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Une balle dans la tête

Guillaume Gautier
Guillaume Gautier Journaliste

Roberto Martinez emmène en Russie une sélection à laquelle il a progressivement dessiné une carte d’identité. Voyage sur les traces de la nouvelle Belgique, entre possession, triangles et dribbles tranchants.

Désireux d’installer son flow, Romelu Lukaku s’empare du micro. Homme le plus décisif de la campagne de Russie, avec seize buts et trois passes décisives, l’attaquant des Red Devils est sans doute le mieux placé pour parler de la métamorphose initiée voici près de deux ans par Roberto Martinez. Parce qu’avant de s’attaquer au jeu des Diables, le Catalan s’était penché sur celui de Big Rom, qu’il avait installé à la pointe de son dispositif à Everton.  » Martinez m’a dit : Je sais que tu es très fort sur septante mètres, que personne ne peut t’arrêter en vitesse et en puissance « , raconte Romelu, qui poursuit sa répétition du discours de son manager chez les Toffees :  » Il m’a demandé si j’étais capable d’être décisif dans les trente derniers mètres, quand la défense est regroupée. Est-ce que je pouvais trouver les bons espaces ? C’est là qu’il voulait m’aider.  »

Je dribble très peu, je ne suis pas comme Eden, ce n’est pas mon style.  » Kevin De Bruyne

Quand l’adversaire se recroqueville autour de son rectangle, la Belgique semble aussi peu inspirée que le Lukaku des jeunes années. Sous la direction de Marc Wilmots, son action idéale est d’abord un long ballon de Thibaut Courtois dévié par Christian Benteke dans la course de Kevin De Bruyne, avant de devenir une possession latérale et peu inspirée sur la route de l’EURO français, qui aboutit souvent à un centre de Toby Alderweireld recherchant le front de Marouane Fellaini au milieu d’une défense bien campée dans ses seize mètres. Pas assez élaboré pour être véritablement efficace. En France, les Diables centrent 28,8 fois par match, mais les ballons ne sont conclus par une reprise belge que dans 23 % des cas. Comme si le travail pour étirer la défense adverse devait obligatoirement se terminer par un centre aérien.

Le jeu de possession, désiré par des Diables tous amoureux du ballon, pouvait seulement commencer dans le camp adverse. Consigne du patron.  » La prise de risques dans la zone proche de notre but, chez moi tu oublies « , raconte Wilmots avant l’EURO.  » Si on perd le ballon là, on est mort. Avec moi, le ballon, tu l’envoies loin devant.  »

Courtois est donc chargé de propulser le ballon dans une zone où les talents nationaux se marchent sur les pieds. Lukaku, encore, résume le contexte dans lequel débarque Roberto Martinez :  » Avec Wilmots, on faisait ce qu’on voulait dans les trente derniers mètres, on avait une liberté totale devant.  » La Belgique a beau rester sur deux quarts de finale frustrants, elle ne sait toujours pas à quoi elle joue.  » Quelle est la marque de fabrique du football belge ? « , interroge Dries Mertens, avant de répondre lui-même à sa question :  » Je n’en vois pas. En Belgique, nous n’avons pas de véritable école de football.  »

Roberto Martinez et l'importance de la possession :
Roberto Martinez et l’importance de la possession :  » Si ton équipe fait 600 passes pendant le match et si elle arrive entre 40 et 60 fois dans les 20 derniers mètres adverses, elle gagne à tous les coups. « © BELGAIMAGE

Trois hommes et un ballon

 » Cette génération sait ce qu’elle doit faire en possession de balle « , affirme le sélectionneur catalan avant de décoller pour la Russie. La conclusion d’un travail bien réalisé sur le chantier de la possession nationale, avec la complicité d’un tirage au sort clément qui a offert aux Diables une multitude de blocs bas à franchir en qualifications. Le point d’orgue est même la vaillante et cynique Grèce, toujours héroïque quand il s’agit de fermer à clé les portes de son rectangle.

