« On avait trop peur de perdre»

La dernière danse s’est déroulée en mode mineur. Imke Courtois s’est entretenue avec Roberto Martínez à l’issue de l’échec en Coupe du monde, la dernière de celui-ci au poste de sélectionneur. «Prendre congé au creux de la vague n’est pas agréable.»

Son bureau est déjà quasiment rangé. L’avant-dernier jour de son mandat, Roberto Martínez prend le temps de revenir en arrière. Imke Courtois fait remarquer qu’elle est heureuse de pouvoir le rencontrer à Tubize. Martínez a pris congé de ses collègues en atterrissant à Zaventem, après la douloureuse élimination au premier tour. Quelques jours plus tard, il est toutefois retourné au bureau. «Je veux que la transition s’opère convenablement», déclare Martínez. «Je ne veux pas que le travail accompli pendant six ans soit perdu.»

Il a été très consciencieux lors de ses derniers jours de travail. Imke Courtois remarque que l’écran de l’ordinateur de Martínez, sur pause, affiche le dernier match de Coupe du monde des Diables rouges, Croatie-Belgique. «Vous êtes en train de visionner ce match?» Il appuie sur play et opine: «Toutes les occasions qu’on a eues… Notre taux d’expected goals est de cinq. C’est exceptionnel.» Courtois lui demande s’il a une explication. «Non. Quand on rate une occasion, on perd un peu de son assurance. Si le ballon de Romelu Lukaku avait heurté le poteau puis franchi la ligne, on aurait gagné. Et je suis sûr qu’on aurait disputé un tournoi fantastique.»

Si le ballon de Lukaku était rentré, on aurait disputé une Coupe du monde fantastique.» ROBERTO MARTÍNEZ

Vous avez démissionné après ce match de la dernière chance.

ROBERTO MARTÍNEZ: Ce n’était pas une démission. Mon contrat prend fin le 31 décembre. C’était mon dernier match avec les Diables rouges. Il s’agit d’un cycle naturel.

Beaucoup de sélectionneurs ne se rendraient plus au bureau.

MARTÍNEZ: Il faut que les personnes compétentes qui travaillent à la Fédération aient leur mot à dire dans la nomination d’un nouveau sélectionneur, afin que celui-ci ait suffisamment de latitude pour bien travailler.

Pourquoi n’avez-vous pas pu convenir d’un nouveau contrat avant le début du Mondial?

MARTÍNEZ: Je me trouvais dans une situation particulière, étant à la fois directeur technique et sélectionneur. Normalement, le premier soutient ou ne soutient pas le travail de l’entraîneur. Je ne pouvais évidemment pas me soutenir beaucoup. Les résultats décident de tout. Un nouveau contrat dépendait aussi de la vision à long terme, après la Coupe du monde. Je ne suis disposé à travailler qu’à long terme.

Ce n’est pas une situation idéale avant un tournoi?

MARTÍNEZ: Combien d’entraîneurs ont un contrat de longue durée avant le début d’un grand tournoi? Ce n’est pas idéal, mais c’est ainsi que les fédérations travaillent. La perfection n’existe pas en football. C’est un fait et il faut l’accepter.

«Nos adversaires étaient plus forts qu’on ne le pensait»

Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné au Qatar?

MARTÍNEZ: On avait un staff fantastique dans tous les domaines. On pouvait s’appuyer sur l’expérience de la Coupe du monde 2018. On avait un mix fantastique de joueurs. Certains disputaient leur troisième Mondial, d’autres leur deuxième. Les ingrédients, équipe et staff compris, étaient excellents. Mais on avait appris, quatre ans plus tôt, qu’on avait besoin des trois premiers matches pour atteindre notre meilleur niveau. Ce tournoi a été très particulier. Normalement, on peut disputer quelques matches de préparation mais là, on a joué notre premier match après cinq jours. On n’était pas nous-mêmes. On cherchait la meilleure version de nous-mêmes. Les joueurs voulaient gagner à tout prix, mais avaient trop peur de perdre. Peut-être parce que la Belgique a disputé trois tournois. Notre responsabilité était colossale. La pression, les responsabilités et les attentes des gens nous ont privé de tout plaisir de jouer lors des deux premiers matches. Terminer au creux de la vague n’est pas agréable.

