« Un sportif de haut niveau doit aussi éprouver du plaisir»

Bart Veldkamp (55 ans) a été le premier patineur belge, certes naturalisé, à gagner une médaille aux Jeux olympiques d’hiver: le bronze sur cinq kilomètres, en 1998. Bart Swings (32 ans) est devenu le premier compatriote médaillé d’or en patinage de vitesse, départ groupé, en 2022. C’est Bart Veldkamp qui lui a permis d’atteindre les sommets. Les sujets ne manquaient donc pas, durant cette double interview.

Réunir, le temps d’une interview, Bart Swings, qui réside à Heerenveen durant la majeure partie de la saison de patinage, et Bart Veldkamp? Ça doit être possible en hiver, pensions-nous. Jusqu’à la réponse par mail de Bart V.: «Volontiers, mais je passe tout l’hiver en Norvège. Il faudra donc que ça se fasse via Zoom.» La Norvège? Oui, Veldkamp y habite durant une bonne partie de l’année depuis 2019-2020, après avoir fait la navette entre les Pays-Bas et la Scandi- navie pendant six ou sept ans.

Le motif de ce déménagement? Sa compagne Elisabeth. «Comme ses enfants vont encore à l’école, je me suis établi ici», explique Veldkamp au début de l’entretien. Mais ce n’est pas la seule raison. Ici, c’est Alta, une petite commune au-delà du cercle polaire, tout au nord de la Norvège. On la surnomme «Nordlysbyen», la ville des aurores boréales. En hiver, le soleil disparaît complètement pendant deux mois, mais ça ne dérange pas Veldkamp, au contraire. «J’aime l’hiver, la glace, la neige, le calme surtout. Les Pays-Bas ne sont qu’agitation. Les gens vivent entassés les uns sur les autres. Ici, il n’y a pas de files. Je peux skier pendant cinq ou six mois en paix. C’est formidable.»

Bart Swings écoute attentivement, depuis sa voiture, garée sur un parking au bord de la route menant à Heerenveen. Il ne lui déplairait pas d’entreprendre un jour un voyage dans le Grand Nord, pour y découvrir les aurores boréales, sous la houlette de Veldkamp. «Une réunion de l’équipe belge, le temps de nous remémorer tous nos souvenirs, c’est une chouette idée», apprécie Veldkamp.

Cette équipe s’appelait Team Stressless. Veldkamp en a été l’entraîneur de l’hiver 2012-2013 jusqu’en juin 2015. Il a coaché Bart Swings, mais aussi son frère Maarten, Ferre Spruyt (le frère de Jelle, l’autre coach), Wannes Van Praet et Quinten Vandesande. Le premier contact des deux Bart remonte toutefois aux championnats d’Europe 2011 en Italie. Swings effectuait ses débuts sur la scène internationale. «Je ne connaissais encore personne dans le milieu du patinage sur glace», raconte-il. «À part ceux qui venaient, comme moi, du patinage en ligne. Bart a été un des premiers à m’aborder, spontanément. Ce fut un moment spécial pour moi, car à sept ans, j’étais collé à la télévision, comme lors de tous les tournois de patinage, quand il a conquis le bronze olympique, en 1998. Je croyais alors supporter un vrai Belge.»

Veldkamp se souvient également de cette première rencontre. «Un patineur belge qui s’appelait Bart, il fallait que je lui parle! Le monde du patinage n’appréciait pourtant pas les inliners (patineurs à roulettes, ndlr) qui s’aventuraient sur la glace. Certains avaient franchi le pas avec succès, mais d’autres s’y étaient cassé les dents. La position stable, contrôlée de Bart était impressionnante pour un garçon qui ne patinait sur glace que depuis quelques mois. Il avait un fameux potentiel, à condition de passer encore un certain temps sur la glace.»

Cette première impression est restée gravée dans leur mémoire et a abouti à leur collaboration, en 2012. «Je cherchais un entraîneur doté d’un grand bagage technique. Le courant est passé dès le premier entraînement.»

« Bart m’a beaucoup appris »

Tu as rapidement progressé: le bronze au Mondial toutes distances en 2013, quatrième et cinquième sur cinq et dix kilomètres aux Jeux d’hiver 2014. Comment as-tu retiré un tel bénéfice de ton travail avec Bart?

