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Pourquoi le jeu des Diables s’est transformé

Guillaume Gautier
Guillaume Gautier Journaliste

Spectaculaire perdante en 2018, la Belgique semble avoir entamé une mue qui doit faire d’elle une gagnante cynique au bout de l’histoire de sa génération dorée. Chronique tactique d’une évolution.

La Coupe du monde belge s’arrête dans un peu plus de dix minutes, avec une médaille de bronze à portée de crampons. Sur une reconversion lancée par Jan Vertonghen, les hommes de Roberto Martínez sont plus show que jamais. Eden Hazard puis Kevin De Bruyne remisent en talonnade sur un Dries Mertens qui conclut sa remontée de terrain par un centre du pied gauche vers Thomas Meunier. Seuls les gants de Jordan Pickford empêchent la reprise de volée du latéral du PSG de faire trembler les filets au bout de l’action collective la plus spectaculaire du tournoi.

Le chef d’oeuvre national n’aurait finalement fait que prendre la place d’un autre au sommet de la hiérarchie mondiale de l’été. Parce qu’au bout du huitième de finale renversant contre le Japon, la contre-attaque bouclée par Nacer Chadli avait déjà coiffé la Belgique des lauriers du spectacle. « Pour moi, ce but face au Japon, c’est l’ADN de ce groupe », racontera un an plus tard Roberto Martínez en interview. « On récupère la balle, on joue vite, on prend des risques, on réalise un effort physique incroyable. Et devant, Romelu Lukaku aurait pu penser à marquer lui-même, mais il a préféré réaliser un assist grâce à sa feinte. »

Les Diables quittent la Russie avec seize buts marqués, le plus grand total du tournoi. Depuis que la Coupe du monde se dispute avec des huitièmes de finale (1986), seuls l’écrasante Allemagne de Joachim Löw (18 buts en 2014) et le Brésil 2002 de Ronaldo, Rivaldo et Ronaldinho (18) ont déballé un feu d’artifice offensif plus impressionnant que cette Belgique. Contrairement à leurs deux devanciers, les Belges ne se couvrent que de bronze. C’est sans doute là, dans la foulée de cette défaite contre la France, que se posent les premières questions. Sortis aux portes de la finale avec 60% de possession de balle par des Bleus cyniques mais dominants, les cadres de la génération dorée grincent des dents.

2014-2021: le même geste entre Romelu Lukaku et Kevin De Bruyne. Mais l'animation diabolique, elle, a changé.
2014-2021: le même geste entre Romelu Lukaku et Kevin De Bruyne. Mais l’animation diabolique, elle, a changé.© belgaimage

ThibautCourtois sort quasiment les crocs, évacuant sa frustration au micro de la RTBF: « La France n’a joué à rien. À défendre avec onze joueurs à quarante mètres de leur but. C’est leur droit, ils savent que quand l’adversaire joue très bas, c’est là qu’on a des problèmes. La frustration est là, car on perd contre une équipe qui n’est pas meilleure que nous. On a perdu contre une équipe qui ne joue à rien, qui défend. Chacun joue avec ses qualités, mais c’est dommage pour le foot qu’aujourd’hui, la Belgique n’ait pas gagné. » Passée à la postérité, la déclaration du dernier rempart des Diables semble a posteriori avoir servi de première prise de conscience.

LE DIABLE ADULTE

Un peu plus de deux années passent. La Belgique reçoit l’Angleterre à Louvain, et la soirée de Jordan Pickford est bien moins mouvementée qu’à Saint-Pétersbourg malgré deux buts rapidement encaissés. En seconde période, le portier d’Everton ne concède qu’une seule frappe entre la 47e et la 87e minute, pendant que ses coéquipiers tirent sept fois à l’autre bout du terrain. Les Diables plient sans jamais rompre, concluant la seconde période avec une possession à 38% et une ligne défensive posée à une trentaine de mètres des filets défendus par Courtois. Les discours sont alors bien loin de ceux entendus dans la foulée du but de Samuel Umtiti.

