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« J’ai essayé de construire des ponts, pas de les faire sauter »

Directeur du COIB et passionné de sport, Eddy De Smedt (64) a maîtrisé, pendant trente ans, l’art de retirer le meilleur des humains et des sportifs, sans jamais se mettre en avant. Avant de prendre sa retraite en novembre, il revient sur une carrière intense, dans les coulisses du sport belge.

« C’est difficile », a répondu par SMS Eddy De Smedt quand nous lui avons demandé de réfléchir, avant l’interview, à ses meilleurs moments. En début d’entretien, il précise sa pensée :  » Je ne considère pas ma carrière comme une addition de moments mais comme un ensemble, une évolution qui m’a enrichi sur le plan humain, pendant trente ans.  »

En outre, affirme-t-il, il essaie de ne pas trop regarder en arrière, durant les derniers mois de sa carrière.  » Je veux exercer ce métier avec la même passion et la même ouverture d’esprit jusque fin novembre, tout en accordant déjà à mon successeur (l’Allemand Olav Spahl, âgé de 43 ans et entré en fonction cette semaine, ndlr) suffisamment de liberté pour imprimer son sceau.  »

Je suis très fier d’avoir toujours cherché l’être humain derrière le sportif.  » – Eddy De Smedt

De Smedt insiste :  » En fait, je n’ai pas encore beaucoup pensé à ma retraite. Je m’y prépare le moins possible, malgré tous les conseils qu’on me prodigue en ce sens. Je laisse les choses suivre leur cours. Je n’ai pas du tout peur du trou noir. A partir de décembre, j’aurai assez à faire pour m’occuper : enfin lire tranquillement un livre, assister à un concert, profiter d’un bon repas, effectuer un city trip… Et surtout profiter de mes enfants et de mes petits-enfants, auxquels mon travail m’a empêché d’accorder suffisamment d’attention. Je vais essayer de rattraper le temps perdu dans les années à venir.  »

De Smedt n’éprouve pas de regrets quant à la façon dont il a donné forme aux succès belges, de tout son coeur. Sans monter sur les barricades ni élever la voix, mais en travaillant discrètement, dans l’ombre, en soutenant les athlètes.  » C’est mon habitat naturel. Mon travail est souvent intense, il n’est jamais banal mais je n’ai jamais travaillé une seule journée contre mon gré.  »

Il n’a pas l’intention de trop se reposer.  » J’espère que ce qui me rendra le plus fier est encore à venir car ça voudra dire que je continuerai à trouver des défis, dans le sport ou en dehors.  » En attendant, malgré un accouchement difficile, il revient sur six moments décisifs.

La confiance de Jacques Rogge

 » La fin de mes premiers Jeux Olympiques, à Séoul, en 1988. J’avais 34 ans et j’étais encore vert. J’attendais la cérémonie de clôture en compagnie de Jacques Rogge, alors chef de délégation de la Belgique, sur la grande pelouse à l’extérieur du stade. Nous étions entourés de milliers d’athlètes bruyants mais pendant une heure et demie, nous avons discuté de ce qui comptait en sport de haut niveau, de l’expérience que je venais de vivre, des enseignements que j’en avais tirés.

Jacques doit avoir vraiment cru en moi. Quelques mois plus tôt, il m’avait confié : – Si quelqu’un doit aller aux Jeux, c’est toi. C’était loin d’être acquis car les administrateurs du COIB étaient généralement les mieux placés. Y être envoyé et avoir ensuite cet entretien qui m’a beaucoup inspiré a été un moment très spécial. Même quand il est devenu président du CIO, nous avons continué à avoir de courts entretiens. Jacques m’écoutait et me donnait des avis to the point. « 

Les larmes de Jean-Marie Dedecker

 » En 1991, Jean-Marie Dedecker m’a invité au Mondial de judo mais les résultats ont été décevants. J’étais dans la tribune, à prendre des notes, et il m’a demandé ce que j’écrivais. Je lui ai montré mon carnet. Il s’est emparé du papier, l’a regardé et l’a jeté. Quelques heures plus tard, il est revenu. – Où est ce papier ? Manifestement, mes notes sur l’entraînement et l’encadrement étaient quand mêmes intéressantes (il rit).  »

A partir de ce moment, nous avons étroitement collaboré, pour tenter de mettre en place une structure. Nos grandes ambitions ne se sont malheureusement pas réalisées aux Jeux de Barcelone. Heidi Rakels a gagné la seule médaille belge. Ensuite, Jean-Marie et moi nous sommes rendus au port, en pleurant tous les deux de déception. Jean-Marie ne partage pas souvent ses émotions. La médaille d’Heidi était belle mais il voulait la victoire.