BART SWINGS : Grâce à sa façon d’entraîner: claire et directe. Je savais exactement quoi faire, techniquement et tactiquement. Bart était aussi très fanatique pendant les courses, mais il ne hurlait pas n’importe quoi. Plutôt des directives concrètes, jamais trop complexes. Il m’a aussi beaucoup appris sur le plan technique.

Bart, tu es Néerlandais, tu n’as pas dû t’adapter?

BART VELDKAMP : Après toutes ces années passées en Belgique, j’avais compris que je ne devais pas jouer les grandes gueules. Ce n’était d’ailleurs pas nécessaire avec Bart et Jelle. Ils étaient plutôt calmes, mais aussi terriblement motivés. J’étais donc rassuré. En plus, je n’ai pas commencé avec l’idée de devoir tout changer et de travailler à la néerlandaise. J’avais essayé en 2007, quand j’ai entraîné aux USA, mais ça ne fonctionnait pas bien et je n’ai pas répété cette erreur avec Bart.

Quel aspect t’a le plus impressionné chez lui?

VELDKAMP : C’est un battant, extrêmement motivé, très exigeant. J’étais animé de la même rage de vaincre durant ma carrière, même si Bart l’est peut-être un rien plus. Malgré de nombreux moments difficiles, il n’a jamais perdu l’espoir de remporter un jour l’or olympique. C’était manifeste durant sa course victorieuse à Pékin: il l’a vraiment dominée, convaincu qu’il allait gagner.

Tu étais consultant pour la NOS, durant cette course, et tu étais manifestement heureux pour Bart.

VELDKAMP : J’ai carrément hurlé. (Il rit) Plus que pour n’importe quel Néerlandais. Bart restera toujours spécial à mes yeux.

SWINGS : Il m’a envoyé un message de félicitations et j’ai entendu Bart tous les jours pendant mes séances de vélo aux Jeux. Via son podcast (IJzige Tongen, ndlr). C’était très intéressant d’apprendre comment les Pays-Bas vivaient les Jeux.

Quel regard porte-on sur Bart Swings, depuis son titre olympique?

VELDKAMP : Il a gagné le respect général pour toujours grâce à sa victoire, mais aussi la manière dont il l’a acquise, en épuisant les Néerlandais et tous les autres. Bart ne sera plus jamais le Belge qui essaie, mais celui qui a réussi.

Bart (Swings, ndlr), tu débordais d’assurance. Déjà lors de ton entretien téléphonique avec ton coach Jelle Spruyt, resté en Belgique.

SWINGS : J’étais in the zone. Animé du même sentiment spécial qu’à Pyeongchang 2018, bien que la pression était plus forte là-bas, à cause d’une préparation chaotique. Après cette médaille d’argent, j’espérais retrouver le même sentiment à Pékin. C’était tout sauf une certitude, car entre les olympiades, j’avais sombré sous l’effet du stress lors de grands championnats. Mais une fois arrivée à Pékin, à l’issue d’une préparation parfaite, toutes les pièces du puzzle se sont emboitées.

« Le départ groupé ajouté au programme, c’était un cadeau du ciel »

On y a revu le killer que tu avais toujours été en inline. Bart (Veldkamp, ndlr) nous avait dit, à son sujet, en 2014: « Bart doit transposer davantage cette agressivité sur la glace. »

VELDKAMP : Oui, c’était la clé de tout: comment transférer ce focus mental et tactique sur la glace, où on est surtout seul avec soi-même, ou tout au plus avec un seul concurrent, alors qu’en inline, on est confronté à de nombreux rivaux? Bart y parvenait parfois dans les courses individuelles, mais pas toujours. Le départ groupé a été ajouté au programme de Pyeongchang 2018. C’était un cadeau du ciel. Bart pouvait enfin mettre à profit toutes ses qualités et l’expérience des deux disciplines.

Tu as retrouvé en Bart Swings l’agressivité avec laquelle tu patinais mais apparemment, tu étais plus nerveux.

VELDKAMP : Oui. Il fallait toujours que je m’améliore. Même quand un entraînement ou une course s’était bien déroulé, je ne voyais que mes erreurs. Cette motivation et ces doutes ne sont pas mauvais, ils sont inhérents à tous les sportifs de haut niveau. Mais il faut aussi éprouver du plaisir et j’en avais trop peu. J’étais trop négatif. Parfois, je baissais les bras après un tour moins bon. Un imprévu, aussi minime soit-il, comme une déchirure à mon survêtement, un faux-pas, un entraîneur placé au mauvais endroit, et c’était fichu.