Pourtant, vous avez une telle expérience. C’est quand même étrange?

MARTÍNEZ: En 2018, j’avais le sentiment qu’on était prêts dès le début du tournoi. Cette fois, je ne l’ai eu que deux jours avant notre dernier match, contre la Croatie.

Que changeriez-vous, si c’était possible?

MARTÍNEZ: J’aurais préféré perdre des points contre le Canada. Ça aurait pu accélérer le processus.

Parce que ça aurait secoué le groupe?

MARTÍNEZ: Oui, de la même manière qu’après le match contre le Maroc. Il y a différentes manières de progresser quand on expérimente quelque chose. On a gagné quatre ou cinq fois d’affilée lors des tournois précédents. Jamais on n’avait perdu par deux buts d’écart, comme contre le Maroc, au premier tour.

Les années précédentes ont-elles été trop faciles?

MARTÍNEZ: Chaque tournoi est différent. Par exemple, le Maroc a changé de sélectionneur il y a trois mois. L’équipe n’avait pas d’expérience et tout s’est pourtant bien passé. Elle a joué tous ses matches à domicile. Jamais encore je n’avais connu d’ambiance aussi hostile depuis que je suis sélectionneur de la Belgique. Sa victoire contre nous a dopé le Maroc, qui a gagné en puissance. On a bien dû constater que nos adversaires au premier tour étaient plus forts qu’on ne le pensait. Deux équipes de notre groupe se sont qualifiées pour les demi-finales…

Comment avez-vous vécu le ramdam consécutif au mauvais match contre le Canada et la défaite face au Maroc?

MARTÍNEZ: On a fait tout un plat de l’âge de certains joueurs, mais regardez de quoi Lionel Messi est encore capable à 35 ans! Et Luka Modric, qui en a 37, a encore prouvé qu’il n’était pas trop vieux pour disputer une Coupe du monde. Pepe a 39 ans et il a marqué pour le Portugal. L’âge n’est pas un problème. Une fois qu’un footballeur a passé le cap de la trentaine, la seule question qui se pose est de savoir s’il peut encore jouer le Mondial suivant.

C’est la première fois que je vous ai vu nerveux et excité. Je me suis dit: «Voilà, il montre vraiment ses émotions». Car normalement, vous les contrôlez.

MARTÍNEZ: Les fake news à propos d’une soi-disant bagarre dans le vestiaire (entre Eden Hazard et Jan Vertonghen d’après le quotidien L’Équipe, ndlr) a constitué un moment intéressant. Les supporters ont du mal à déterminer qui croire. Il y a de bons journalistes et d’autres plus opportunistes, qui ont leur propre agenda. La presse préfère parler de ce qui va mal que d’expliquer ce qui est positif. Les supporters sont induits en erreur par des personnes qui ne sont pas suffisamment professionnelles pour le journalisme.

J’aurais préféré perdre des points contre le Canada.» ROBERTO MARTÍNEZ

Cela a-t-il eu un impact important sur les joueurs et le staff?

MARTÍNEZ: Oui. Arthur Theate et Yannick Carrasco devaient répondre aux questions de la presse ce jour-là. Mais il faut protéger un jeune comme Theate. À la demande du groupe, Eden Hazard et Thibaut Courtois se sont finalement présentés à leur place. Ce genre de rumeurs perturbe le groupe, surtout quand il est déjà en proie au doute.

Pour éviter pareille agitation, n’aurait-il pas mieux valu dire de temps en temps ce que vous pensiez? Par exemple, expliquer pourquoi Eden Hazard n’a pas joué contre la Croatie? Maintenant, on raconte que cette décision émane de Kevin De Bruyne.

MARTÍNEZ: Je n’ai encore jamais dit, lors d’une conférence de presse, que je ne répondrais pas à une question, mais certains journalistes veulent savoir qui je vais aligner avant même que les intéressés soient au courant. Par ailleurs, j’ai parlé d’Eden mais parfois, on n’écoute pas, parce que d’autres rumeurs circulent. On avait l’intention de titulariser Eden lors des deux premiers matches. Il n’a pas joué dès l’entame du troisième suite à la mauvaise expérience de l’EURO 2020. Il s’était blessé en huitièmes de finale contre le Portugal (victoire 1-0 pour la Belgique, ndlr). Or, il avait peu de temps de jeu depuis longtemps. On ne l’a donc pas titularisé contre la Croatie pour lui éviter une blessure.