« Les Belges ont très bien défendu », résume Gareth Southgate. Dans l’autre camp, Jan Vertonghen évoque « un match très adulte » et argumente: « On a beaucoup appris des matches perdus lors des dernières années. On menait 2-0, on ne devait plus faire le jeu. » La musique sera presque la même quelques mois plus tard, dans la nuit sévillane, entre Belges cyniques et Portugais frustrés. « On a tout essayé. On a touché les poteaux, une frappe sur le gardien… La Belgique n’a cadré qu’une seule fois, et nous, on a tiré 29 fois, mais le ballon n’a pas voulu entrer », déplore un Fernando Santos amer d’avoir été vaincu à ce jeu qu’il pensait maîtriser mieux que personne depuis son sacre européen de 2016.

Aujourd'hui, notre défense se positionne assez bas pour masquer son manque de vitesse et exacerber la qualité de son placement.
Aujourd’hui, notre défense se positionne assez bas pour masquer son manque de vitesse et exacerber la qualité de son placement.© belgaimage

C’était sans compter sur la nouvelle Belgique. Celle qui débarque à l’aube de son quart de finale face à l’Italie avec seulement 17 tirs cadrés au compteur, là où elle en comptait déjà trente au même stade de la compétition en 2018, 32 en 2016 et même 33 en 2014, total forcément gonflé par le match fou et interminable contre les États-Unis en huitièmes de finale du Mondial brésilien. Pourtant, il n’y a qu’en Russie que les Belges avaient marqué plus de buts que cet été au bout de leurs quatre premières rencontres. Notamment parce que de la Russie au Portugal, 47% des tirs cadrés noir-jaune-rouge ont fini au fond des filets. Le Diable n’est pas seulement cynique, il est surtout clinique.

UN PAS EN ARRIÈRE

Si la Belgique de Roberto Martínez a progressivement appris à se sentir plus à l’aise avec la possession du ballon qu’à l’époque de Marc Wilmots, notamment avec un jeu de position bien précis qui libérait Eden Hazard entre les lignes pour faire un maximum de différences individuelles, la sélection s’est toujours sentie plus à l’aise avec de l’espace. « En Belgique, on n’est pas fait pour garder le ballon, on ne fait pas de tiki-taka« , explique ainsi le numéro 10 en plein Mondial 2018. Trois ans plus tard, la posture adoptée lors du tournoi continental semble avoir des airs de retour aux sources.

Malmenée par le Danemark et le Portugal, la Belgique a surtout brillé par sa capacité à souffrir sur le terrain sans que cela se ressente démesurément au tableau d’affichage. Les talents de Courtois, qui affichait 2,08 prevented goals (buts sauvés, évalués en fonction de la qualité des tirs cadrés concédés) au bout de quatre matches, sont sublimés par une défense qui se positionne assez bas pour masquer son manque de vitesse et exacerber la qualité de son placement, fruit d’une expérience hors normes. Le résultat est un paradoxe: depuis 2014, la moyenne de tirs concédés par les Diables entre le début du tournoi et la fin des huitièmes de finale n’a jamais été aussi élevée (14,3 tirs par match), mais celle des frappes adverses cadrées n’a jamais été aussi faible (2,8 tirs cadrés par match).

Pourquoi le jeu des Diables s'est transformé

Au final, c’est tout le bloc qui est tiré vers l’arrière par cette nouvelle prudence défensive. Si on l’avait vu commencer à presser dans la foulée du Mondial russe, augmentant encore le pointillisme de son approche offensive, la Belgique a fini par faire plusieurs pas à reculons suite à sa douloureuse défaite en Suisse lors de la première édition de la Ligue des Nations. Depuis, si les Diables n’hésitent pas à multiplier les passes dans leur camp, c’est surtout pour attirer la pression adverse puis tenter de la dissoudre en une passe longue vers un Romelu Lukaku plus dominant que jamais dos au jeu.

Le virage vers le réalisme s’est accentué lors des blessures successives d’Eden Hazard, principal garant de la qualité et de la fluidité des offensives d’une sélection dominante. Sans lui, les Diables trouvent beaucoup moins facilement les failles entre des lignes adverses resserrées, et ses remplaçants ne brillent jamais autant que quand ils démarrent de la ligne de touche et de leur propre camp pour prendre de la vitesse. Dès que l’adversaire souhaite le ballon, la Belgique de Martínez ne le conteste donc plus tellement, se contentant de se replier à l’abri du rond central. Parmi les « grandes nations » européennes, la sélection belge est ainsi celle qui récupère en moyenne le ballon le plus bas sur le terrain depuis un an, loin des entreprenantes Espagne ou Italie.

