tutberidze qui s’impose, Alena Kostornaia. Lors des Championnats du monde de l’an dernier, c’est la nouvelle championne olympique, Anna Shcherbakova, 16 ans, qui l’avait emporté. Elle aurait déjà dû être remplacée sur la plus haute marche à Pékin par Kamila Valieva. Ainsi va la vie dans l’usine à gagner de Tutberidze où le temps du succès est aussi éphémère que brutal.

Grâce à ses méthodes d’entraînements spartiates et soviétique, cette dernière est parvenue à imposer le quadruple saut jusque là réservé aux messieurs dans les épreuves féminines. Elle en a presque fait un crédo, une promesse au public venu assister aux récitals de ses ballerines sur glace. Kamila Valieva avait d’ailleurs réussi le premier quadruple saut de l’histoire des Jeux Olympiques lors de l’épreuve par équipes après laquelle sera révélé son contrôle positif. Mais Alexandra Trusova et Anna Shcherbakova, en ont également dans leurs programmes. Quel est donc le secret de Sambo 70 ?

C’est plutôt simple et d’un pragmatisme glacial. On profite d’un âge où les patineuses sont petites et légères et « réceptives » aussi physiquement et psychologiment à apprendre ce genre de gestes techniques plus difficiles à réaliser avec les années et l’éventuelle prise de masse musculaire. Eteri Tutberidze se moque des conséquences et des éventuelles dettes qui suivront les médailles. Ses championnes ne sont que des objets avec une date de péremption. Il y en aura toujours une plus forte et meilleure que la précédente. Et celle-ci sera en plus moins souvent blessée, car pas encore assez usée par les méthodes d’entraînement militaires. « On la dit très dure avec ses élèves. Elle travaille auprès de gamines, moi je travaille plus avec des patineurs et patineuses plus âgées. Mais c’est sûr que ce ne serait pas possible d’entraîner nos athlètes de cette manière en Europe de l’Ouest, aux Etats-Unis ou au Canada. C’est très militaire, très abusif, même, en un sens. Si j’utilisais ses méthodes dans mon académie à Montréal, je ne serais plus sur la glace et je n’aurais plus le droit d’approcher des enfants. », estime dans une interview accordée à 20 minutes Romain Haguenauer, entraineur du couple Gabriella Papadakis et Guillaume Cizeron .

Des années à répéter quotidiennement, pendant des dizaines d’heures, les mêmes mouvements alors qu’elles sont parfois blessées. L’entraîneuse moscovite s’en est pris une fois à Aliona Kostornaia, blessée au poignet, lors des Championnats nationaux lors d’une interview accordée à Channel one:  » Honnêtement, je crois qu’il était possible d’essayer de patiner avec cette blessure. Parce qu’Evgenia Medvedeva a déjà patiné avec un plâtre au bras lors des championnats de Russie et personne ne le savait. » Kostornaia a d’ailleurs subi voici peu une seconde fracture, à son autre poignet, quelques semaines après la précédente. Certains pensent que la championne d’Europe 2020 pourrait souffrir d’une densité osseuse insuffisante suite à des problèmes de croissance.

Evgenia Medvedeva, une autre double championne du monde, broyée par l'ombre oppressante de l'autoritaire Tutberidze.
Evgenia Medvedeva, une autre double championne du monde, broyée par l’ombre oppressante de l’autoritaire Tutberidze.© iStock

Pour arriver à réaliser leurs triples ou quadruples sauts, les jeunes athlètes réalisent des prérotations et enclenchent leur rotation avant de décoller du sol avec une torsion du dos. Cette technique affaiblit évidemment le dos et provoque d’autres blessures au niveau des jambes, ce qui les contraint à des retraites anticipées, leur corps étant souvent déjà détruit. Evgenia Medvedeva, double championne du monde en 2016 et 2017, est même désormais incapable de sauter. Un comble.

Anorexie, blessures et dates de péremption : le prix à payer d’une usine à gagner

Eteri Tutberidze ne supporte pas de voir ses athlètes prendre du poids avec leur croissance car les quads deviennent alors plus difficiles à réaliser. Elle les astreint à un régime strict, pour peu qu’on puisse même encore appeler ça un régime. La coach moscovite se vante de nourrir ses championnes de poudre qu’elle pèse également au gramme près. Pour ne pas prendre de poids, Zagitova recrachait même l’eau qu’elle buvait pendant sa préparation des Jeux de Pyeongchang. Elle finira d’ailleurs anorexique en plus de nombreuses blessures physiques qui écourteront sa carrière. Mais de toute façon, c’était de sa faute puisque Tutberidze estime celles qui se blessent ou craquent ne sont pas suffisamment sérieuses, sont fainéantes et peuvent être considérées comme des traîtresses si elles osent quitter Sambo 70.

« Je ne pense pas que Tutberidze soit la meilleure entraîneur. Qu’est-ce qui est génial avec l’avènement d’athlètes féminines, pratiquement des enfants, qui n’ont pas de carrière seniore dans le sport ? », estimait Yana Rudkovskaya, épouse du triple champion du monde et septuple champion d’Europe Evgeni Plushenko à NTV Channel.