Après avoir séché nos larmes, nous avons établi un bilan : qu’est-ce qui n’avait pas marché, que pouvions-nous améliorer ? Notre approche s’est professionnalisée encore un peu plus. Les judokas ont obtenu un statut professionnel, ils ont eu des entraînement collectifs avec Aleksander Jatskevitch, et Jean-Marie s’est mué en high performance manager avant la lettre.

La fédération de judo, Jean-Marie – toujours exigeant – et moi-même avons eu de solides discussions mais nous avons trouvé une vision commune du sport de haut niveau. J’ai toujours essayé de construire des ponts, pas de les faire sauter. Sauf quand je savais que je pouvais en placer immédiatement un autre.

Ulla Werbrouck
Ulla Werbrouck© BELGAIMAGE

Tout cela a conduit au gigantesque succès d’Atlanta 1996, avec l’or pour Ulla Werbrouck, l’argent pour Gella Vandecaveye, le bronze pour Harry Van Barneveld et Marie-Isabelle Lomba. Sans oublier l’immense respect que les autres nations ont éprouvé pour notre petit pays. L’exemple parfait du succès : nous avons établi une ligne de conduite et n’y avons plus dérogé.

Malheureusement, ensuite, pour des raisons diverses, trop nombreuses pour les énumérer, tout s’est disloqué. Malgré nos différends – je trouvais que Jean-Marie devait modérer ses déclarations -, nous avons conservé un profond respect mutuel. Le parcours accompli ensemble était trop beau pour être oublié.

Atlanta 1996 ne s’est pas limité au judo : il y a eu l’or pour FredDeburghgraeve et l’argent pour Sebbe Godefroid, le résultat d’une énorme passion, d’une grande motivation. Il est dommage que nous n’ayons pu exploiter ce moment à cause des problèmes du COIB. Nous y parvenons mieux maintenant, après les six médailles de Rio. « 

Les dialogues avec Ann Simons et Dominique Monami

« Les Jeux de Sydney ont été empreints d’émotions, pour toutes sortes de raisons. Ma femme a appris juste avant qu’elle souffrait d’un cancer. C’était une situation pénible. Je devais tenter de m’en abstraire. Quatre ans plus tard, avant les Jeux d’Athènes, elle est décédée. Ça a été extrêmement difficile aussi.

Les Jeux de Sydney n’ont pas été faciles car la presse belge nous a beaucoup critiqués à cause des mauvaises prestations en natation et en athlétisme. Elle s’est focalisée sur ces disciplines alors que nous avions gagné cinq médailles dans d’autres sports.

Toutes ont été particulières : le bronze de Gella Vandecaveye, deux mois après sa déchirure des ligaments croisés, l’argent pour Etienne De Wilde, âgé de 42 ans, avec Matthew Gilmore dans la course par équipes, l’argent pour un Filip Meirhaeghe très déçu en VTT et le bronze pour la judoka Ann Simons ainsi que Dominique Monami/ Els Callens en double féminin.

Matthew Gilmore et Etienne De Wilde
Matthew Gilmore et Etienne De Wilde© BELGAIMAGE

Deux médailles qui représentaient beaucoup pour moi.Quelques mois plus tôt, j’avais aidé Ann, en proie à des problèmes psychologiques. La mère de Dominique était décédée en début d’année et j’avais eu des entretiens très émouvants avec elle, d’autant plus que la maladie de ma femme me taraudait.

Je suis très fier d’avoir toujours cherché l’être humain derrière le sportif. Il faut savoir comment il se sent, comment il va, pour l’aider à formuler son rêve et à le réaliser. J’ai toujours travaillé comme ça : en pensant en termes de résultats mais en agissant humainement.

Parfois en collaborant de manière étroite, d’autres fois en gardant sciemment mes distances, quand l’ensemble fonctionnait bien. Dominique Baeyens, l’entraîneur de volley, l’explique bien dans son ouvrage sur le coaching : il ne faut jamais se considérer comme la norme, comme une nécessité. C’est l’athlète ou l’équipe qui doit primer, jamais l’ego du coach. « 

Le jusqu’au-boutisme de Justine Henin

Justine Henin
Justine Henin© BELGAIMAGE

 » Des Jeux d’Athènes, je retiens évidemment les médailles de bronze d’ Axel Merckx – sous l’oeil de son père, qui n’avait jamais gagné de médaille olympique – et d’ Ilse Heylen. Toutefois, la médaille d’or de Justine Henin sort du lot. Sa participation était loin d’être acquise, à cause de problèmes de santé. Je craignais que Justine ne déclare forfait mais Carlos Rodriguez m’a annoncé la bonne nouvelle : elle allait participer. J’en ai perdu la voix. – Eddy, tu es toujours là ? Mais ensuite, j’ai commencé à régler tous les détails pratiques du voyage de Justine. Carlos m’a dit : – Vas-y, je te fais confiance.