«On a besoin du tournoi olympique»

Hazard n’a-t-il pas renoncé trop tôt à l’équipe nationale?

MARTÍNEZ: Vous devez comprendre qu’un footballeur qui ne joue pas commence à réfléchir. Doit-il changer de club ou pas? Doit-il faire ceci ou cela? Au fil du temps, il prête aussi attention au foin qu’on fait autour de lui et ça entame son moral. Eden a toujours été un joueur fantastique. Il n’a jamais dit non à l’équipe nationale. Il fait preuve d’un dévouement incroyable. Mais il est normal qu’à la fin, on prête plus attention aux rumeurs négatives qu’aux positives. Et ça dure depuis deux ans.

Vous a-t-il téléphoné avant de prendre sa décision?

MARTÍNEZ: Il m’a fait part de sa décision avant même la Coupe du monde. Eden ne prend pas pareille décision à la légère. Il voulait attendre le moment propice. Il a également tenu compte du fait que la relève était assurée.

D’autres joueurs vont-ils annoncer leurs adieux internationaux?

MARTÍNEZ: Aucun autre ne me l’a dit. Je voudrais ajouter ceci: pendant six ans, j’ai eu l’honneur de travailler avec la génération la plus talentueuse des dernières décennies. Kevin De Bruyne a près de cent caps et nous aurons alors huit footballeurs qui ont franchi ce palier. Ce groupe a fait de la Belgique le numéro un mondial pendant plusieurs années. Peut-être les gens n’apprécieront-ils cet exploit que dans quelques années. On a offert leur chance à plus de vingt débutants, en quelques saisons. Les éléments plus chevronnés ont bien accueilli les nouveaux. C’est un énorme atout et ça doit devenir la norme à l’avenir.

Quelle va être l’évolution de l’équipe, selon vous?

MARTÍNEZ: Les jeunes footballeurs seront prêts. Ma sélection comportait six joueurs qui auraient pu se produire en U21. J’espère que nous terminerons parmi les quatre meilleurs de l’EURO U21, l’année prochaine, et que cette équipe pourra s’aguerrir aux Jeux Olympiques. Rappelez-vous tous les joueurs qui ont signé un superbe tournoi à Pékin en 2008, terminant quatrièmes. Parmi eux, il y avait Vincent Kompany, Thomas Vermaelen, Marouane Fellaini, Kevin Mirallas, Jan Vertonghen et Mousa Dembélé. On a besoin de ce tournoi. La Belgique foisonnera toujours de talents, grâce à ses méthodes de formation. Est-ce suffisant pour être numéro un mondial et se qualifier pour de grands tournois? Non. Il faut aussi que les jeunes joueurs aient l’expérience des tournois.

Eden avait décidé de renoncer à l’équipe nationale avant la Coupe du monde.» ROBERTO MARTÍNEZ

Est-il possible que l’équipe nationale connaisse un déclin, après ses succès?

MARTÍNEZ: Non. Le rôle des jeunes dépendra du nouveau sélectionneur. Ce n’est pas un pari. La plupart d’entre eux ont déjà acquis de l’expérience.

Nous ne savons pas qui sera le nouvel entraîneur. En lisant la description du job, je n’ai pu m’empêcher de sourire. Votre successeur devra être un serial winner… La formule vient-elle de vous?

MARTÍNEZ: Non, mais j’en comprends le sens. L’objectif n’est pas de bien jouer, mais de gagner. L’entraîneur qui n’est pas capable de travailler en fonction de cet objectif ne convient pas. Embaucher quelqu’un qui n’a jamais été soumis à l’obligation de gagner constituerait un risque trop important.

Qui choisiriez-vous?

MARTÍNEZ: La seule personne qui correspond à la description. Le bon entraîneur est celui dont on a besoin maintenant. La Fédération est la seule à savoir qui convient.

Vous a-t-on demandé votre avis?

MARTÍNEZ: Non. Ma tâche consiste à tout laisser en bon état.

