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Dans la roue de Remco Evenepoel à la Vuelta: «Son énergie était inépuisable»

Christophe Vandegoor, journaliste de la chaîne Sporza, a suivi Remco Evenepoel durant les trois semaines de la Vuelta. Il a écrit un livre, «Om nooit te vergeten – Hoe Remco de Vuelta won», soit «Inoubliable – Comment Remco a gagné la Vuelta». Il explique la manière, exemplaire, avec laquelle le jeune lauréat a géré les attentes, après s’être emparé du pouvoir, dans la sixième étape. Extrait.

Remco Evenepoel a frappé un grand coup dès la première étape de montagne, en direction du Pico Jano. Enric Mas a été le seul à ne pas flancher. À l’arrivée, je me place non loin du soigneur David Geeroms et de l’ostéopathe Anthony Pauwels. Evenepoel dirige son vélo vers eux et file dans leurs bras. Je me trouve entre eux. Ma caméra fixe cette image magnifique. Le nouveau leader de la Vuelta se fend d’une grimace, le soigneur lui place un essuie bleu pâle autour du cou. Il boit une canette de jus de cerises. Les doigts humides, je vérifie que la caméra tourne toujours, en me disant que ce sont là des images magnifiques. La journée est d’ores et déjà réussie. Impossible d’être plus près de l’acteur principal de l’étape.

On n’a jamais dispensé d’entraînement médiatique à Remco car il n’y a rien de tel que des réponses naturelles.» PHIL LOWE

Phil Lowe, l’attaché de presse, ne quitte pas Remco d’un pouce. Ils étudient ensemble les informations qui apparaissent sur son smartphone. Evenepoel est au comble du bonheur. Pour la première fois de sa vie, il est leader d’un grand tour. Je dois patienter avant de pouvoir l’interviewer. En attendant, je pousse mon micro sous le nez de Louis Vervaeke, du champion du monde Julian Alaphilippe et du directeur sportif Davide Bramati. Puis vient le grand moment: le nouveau leader de la Vuelta, bien emmitouflé, descend du podium et s’installe sur une chaise, sous une tente où s’engouffre le vent.

Remco Evenepoel brandit son vélo au-dessus de sa tête après la victoire finale conquise. Le Tour d'Espagne 2022 est pour lui!
Remco Evenepoel brandit son vélo au-dessus de sa tête après la victoire finale conquise. Le Tour d’Espagne 2022 est pour lui!

– Remco, avant tout, félicitations. Le travail de tes coéquipiers t’a permis de créer une certaine tension. Avais-tu un plan?

– Pas à l’avance. Tous les chefs de file étaient isolés et on a amorcé une belle attaque, mais ce n’était pas calculé, même si j’ai compris que c’était le moment de tenter quelque chose, homme contre homme.

– C’est ton premier maillot de leader d’un grand tour. C’est un moment spécial. Que ressens-tu?

– C’est en effet spécial et j’espère pouvoir dissiper quelques points d’interrogation. J’ai beaucoup travaillé. Mon succès n’en est que plus beau, mais la Vuelta est encore longue: rien n’est joué.

«Remco n’a pas vraiment sombré dans l’euphorie», déclare Phil Lowe plus tard. «Dans des tours d’une semaine, il a parfois fêté son succès deux ou trois jours à l’avance, comme s’il avait déjà gagné. Pas cette fois-ci. En redescendant du col, il a raconté qu’il avait dû accorder énormément d’interviews. Je lui ai dit qu’il connaîtrait d’autres journées semblables, mais qu’il serait moins sollicité avant et après les étapes dévolues aux sprinteurs.»