Est-il exact que tu t’es délibérément laissé tomber, une fois?

VELDKAMP : (Il rit) Oui, au tournoi de qualification néerlandais pour l’EURO toutes épreuves de 1990. J’étais extrêmement nerveux avant le 1.500 mètres. Je savais que si je franchissais la ligne, j’allais me ridiculiser avec un mauvais chrono. J’ai donc commencé très vite, pour faire comme si je me livrais à fond, puis je suis tombé après 700 mètres. J’étais pourtant assuré d’un billet si je terminais. D’ailleurs, j’ai quand même été qualifié et j’ai été sacré champion d’Europe. Comme quoi…

D’où venaient ces pensées négatives?

VELDKAMP : Elles étaient la conséquence de mon perfectionnisme. Je me mettais une pression incroyable. Tout devait se passer comme je l’avais décidé alors que j’aurais dû me dire que j’allais m’amuser en patinant bien et que le résultat suivrait.

« J’étais constamment négatif en montant sur la glace »

Aux Jeux d’hiver 1992, tu as remporté la médaille d’or sur dix kilomètres, mais tu n’as dormi que trois heures la nuit précédant la course. Après un cinq kilomètres assez mauvais, tu as écrit dans ton journal: « Si on m’abattais maintenant, je ne trouverais pas ça grave. » Pourquoi as-tu finalement réussi sur la distance supérieure?

VELDKAMP : Peut-être grâce à cet échec et à ma mauvaise nuit. J’avais perdu mon rythme et j’ai pris le départ en me disant: rien ne va comme il faudrait, tant pis. Je me suis délivré. Alors que si tout s’était bien déroulé avant le départ, j’aurais peut-être craqué sous la pression.

Tu t’étais préparé d’une manière quasi névrotique.

VELDKAMP : (Il rit) Pendant un an, je n’ai pas mangé de beurre d’arachide, j’ai toujours fait des détours et emprunté l’escalier, jamais l’ascenseur, pour être le plus sain et le plus en forme possible. En soi, ce n’était pas un problème: je me sentais même bien durant la préparation des Jeux olympiques.

SWINGS : Tous les athlètes ont un côté névrotique. Par exemple, je suis toujours le même parcours à vélo à Heerenveen et en Belgique, parfois en m’astreignant à une boucle supplémentaire pour atteindre mon quota d’heures. Pour le reste, je suis tout à fait normal. (Il rit)

Mais tu as parfois été victime de ce « mécontentement positif » aussi.

SWINGS : Oui, surtout sur le plan technique, mon principal défi, venant de l’inline. Par moments, j’ai trop analysé la course, je me suis trop attardé sur mes points faibles et à la fin, je ne savais plus quoi faire. Je comptais les séances qu’il me restait avant une compétition pour peau- finer ma technique. J’étais constamment négatif en montant sur la glace. Mille et une choses me traversaient l’esprit. Ce furent des années très pénibles. Ce n’était vraiment pas marrant…

Tu as alors fait appel à un nouveau coach mental, Viktor Van der Veken. Comment est-il parvenu à t’aider?

SWINGS : On a conclu de nos entretiens que je devais entamer le départ groupé avec un plan: si un tel démarre, je fais ça. Ça m’a rassuré dans les moments de grand stress. Ensuite, on a appliqué la méthode aux cinq kilomètres car dans ces années pénibles, ces douze tours étaient une véritable torture mentale, au point que parfois, je ne voulais même pas m’aligner.

On a divisé les cinq kilomètres en blocs de trois ou quatre tours. Je me suis aussi concentré sur quelques points techniques que je maîtrisais, mais sans excès. Ça me permet de patiner sans stress.

Bart (Veldkamp, ndlr), aurais-tu gagné plus de médailles si tu avais bénéficié d’un suivi mental dès le début de ta carrière?