Trouver un successeur ne sera pas simple, car il faut d’abord engager un directeur technique. Ce sont des postes difficiles à pourvoir.

MARTÍNEZ: Trois projets me tiennent à cœur et j’espère qu’ils ne seront pas supprimés. Ils sont essentiels pour le football belge. Il y a avant tout le projet wide angle au lancement duquel j’ai participé. Il permet de cartographier un maximum de matches simultanément, en voyant les 22 joueurs. D’autres pays copient maintenant ce concept, qui est crucial pour effectuer de bonnes analyses tactiques. Mais aucun pays n’est encore parvenu à le faire à la même échelle que nous. La Fédération a un contrat de trois ans avec le fournisseur de cette technique, mais peut y mettre fin chaque année. Ensuite, il y a la formation d’entraîneur offerte à nos joueurs. 23 footballeurs ont déjà la licence D1A. Ça signifie que beaucoup de joueurs exceptionnels peuvent devenir des entraîneurs particuliers. Il faut poursuivre ce projet aussi.

Enfin, il y a le programme de développement à long terme de nos jeunes talents, «Génération 2026», que nous avons lancé il y a trois ans et qui nous permet de promouvoir des jeunes talents jusqu’en sélection. Et plus important encore, ça nous permet, en tant que Fédération, de protéger les jeunes joueurs pendant les périodes plus difficiles qu’ils traversent au cours de leur carrière.

«Je veux offrir un beau Noël à mes filles»

Conseilleriez-vous la combinaison sélectionneur-directeur technique?

ROBERTO MARTÍNEZ: Pour la Belgique, cette combinaison présente d’énormes avantages. Un petit pays qui doit former ses joueurs et les soutenir afin de ne perdre aucun talent a besoin d’un sélectionneur qui puisse développer une vision à long terme. Mais si vous me demandez de donner un conseil au nouveau sélectionneur, je dirais: «Ne le fais pas.» Car personne ne peut valider ton travail. Personne ne peut juger ce que tu fais. L’entraîneur a besoin d’un directeur technique qui le fait. C’est le seul expert qu’il ait. Il y aura toujours des critiques, car un entraîneur dépend des résultats. Donc, tout va bien tant qu’il gagne et il fait tout de travers quand il perd. Il vaut mieux séparer les deux fonctions, avant de gérer les différents aspects.

Rester directeur technique constituait-il une option?

MARTÍNEZ: Non. Je suis trop jeune (Martínez a 49 ans, ndlr). Je veux être entraîneur.

Voulez-vous entraîner un club?

MARTÍNEZ: Je veux d’abord avoir le temps de réfléchir. Un club ou une équipe nationale. Ce sont les deux projets possibles. Je veux un nouveau projet, mais pas dans l’immédiat. J’ai mis ces dernières semaines à profit pour clore ce chapitre. J’ai déjà reçu des propositions, mais je veux d’abord consacrer du temps à ma famille. Ma femme Beth, mes filles Luella (neuf ans) et Saffiana (trois ans) et moi allons passer les fêtes en Angleterre et en Espagne. Je veux offrir un beau Noël à mes filles. Après les vacances, on restera certainement en Belgique jusqu’en juin, pour que Luella puisse achever son année scolaire. Elle avait deux ans à notre arrivée en Belgique et se sent belge. Elle ne comprend pas que nous allons probablement partir.

Quelles sont vos ambitions?

MARTÍNEZ: Je veux participer intensément à un nouveau projet. Je veux livrer le meilleur de moi-même, une fois de plus.

Quel a été votre pire moment en Belgique?

MARTÍNEZ: La défaite contre la Suisse en Ligue des Nations, en novembre 2018. On menait 0-2 et on a été battus 5-2. C’était la première défaite réelle. Ce fut un moment pénible. Heureusement, on a vécu plus de bons moments que de mauvais.

Quel a été le meilleur?

MARTÍNEZ: Notre troisième place au Mondial russe, qu’on a fêtée sur la Grand-place de Bruxelles. L’équipe nationale unit les gens. Il n’y a rien de plus beau. Et je voudrais d’ailleurs remercier les supporters pour leur incroyable soutien au cours des dernières années.

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