Finalement, le tournoi a été un enchaînement d’émotions. Son début a été très difficile car elle n’avait quasiment pas pu s’entraîner mais elle a progressé jusqu’à cette fameuse demi-finale contre Anastasia Myskina. Justine était menée 1-5 dans le dernier set quand Carlos, de la tribune – j’étais assis à côté de lui – lui a donné une consigne cruciale : jouer davantage sur tout le terrain. Je ne sais pas si Justine l’a entendu mais elle l’a fait. Elle a gagné le point et le jeu suivants avant de renverser une situation qui semblait perdue : elle a gagné le troisième set 8-6 au terme de trois heures de tennis. Je savais que le lendemain, elle gagnerait la médaille d’or contre Amélie Mauresmo. « 

L’or de Tia Hellebaut

 » Pékin 2008 a failli tourner à la catastrophe puis, dans les derniers jours, le relais féminin 4×100 mètres a gagné la médaille d’argent, qui allait se muer en or, et Tia Hellebaut a gagné le saut en hauteur. C’était un soulagement mais surtout une profonde satisfaction car là aussi, la médaille récompensait un long parcours. Initialement, peu de gens croyaient au projet de relais lancé en 2001. Nous avons réussi en faisant passer un objectif commun, celui de l’équipe, avant les ambitions personnelles des filles.

Nous avons continué à croire en Tia alors qu’elle avait terminé douzième de la finale d’Athènes. Après la finale, j’avais proposé une coupe de champagne à son entraîneur, Wim Vandeven, et à Rudi Diels, le coach du relais féminin, qui avait terminé sixième. Ensuite, nous avions étudié quelles leçons tirer de ces Jeux en prévision de Pékin. J’ai toujours considéré ces évaluations, comme celles effectuées avec Jacques Rogge à Séoul et Dedecker à Barcelone, comme des évolutions car il faut se concentrer sur un processus.

Tia Hellebaut
Tia Hellebaut© BELGAIMAGE

Les médailles de Tia et de Kim Gevaert et Cie nous apprennent qu’il faut continuer à croire en des sportifs dotés d’un grand potentiel, même s’ils ont échoué une fois. Ils apprécient beaucoup cette confiance.

La longue marche du hockey

Rio a été une expérience spéciale. Un rude labeur pour rendre acceptables les conditions de vie dans un village olympique qui n’était pas prêt. Au début, nous étions dans la merde, dans tous les sens du terme… Puis, il y a eu ce début fantastique avec la médaille d’or de Greg Van Avermaet, suivie par les médailles de Pieter Timmers, Dirk Van Tichelt, Nafi Thiam et les nombreux accessits.

Cependant, c’est le deuxième mardi des Jeux qui a été le plus émouvant. Il a été marqué par deux extrêmes : à midi, l’immense déception d’ Evi Van Acker, qui a raté de peu le podium et le soir, deux médailles en l’espace d’une demi-heure : le bronze pour Jolien d’Hoore en omnium, puis, de la piste, j’ai reçu un coup de fil m’annonçant que nos hockeyeurs avaient battu les Pays-Bas. Là aussi, il s’agissait de deux projets à long terme : neuf ans pour Jolien, vingt ans pour l’équipe de hockey. Toutes ces années ont défilé dans ma tête. Pour la première fois, je n’ai pu retenir mes larmes devant les caméras.

John-John Dohmen et Florent Van Aubel
John-John Dohmen et Florent Van Aubel© BELGAIMAGE

Cette médaille en hockey était vraiment spéciale : nous avions lancé ce projet en 1995 afin d’envoyer à nouveau une équipe aux Jeux, notamment en permettant aux internationaux de s’entraîner plus souvent ensemble. J’ai dû faire preuve d’obstination mais finalement, nous sommes parvenus – Alain Geens, Bert Wentink, Marc Coudron – et les autres entraîneurs, à créer un modèle de collaboration qui nous permette de consacrer notre énergie à une structure plus efficace, plus professionnelle. Tournoi après tournoi, de la première qualification pour les Jeux 2008 à la médaille d’argent de Rio 2016. C’est l’histoire du vilain petit canard qui devient un beau cygne. Un cygne qui, je l’espère, n’a pas encore vécu ses plus beaux moments. « 

Bio – Eddy De Smedt

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– Né le 8 janvier 1954.

– Diplômé en éducation physique à la VUB en 1976, il devient assistant.

– Joueur de handball à Avanti Lebbeke et en équipe nationale.

– Sélectionneur national de handball de 1979 à 1982.

– En 1985, coordinateur du sport de haut niveau aux Jeux de Printemps du COIB.

– Il participe à ses premiers Jeux Olympiques à Séoul en 1988 et devient ensuite directeur technique du COIB.

– Directeur du sport délite du COIB depuis 1996.

– Chef de délégation de l’équipe olympique belge à Vancouver 2010, Londres 2012, Sotchi 2014 et Rio 2016.

Jonas Creteur

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