VELDKAMP : Sans doute. Au début des années nonante, on pensait encore que le coaching mental, c’était pour les perdants. Donc, on ne faisait pas appel à un préparateur mental. J’ai réalisé qu’un spécialiste pouvait m’aider en 1997 et j’ai été un des premiers à y avoir recours. Résultat, j’ai gagné la médaille de bronze à Nagano en 1998. Malheureusement, mes meilleures saisons étaient derrière moi, physiquement.

Tu as pourtant participé à une cinquième olympiade, Turin, en 2006. Tu as terminé quatorzième du dix kilomètres, à 38 ans. As-tu des regrets?

VELDKAMP : Les Jeux 2002 avaient été un échec complet. J’étais surentraîné. Je ne voulais pas achever ma carrière sur cet échec et j’ai donc continué jusqu’en 2006, mais ce furent quatre années épouvantables, durant lesquelles j’ai rarement atteint mon niveau. Mon ego en a pris un sale coup. Si je regrette? Non. Si j’ai continué, c’est parce que je le voulais. J’ai dû encaisser, mais j’ai aussi beaucoup appris.

« Ma motivation est intacte »

Bart, en 2030, tu auras 39 ans à l’occasion de tes cinquièmes Jeux d’hiver éventuels. Vois-tu aussi loin?

SWINGS : Non. Je veux me qualifier pour Milan 2026, dans trois ans. D’ici là, il peut se passer beaucoup de choses. Pour le moment, ma motivation est intacte. Mieux même, je n’ai jamais autant aimé mon sport et la compétition. Je suis donc loin d’avoir envie de passer le flambeau à la jeune génération. Le moment venu, j’espère pouvoir raccrocher comme Bart: au moment que j’aurai choisi, sans éprouver de regrets ensuite.

Bart (Veldkamp, ndlr), aurais-tu eu plus de succès si le départ groupé avait figuré au programme des Jeux, des Mondiaux et des championnats d’Europe de ton temps?

VELDKAMP : Peut-être que oui. Je viens du marathon et je me suis adonné au cyclisme en équipes d’âge. Les intervalles, la lecture de la course, rien de tout ça ne m’aurait posé problème. Je suis né trop tôt! (Il rit)

Bart (Swings, ndlr), quel serait ton palmarès si le départ massif n’était pas devenu une discipline olympique?

SWINGS : C’est difficile à dire, car je ne me suis pas concentré sur les courses individuelles à 100% ces dernières années suite à l’introduction au programme du départ groupé. Je ne serais pas champion olympique, mais je serais peut-être monté sur le podium.

Est-ce encore possible, à 32 ans?

SWINGS : J’en suis convaincu. Surtout sur le cinq kilomètres. La saison passée, j’ai terminé parmi les cinq premiers dans toutes les Coupes du monde. J’espérais donc connaître un jour magique aux Jeux, afin de gagner une médaille, mais j’ai du me contenter de la septième place. Jelle et moi avons alors décidé de changer d’approche pour que je puisse patiner plus régulièrement dans le top trois sans devoir espérer être dans un jour faste.

En 2026, tu préfères une première médaille olympique sur cinq kilomètres à une médaille au départ groupé?

SWINGS : Oui, même si l’or du départ groupé a plus de valeur que l’argent sur cinq kilomètres. Un titre olympique est très spécial. Mais si possible, je veux les deux, évidemment! (Il rit)

Bart Swings

né le

12.02.1991

JEUX OLYMPIQUES D’HIVER

Argent départ groupé Pyeongchang 2018

Or départ groupé Pékin 2022

MONDIAL SIMPLE DISTANCE

Bronze départ groupé 2021

EURO SIMPLE DISTANCE

2x or départ groupé 2020 et 2022

MONDIAL TOUTES ÉPREUVES

2x bronze 2013 et 2022

EURO TOUTES ÉPREUVES

Argent 2016

2x bronze 2017 et 2023

Bart Veldkamp

NÉ LE

22.11.1967

JEUX OLYMPIQUES D’HIVER

Or 10 km Albertville 1992

Bronze 5 km Lillehammer 1994

Bronze 5 km Nagano 1998

MONDIAL SIMPLE DISTANCE

Argent 10 km 1996

Bronze 5 km 1998

Argent 5 km 1999

MONDIAL TOUTES ÉPREUVES

3x bronze 1990, 1991 et 2001

EURO TOUTES ÉPREUVES

Or 1990

2x argent 1991 et 2001

*En tant que Belge à partir de 1996

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