«Le matin, Remco m’a dit qu’il allait essayer d’aller le plus loin possible», raconte son confident Anthony Pauwels. «Il s’était déjà rapproché de la voiture de l’équipe pour demander qu’on contrôle l’échappée du jour. Si c’était possible, il allait viser la victoire d’étape. En montée, il a étouffé les autres coureurs, il ne les a pas réellement attaqués. On également été surpris. Remco devant monter sur le podium. Dans le car, il était content, voire euphorique, mais il ne pensait certainement pas encore à la victoire finale. Je me souviens qu’Alaphilippe l’avait fortement impressionné. Il savait tout de son coéquipier. Il avait compris qu’il était moins en jambes ce jour-là, mais aussi qu’un autre était impressionnant ou que tel concurrent souffrait. Il avait vraiment une excellente vision du peloton.

On était euphoriques, mais aussi un peu déçus car Remco briguait la victoire d’étape et que celle-ci était revenue à Jay Vine. Remco était surpris par sa propre puissance. Il n’en revenait pas d’avoir fait souffrir ses rivaux à ce point. Je pense qu’il les croyait plus forts. Surtout Roglic. Enric Mas l’a déçu, car il s’est contenté de prendre sa roue, sans assumer sa part de travail. Remco croyait l’avoir relégué à quatre secondes mais en fait, il n’a gagné qu’une seule seconde et ça l’a déçu. Ce qui m’a frappé, c’est que son énergie semblait inépuisable. Il n’a cessé de parler dans le car. Je suis généralement au volant et il s’assied à mes côtés, les pieds sur le tableau de bord. La police nous a déjà interpellés à plusieurs reprises, car c’est interdit. Je ne me rappelle pas que Remco se soit endormi une seule fois en voiture. Le téléphone n’a cessé de sonner. Il avait à peine raccroché que ça recommençait.» (…)

«Om nooit te vergeten – Hoe Remco de Vuelta» est paru aux éditions Skribis, il coûte 22,5 euros et est disponible au Standaard Boekhandel.
«Om nooit te vergeten – Hoe Remco de Vuelta» est paru aux éditions Skribis, il coûte 22,5 euros et est disponible au Standaard Boekhandel. © belga

Les rapports avec la presse

Si, au Giro 2021, Remco Evenepoel entretenait parfois des relations tendues avec les journalistes, il a complètement changé de position. Il sait pertinemment qu’accorder des interviews fait partie de son travail et que ça ne doit pas être une source d’énergie négative. Il répond donc dans trois langues tous les jours. Sans hésiter, en fournissant des réponses censées.

Evenepoel est souvent le dernier à quitter le sommet d’un col, ses obligations s’éternisant, mais il ne s’en énerve jamais. Mieux, il orchestre le tout, comme après l’arrivée au Colláu Fancuaya, une autre étape gagnée par Jay Vine. Après trois questions, un responsable de l’organisation me fait signe d’achever l’interview, mais comme Evenepoel a encore gagné du temps sur quelques concurrents, dans cette huiti ème étape, je souhaite poser une question supplémentaire: Mas et Movistar se satisferont-ils d’une place sur le podium à Madrid et pourraient-ils donc devenir des alliés? Remco pare lui-même le regard courroucé du collaborateur et lui dit qu’il va répondre à la question. L’homme s’éclipse.

Les collègues de la RTBF sont retournés en Belgique après cinq jours et ont donc loupé la sixième étape, au terme de laquelle Remco a enfilé le maillot rouge. Ils ne réapparaissent qu’après dix jours et la troisième journée de repos. Au départ de la seizième étape, à la station balnéaire de Sanlucar de Barrameda, le journaliste en question tente de refaire son retard et commence une longue interview, posant des questions auxquelles Evenepoel a déjà répondu à maintes reprises les jours précédents. Malgré un soleil brûlant, Remco répond pourtant patiemment, en donnant pour son argent à notre collègue. Brillant.

Evenepoel ne sort de son rôle que deux fois. Avant le départ de la Vuelta, aux Pays-Bas, quand il remarque que trop peu de spectateurs portent un masque. Sa réaction peut paraître excessive, mais est compréhensible. D’une part parce que le directeur sportif Klaas Lodewyck vient d’être testé positif. De l’autre parce qu’il est logique de ne pas vouloir que tout ce labeur parte en fumée à cause d’une contamination.