LENTEUR ET SÉCURITÉ

Il reste pourtant des situations où la Belgique doit vivre avec la possession. Involontaire, mais pas subie pour autant. En quatre tournois, les Diables sont ainsi passés d’une moyenne de 410 passes par rencontre au Brésil à 605 lors de l’EURO 2021. À l’inverse, les frappes ont diminué, passant de 19,2 à 9,5 tentatives par match. Parce qu’elle est l’une des sélections les plus âgées du grand rendez-vous continental, la troupe de Roberto Martínez est désormais une équipe de rythme lent, bien loin des envolées supersoniques dont elle était encore capable lors de l’été russe. Elle qui frappait une fois toutes les 21 passes lors de l’EURO français, ne prend désormais sa chance qu’une fois toutes les 64 transmissions.

Vieillissante, la sélection est plus parcimonieuse dans sa capacité à faire des différences individuelles, à l’image d’un Eden Hazard devenu incapable de passer la défense adverse en revue comme il avait pu le faire contre la Hongrie en 2016 ou face au Brésil deux ans plus tard. La présence très précoce de Jérémy Doku dans le noyau de Roberto Martínez est sans doute un symptôme majeur de cette recherche de nouvelles capacités de débordement, pour déverrouiller l’adversaire sans devoir s’exposer démesurément et donc risquer la punition instantanée à l’autre bout du terrain en cas de perte de balle.  » En football, on cherche des avantages tactiques pour se créer une occasion mais avec Jérémy, il suffit de lui donner le ballon dans une bonne position. That’s it. Il créera l’avantage tactique tout seul parce qu’il élimine des gens « , explique le sélectionneur en septembre dernier pour justifier les premières caps de celui qui est encore un jeune ailier d’Anderlecht. Signe que de plus en plus, la Belgique cherche un équilibre moins spectaculaire, qui lui permet d’être dangereux en laissant un maximum de monde derrière le ballon.

Est-ce la formule qui consacre un champion d’Europe ? Le match face à l’Italie a offert une réponse lapidaire : non. Une fois pris le parti du cynisme, seule la victoire est belle.

Parce que personne ne se souvient d’un quart de finaliste au football toujours plus minimaliste, alors qu’aucun spectateur neutre n’oubliera les frissons de l’été belgo-russe de 2018.

La Belgique des attaquants

Est-ce parce que progressivement, sa symphonie collective s’est désarticulée à cause d’une différence de volume toujours croissante entre ses trois talents offensifs et le reste de son onze? La victoire contre le Brésil en quart de finale du Mondial 2018 avait jeté une première pierre dans le jardin de cette nouvelle approche, avec un système de jeu qui ressemblait par moments à un 7-0-3. Dans cette configuration, Kevin De Bruyne, Eden Hazard et Romelu Lukaku sont presque exonérés des tâches défensives, misant sur le fait que leur présence conjointe aux avant-postes est suffisamment dissuasive pour empêcher l’adversaire de tenter un pressing trop audacieux, en sachant qu’un mauvais mouvement peut immédiatement être sanctionné au marquoir.

Le revers de la médaille, c’est que le plan perd en efficacité et surtout en menace potentielle quand un ou plusieurs membres du trident manquent à l’appel. Sans Eden Hazard, Roberto Martínez s’est ainsi inspiré de l’Inter d’ Antonio Conte pour articuler ses reconversions offensives autour du jeu de plus en plus complet de Lukaku, capable d’être l’homme qui lance ou l’homme lancé vers une occasion de but.

Terre peu prolifique en milieux de terrain de haut niveau, en attendant les générations prometteuses qui frapperont bientôt à la porte du groupe diabolique, la Belgique confie donc les clés de ses succès, mais aussi celles de son jeu à sa division offensive. Presque un paradoxe, pour un pays qui s’est longtemps distingué à partir de sa défense. Surtout un certain art du grand écart, dans une sélection qui a fait un pas en arrière sur le terrain pour mieux servir ceux qui sont installés sur son siège avant.

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