Mais avant de prendre le ballon, il faut convaincre les Diables qu’ils doivent l’avoir. D’aucuns, à chaque reconversion offensive réussie par les talents nationaux, aimaient répéter que la Belgique était avant tout une équipe de contre. Pourtant, au bout de nonante minutes à courir derrière la balle face à l’Espagne (37 % de possession belge), pour le premier match du règne de Roberto Martinez, le verdict est sans appel : les prétendus rois de la contre-attaque n’ont pas tiré une seule fois depuis l’intérieur du rectangle adverse. Jan Vertonghen pose le verdict :  » Ce que les Espagnols ont montré, c’est justement ce qu’on souhaiterait faire.  »

Régner avec le ballon, c’est précisément la mission confiée par la fédération à Roberto Martinez. L’homme regarde tellement de football qu’il se permet d’en dégager des lois presque scientifiques :  » Je suis convaincu d’une chose : si ton équipe fait 600 passes pendant le match et si elle arrive entre 40 et 60 fois dans les 20 derniers mètres adverses, elle gagne à tous les coups.  »

Amoureux du Barça de Johan Cruijff, qu’il aime citer quand l’occasion se présente, le Catalan dégaine alors une défense à trois pour se rendre à Chypre. Le système fétiche de son modèle, qu’il avait déjà appliqué lors de son séjour à Wigan, est élaboré dans un double objectif : libérer Eden Hazard des contraintes du flanc et résoudre l’absence problématique de deux profils dans le giron national, à savoir les arrières latéraux et les milieux créatifs.  » Le match face à l’Espagne m’a appris qu’on devait bâtir une structure, trouver un système qui s’adapte à la qualité de nos joueurs « , racontera plus tard le sélectionneur.

Eden et Kevin

Libéré du flanc et de l’attention de l’arrière latéral adverse par l’omniprésence de Yannick Carrasco, avec qui il forme immédiatement un duo redoutable, Hazard fait la loi entre les lignes. À la réception des passes appuyées de Vertonghen, il permet à la Belgique de s’installer dans le camp adverse sans faire appel à son milieu de terrain, composé d’Axel Witsel et Marouane Fellaini et chargé de conquérir les ballons qui traînent en veillant au grain devant la défense. Pour marquer, les dribbleurs nationaux font le reste.

Captain Hazard, la raison d'être principale du nouveau système de jeu des Diables.
Captain Hazard, la raison d’être principale du nouveau système de jeu des Diables.© BELGAIMAGE

Le plan emmène la Belgique jusqu’à Amsterdam, pour un derby des Plats Pays amical où Martinez glisse une difficulté supplémentaire dans l’équation belge en plaçant Dries Mertens en pointe, dans un rôle similaire à celui qu’il occupe à Naples. Une façon d’interdire à ses hommes de chercher une solution longue à la construction, ou même de répéter les centres comme ils le font encore trop souvent. L’expérience n’est pas une réussite mais envoie un nouveau signal au sélectionneur : son milieu de terrain a besoin d’une injection de qualité supplémentaire.

Transformé en milieu intérieur par Pep Guardiola à Manchester City, et souvent en difficulté dans le onze des Diables quand il reçoit des ballons parfois délicats dos au jeu à proximité de la défense adverse, Kevin De Bruyne recule sur l’échiquier. Le voilà aux côtés de Witsel, à un étage différent de Hazard. Le duo, si souvent incapable de dialoguer sous le maillot rouge, est désormais impliqué à deux endroits différents du football national : Kevin met de l’ordre jusqu’aux trente derniers mètres, puis Eden sème le désordre.  » Je dribble très peu, je ne suis pas comme Eden, ce n’est pas mon style « , résume De Bruyne à l’interview. Au jeu des différences, il est complété par Roberto Martinez :  » Kevin a cette faculté d’être précis tout en jouant vite. Il doit avoir un impact sur le jeu, être au ballon. Eden est différent car il aime la provocation, les un-contre-un.  »

En Belgique, on n’a pas de véritable école de football.  » Dries Mertens

Le nouveau plan atteint son paroxysme face à une Estonie submergée qui permet aux Diables de conclure leur année 2016 par un 8-1 flatteur dans les chiffres mais impressionnant dans la manière. À droite, Mertens et Thomas Meunier montrent directement une entente surnaturelle, qui sera à la base de nombreux buts dans la suite de la campagne, toujours sur le même modèle : un joueur (De Bruyne, Hazard ou Alderweireld) se joint à eux pour former un triangle et l’action est conclue par une balle en profondeur qui déstabilise la défense adverse, crucifiée par le centre en retrait qui suit. Avec respectivement neuf et sept passes décisives sous Martinez, le Napolitain et le Parisien sont les deux meilleurs passeurs de la campagne.  » Bâtir une équipe, c’est arriver à faire interagir vos joueurs « , explique posément le sélectionneur.