Le deuxième faux-pas se produit après sa fameuse crevaison, dans la finale de l’étape 16 vers Tomares, où Primoz Roglic surprend son monde en plaçant une attaque dans le dernier tronçon en côte. Pas trace d’Evenepoel. Puis le réalisateur montre une image du Belge: il lève la main. Il a crevé. Il ne verra pas la chute de Roglic dans la dernière ligne droite ni le sprint victorieux de Mads Pedersen.

Evenepoel franchit la ligne, flanqué de deux coéquipiers. En principe, il aura le même chrono que le peloton, puisque la crevaison s’est produite dans les trois derniers kilomètres. Ça suscite quand même quelques questions: pourquoi Evenepoel était-il aussi loin quand Roglic a attaqué? N’était-il pas suffisamment attentif ou venait-il de crever?

Je me faufile dans la zone réservée aux interviews, près du podium, et j’attends les explications d’Evenepoel. Je l’aperçois se concerter discrètement avec Phil Lowe. Il se dirige ensuite vers nous, avec un regard très différent des jours précédents. L’œil noir. Je m’empresse de demander au responsable de la Vuelta si le classement est officiel ou s’il est toujours incertain, afin de pouvoir poser des questions précises. L’homme hoche la tête. Il ne sait pas.

– Remco, que se passe-t-il à l’entame des trois derniers kilomètres?

«Un pneu crevé», répond-il brièvement, piqué, pour la première fois depuis longtemps. «Ça arrive.», ajoute-il en nous regardant droit dans les yeux.

– On n’a pas bien vu ce qu’il se passait sur l’écran géant. Où étais-tu quand Roglic a attaqué? Avais-tu déjà crevé?

– Euh, je me trouvais au milieu, aux environs de la vingtième ou trentième place, quand ma roue arrière s’est dérobée. J’ai immédiatement su que j’avais crevé.

– Que vient de te dire l’organisation?

– Que je reste leader, puisque la règle des trois kilomètres était d’application. Avec un peu de malchance, on m’aurait attribué le chrono du groupe dont je faisais partie. Je ne suis pas du genre à tricher ni à propager des fake news. J’étais bien en jambes aujourd’hui et j’avais l’intention d’entreprendre quelque chose.

Je recule de deux pas, envahi par un étrange sentiment. Pourquoi Evenepoel emploie-t-il des mots comme tricher et fake news? Je ne lui ai donné aucun motif de le faire, pas plus que je ne lui ai posé de question offensante? D’où sort-il cette réponse? Je demande leur impression à mes collègues de la presse écrite, qui ont écouté l’interview. Ils sont tout aussi perplexes que moi.

Phil Lowe intervient: «On ne fabrique jamais de réponse. Je ne dis jamais à Remco ce qu’il doit déclarer, mais je lui expose le genre de questions qui pourrait être posé. On ne lui a jamais dispensé d’entraînement médiatique parce que les réponses naturelles sont les meilleures. J’avais lu les premiers commentaires sur Twitter et j’ai prévenu Remco: on risque de te poser des questions à ce sujet. De fait, il a été un peu trop défensif, sur le moment.»

De l’autre côté de la route, un cri jaillit du public: «Hey Remco, that was a nice plan!» Trouvez-moi naïf si vous voulez mais jusqu’à cette seconde, je n’avais pas imaginé une seconde qu’Evenepoel aurait pu simuler cette crevaison. Dans le final, il était effectivement loin dans le peloton et n’était pas au rendez-vous quand Roglic a placé son attaque.

On jette un oeil à Twitter et on découvre ici et là des tweets qui remettent en question ce pneu crevé. Adam Blythe, analyste d’Eurosport, a déclaré ne pas y croire, sur la chaîne britannique. La séquence fait le tour de la twittosphère cycliste. Une heure plus tard, effaré par l’impact de ses propos, l’ancien sprinteur poste une autre vidéo. Il retire ses paroles et présente ses excuses, mais le mal est fait. Pendant des heures, on ne parlera que de ce pneu crevé.

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