©  INGE KINNET

Le rire de Démocrite

Sans se l’avouer vraiment, on s’est déjà tous figuré être un grand footballeur professionnel. On s’est imaginé le but qu’on inscrirait en finale d’un grand tournoi, les émotions qui nous traverseraient, la manière dont on le célébrerait. Les à-côtés aussi. L’interview d’après-match qu’on donnerait, la prime de match qui viendrait s’ajouter au salaire déjà mirobolant. La manière dont on le dépenserait, ce salaire. Le style qu’on pourrait alors se permettre, l’attitude qu’on adopterait, la bagnole qu’on conduirait. Les discours qu’on tiendrait, les valeurs qu’on véhiculerait. Le genre de couilles qui nous pousseraient entre les jambes.

Assez distinctement, j’ai en tête le joueur que je serais si j’étais le meilleur du monde. Ou plutôt, l’homme que je serais si j’étais le meilleur footballeur du monde. Je sais qu’il y a quelque chose de pathétique à se l’être projeté si loin, mais il y a quelque chose d’essentiel aussi, je pense, à vouloir se rattacher à ses idoles, s’y identifier. Les comprendre.

Que font les footballeurs quand ils ne jouent pas au foot? Qu’est-ce qui les touche, les émeut? Est-ce qu’ils lisent? Est-ce qu’ils bricolent? Est-ce qu’ils essayent de décrypter les émotions de leur femme? Est-ce qu’ils regardent le JT, des documentaires, des films? Lesquels? Font-ils des randonnées en vacances? Est-ce qu’ils essuient les gouttes qui finissent sur la planche quand ils pissent? Par quelles fenêtres observent-ils notre monde? Qu’est-ce qui les rend insensibles à notre réalité? Pourquoi se gaussent-ils, eux qu’on idolâtre, d’une blague à la con sur le char à voile? Pourquoi ne pensent-ils rien, eux qu’on adore, de leurs déplacements en jet privé? Dans ma manière de m’intéresser au foot, je chasse ces moments d’humanité qui me rattachent encore à ce sport.

Il n’y a toujours pas un joueur qui s’est levé pour brandir son plus bel index dans la gueule de la FIFA.

Je me souviens d’une anecdote concernant Tom De Sutter lorsqu’il jouait à Anderlecht. Ses coéquipiers avaient fait la blague de déplacer sa Renault Clio et de la déposer dans une benne à ordure. Il y a la blague, mais surtout: Tom De Sutter roulait en Clio. Alexander Scholz, passé par le Standard et Bruges, se faisait chahuter parce qu’il roulait en Nissan Micra. Thomas Meunier a déjà mis les pieds dans un musée: attention, OVNI. Sébastien Haller, attaquant de Dortmund, déclare qu’il met un point d’honneur à s’occuper de ses gosses en se rendant compte qu’il est une anomalie dans son milieu par ce seul fait. Mon pote Coco engueule les copains qui ne jettent pas leur capsules de bière à la poubelle après le match. Sont-ils les dernières sutures de la corde qui s’effrite entre nos deux mondes?

Je ne demande pas à Mbappé de résoudre la question climatique, mais j’aurais aimé qu’il nous fasse au moins croire qu’il en avait déjà entendu parler et qu’il ne la méprisait pas complètement. Mais il rit. Pareil pour le Mondial au Qatar. Je doute de plus en plus que le boycott soit entre les mains des supporters et putain, il n’y a toujours pas un joueur qui s’est insurgé, s’est levé pour brandir son plus bel index dans la gueule de la FIFA. Dans cette lutte éternelle pour être le meilleur, le premier, aucune des nos idoles n’a jamais aspiré à être le premier à l’ouvrir? On a suspendu les matches en Angleterre pour la mort de la reine, preuve qu’on est en mesure d’encore s’émouvoir de la mort. Visiblement, pas de celle des invisibles.

Alors, posez-la moi votre question. Et toi, Olivier, plus grand footballeur de ton époque, idole de ta génération, tu te ferais chier à rouler en vélo, à te saper en seconde main, à jeter tes capsules à la poubelle, à prendre le train plutôt que l’avion? Et toi, Olivier, tu le brandirais ton index face à la mort? Ma réponse par une question. Est-ce que tu t’en foutrais du monde s’il t’appartenait?

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