La vie sans Hazard

Le sort semble ensuite s’être mêlé de la progression nationale. Raison d’être principale du nouveau système de jeu des Diables, Eden Hazard passe 94 jours loin des terrains en 2017, touché au mollet puis à la cheville. Du début de l’année au coup de sifflet final contre Chypre, dernier match des qualifications, le maître à jouer de la Belgique ne dispute que 260 minutes sur les huit joutes internationales au programme. Soit 36 % de temps de jeu. Après avoir appris à jouer autour de leur capitaine, mieux que jamais, les Diables vont donc devoir apprendre à gagner sans lui.

La première opportunité est offerte à Radja Nainggolan. Homme fort des derniers mois de l’ère Wilmots, avec cinq buts et trois passes décisives répartis tout au long de la campagne française, le Ninja ne parvient pas à se faire une place dans le jeu plus patient de Roberto Martinez. Aligné à la place de Hazard face à la Grèce, avant d’être positionné en numéro 10 derrière un duo d’attaquants contre la Russie et la République Tchèque, le Romain reste à l’étroit dans ce système où il doit recevoir plus souvent le ballon dos au jeu et entre les lignes que face au but adverse et avec de l’espace à conquérir. En Estonie, c’est finalement De Bruyne qui remonte d’un cran, abandonnant les idées autour du rond central à Witsel et Fellaini. Le jeu est moins flamboyant mais les victoires se poursuivent.  » Avant, on avait davantage besoin d’un coup d’éclat pour s’en sortir « , débriefe Nacer Chadli, le héros de Tallinn.  » Maintenant, on se crée beaucoup plus d’occasions grâce à notre animation.  »

Une balle dans la tête

Enfin servi par des centres en mouvement, après les années de ballons balancés face à une défense statique, Romelu Lukaku grandit dans le rectangle et dévore de plus en plus souvent l’arrière-garde adverse. Le colosse d’Old Trafford a un pied dans sept des douze derniers buts marqués par les Diables de Martinez, sans prendre en compte le match tout récent face au Portugal. Le jeu de plus en plus défensif des adversaires, qui se présentent souvent en 6-3-1 en perte de balle en fin de campagne afin de réduire l’impact des débordements de Meunier et Carrasco, n’y change finalement pas grand-chose : les Diables concluent les qualifs avec une moyenne d’un but marqué toutes les 21 minutes.

Flexibilité et philosophie

Novembre et ses matches amicaux tirent toutefois le signal d’alarme d’une défense déséquilibrée. Accoutumé à faire des tests en amical, Martinez semble demander à ses hommes de défendre plus bas, de refermer le bloc à cinq derrière en perte de balle. Le pressing perd donc en efficacité et le Mexique en profite pour dérober le ballon aux Belges, une première depuis la douloureuse expérience espagnole. De quoi faire péter les plombs à Kevin De Bruyne et susciter un nouveau constat chez le professeur Martinez, au bout de cette énième expérience amicale :  » Défensivement, nous devons être plus homogènes, savoir davantage ce qu’il faut faire. Mais on ne prend pas part à un tournoi comme la Coupe du Monde sans faire des tests, et les matches amicaux servent à cela.  »

Six mois et deux victoires sans encaisser de but plus tard, la Belgique se présente à l’aube de la Coupe du Monde avec l’expérience d’un 3-4-2-1 testé avec et sans référence fixe en pointe, mais aussi quelques atouts dans les bagages : un 3-5-2, et même un retour à quatre derrière testé en seconde période en Bosnie. Reste à mettre cette flexibilité potentielle au service d’une philosophie toujours plus claire.  » Martinez a une vision « , rassure Dries Mertens, rejoint par Romelu Lukaku :  » Tout le monde connaît son rôle, maintenant. Quand un joueur a le ballon, il a cinq ou six options, c’est hallucinant.  »

Pour la première fois depuis le retour au premier plan de la sélection, tout le monde semble savoir quel football jouera la Belgique. Les Diables veulent dicter leurs lois, en ne s’adaptant que modérément aux qualités adverses. Ça passera, ou non, mais au moins, tout le monde saura pourquoi. Roberto Martinez a amené des idées claires. Celles d’un coach qui, quand il officiait encore en Premier League, déclarait déjà :  » Tu ne gagnes pas plus de matches en changeant de style, mais simplement en étant très bon dans ce que tu fais.  » Cela ne suffira peut-être pas à gagner la Coupe du Monde, mais dans ses bagages, la Belgique du football semble désormais avoir une carte d’identité.

Par Guillaume Gautier

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