Au sein de Sambo 70 comme dans bien d’autres endroits, les sportifs se retrouvent souvent éloignés de leurs parents. Ils ne connaissent du monde extérieur que quelques heures d’école entre les entraînements. Eteri Tutberidze prône cet isolement et estime que « le meilleur parent est celui que je ne connais pas. » Entrée très jeune au sein de ce centre de formation, Medvedeva s’est habituée aux humiliations et aux méthodes très rudes. On parle souvent de celles qui sont arrivées au sommet en oubliant toutes celles qui sont restées dans l’ombre en subissant le même sort.

Malgré tout cela, Eteri Tutberidze reste intouchable dans une Russie de Vladimir Poutine où les succès sportifs doivent se gagner à n’importe quel prix. Les médias locaux n’hésitent même pas à accabler leurs anciennes petites reines dénonçant les méthodes d’une coach qu’on préfère cacher aux yeux de toutes et tous.

Un dopage systémique dans la Quad Team russe ?

Mais le régime russe n’est pas le seul responsable du sentiment d’intouchable dont bénéficie l’entraîneuse moscovite. La Fédération internationale l’a même désignée coach de l’année malgré toutes les polémiques autour de sa personne.

Mais désormais, c’est le dopage qui s’est mêlé à l’arsenal militaire des méthodes d’entraînements d’Eteri Tutberidze. Une autre limite a été franchie, même si évidemment, l’on pouvait avoir quelques doutes à ce sujet. Surtout depuis les révélations sur un live instagram d’Anastasiia Shabotova, une patineuse alors âgée de seulement 13 ans en 2019, qui avait expliqué qu’il fallait se doper pour performer de manière constante. Si le début d’incendie avait été rapidement éteint, les interrogations étaient croissante surtout que son médecin FilippShvetsky avait déjà été suspendu pour dopage dans le passé.

Ce contrôle positif pourrait aussi avoir des conséquences dramatiques pour la jeune Kamila Valieva qui aura du mal à se remettre d’une éventuelle suspension de deux ans qui lui pend au nez, surtout après le calvaire qu’elle a vécu pendant ces 4 minutes interminables sur la patinoire de Pékin. Elle aurait alors 18 ans. Difficile de se remettre en selle à un âge où les championnes russes sont généralement bonnes pour la casse. On est aussi interpellé par la nature du produit incriminé qui pourrait mettre en péril la santé d’une adolescente de 15 ans en pleine croissance et en pleine santé. La trimétazidine posséderait comme effets secondaires des risques de vertiges, de chutes, de tremblements, symptômes parkinsoniens ou d’hypotension. Une addition potentiellement lourde à payer pour une patineuse dont la qualité d’interprétation est indéniable. Même dans sa déchirante prestation de ce jeudi, Valieva a su garder un peu de sa grâce naturelle et de sa technique soyeuse. Un ancien patineur de haut niveau comme Adam Rippon abondait d’aulleurs dans ce sens. « Tout ce qui fait de Valieva une patineuse incroyable, ses pirouettes, sa fluidit ou sa, flexibilité, rien de tout cela ne peut provenir de dopage. Mais son équipe ne voulait pas respecter les règles. « 

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La défaillance de la jeune fille de Kazan aura éclipsé le titre de sa comparse de Sambo 70 Anna Shcherbakova ainsi que le petit psychodrame d’Alexandra Trusova, manifestement déçu de devoir se contenter de l’argent. Un mal pour un bien peut-être puisqu’il permet d’éclipser (provisoirement ?) un problème de fond au sein de l’école de Tutberidze. Outre la trimétazidine, deux autres produits légaux destinés à soigner des problèmes cardiaques, ont été retrouvés dans l’organisme de Valieva. La thèse du manque d’attention semble donc difficilement plausible. Mais du coup, comment ses coéquipières peuvent-elles être négatives si un dopage était effectivement organisé par le staff de Sambo 70 ? Même si Valieva avait fait le choix de prendre délibérement ces médicaments de peur de craquer par rapport à la concurrence toujours plus féroce et une charge d’entraînement inhumaine, les adultes responsables auraient dû, comme le soulignait Katarina Witt, intervenir. Mais on l’a compris, les entraîneurs russes ne se préoccupent pas trop de ces considérations.

Le mieux n’aurait-il pas été de ne pas autoriser la patineuse de participer à ce concours individuel dont le résultat ne pouvait que faire jaser. La décision du Tribunal arbitral du sport (TAS) qui n’a tenu compte que des aspects juridiques de son statut protégé ne l’ont pas du tout protégé.

Il faudra sans doute encore attendre de nombreux mois et une enquête qui s’annonce compliquée dans un contexte où la géo-politique s’est forcément invitée pour savoir qui sont les reponsables et quelle suspension aura Kamila Valieva. En attendant, on voudrait juste rappeler qu’une gamine de son âge ne mérite pas de subir un tel traitement médiatique et populaire pour des responsabilités que des adultes ne veulent pas assumer.« Ce n’est pas ta défaite », lui avait-elle assuré en guise de mots de réconfort une autre membre de l’équipe russe. « Le monde entier était contre toi. Tu vas continuer de patiner et tu leur montreras. »On ne peut que l’espérer pour celle qui fêtera seulement ses 16 ans le 26 avril prochain.

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