Les Américains rachètent le football belge: enquête sur un phénomène

Guillaume Gautier
Guillaume Gautier Journaliste

Présents à Bruges, patrons du Standard, d’Ostende, du RWDM et de Beveren, les Américains trônent en tête des investisseurs étrangers les plus représentés sur le sol belge. Voyage aux confins d’un phénomène de mode, entre supporter-consommateur, structures économiques et créations de galaxies.

Certains les caricaturent volontiers. Comme le résultat inconscient d’une overdose de westerns. Les casquettes à l’effigie d’une franchise nord-américaine ont remplacé les chapeaux, les sneakers blanches ou bariolées ont pris la place des bottes à éperons, mais les Américains auraient toujours l’assurance de ceux qui débarquent dans une salle de réunion en posant les sabots sur la table. Les clichés ont la vie dure à l’heure de raconter la présence toujours plus massive de dollars américains dans le coffre-fort du football belge. Après Ostende, Beveren et le RWDM, certainement avant beaucoup d’autres, c’est un premier grand bastion du football national qui est passé aux mains US au printemps dernier, quand le fonds d’investissements 777 Partners a racheté Sclessin et son Standard. Également présents à Bruges – où la société Orkila Capital possède 23% des parts du club – et récemment intéressés par Courtrai ou La Gantoise, les investisseurs venus de l’autre côté de l’Atlantique commencent à poser des pions de plus en plus nombreux sur l’échiquier belge. Autant de cas particuliers pour une stratégie pas vraiment globale, mais pas pour autant dénuée de points communs.

«On ne peut pas dire qu’il y a une méthode et un modèle bien précis, parce que tout dépend du type d’investisseurs», explique un consultant international bien introduit dans l’American Game. «La base est néanmoins toujours assez semblable. Le football est perçu depuis les États-Unis comme un secteur terriblement déficitaire. Les fonds achètent des clubs au bord de la faillite, et donc à bon prix. Ensuite, ils mettent en place des gestionnaires qui améliorent la structure.» Parfois avec une stratégie à moyen terme, qui doit mener à une revente bénéficiaire dans les cinq à dix ans, une fois les comptes remis à flot ; d’autres fois, avec la volonté de voir bien plus loin ; toujours dans des endroits soigneusement choisis parmi un portfolio de clubs à vendre largement augmenté par la crise sanitaire et économique.

«On regardait en Belgique depuis un moment», raconte ainsi Gauthier Ganaye pour justifier l’installation de New City Capital – anciennement Pacific Media Group – à Ostende. «C’est le seul club à être basé sur la côte belge. C’est un positionnement très particulier, et c’est plutôt attirant.» Installé dans une capitale qui est l’un des principaux viviers du talent national depuis qu’il a pris les rênes du RWDM, John Textor ne dirait certainement pas le contraire, pas plus que Josh Wander, figure de proue de 777 Partners, qui admettait dans sa première interview belge accordée à la DH que le groupe cherche des clubs «qui sont situés dans un endroit clé au niveau géographique».

« Beveren est l’une des communes les plus riches de Belgique, et une bonne partie du port d’Anvers est sur son territoire », pense Antoine Gobin, le CEO de Beveren, un autre club tombé aux mains des Américains. (Photo by JOHAN EYCKENS / BELGA MAG / Belga via AFP) (Photo by JOHAN EYCKENS/BELGA MAG/AFP via Getty Images)


LE LIEN AVEC LA VILLE

L’évidence est moins criante quand on déambule dans les rues cossues mais calmes de Beveren, en lisière de la E34 qui relie Bruges à Anvers. Pour lever le mystère, Antoine Gobin accueille dans un grand local avec vue sur la pelouse du Freethiel. Polo crocodile et sourire carnassier, le Franco-Américain balaie rapidement la théorie de l’anonymat local: «On n’est pas tant dans un coin perdu que ça», se marre le CEO des Waeslandiens. «Beveren est l’une des communes les plus riches de Belgique, et une bonne partie du port d’Anvers est sur son territoire.»

«On a acheté Beveren parce qu’on sait que ça peut devenir un club stable. Si on ne le voit pas comme une perte, mais comme un investissement, alors il n’y a pas de raison de revendre.»

Antoine Gobin, CEO du SK Beveren

Dans les couloirs du stade qui a vu Yaya Touré découvrir l’Europe, on entend Antoine Gobin jongler entre anglais, français et néerlandais. Seuls l’accent, les soixante-dix et l’utilisation du mot «municipalité» pour évoquer les autorités locales trahissent encore le passé d’un patron bien intégré dans son nouvel environnement. Apprise pour s’imprégner de la culture locale, la langue de Vondel est une corde importante à l’arc des relations avec la ville, un paramètre régulièrement évoqué par les investisseurs nouvellement implantés sur le sol belge. À Ostende, le bourgmestre Bart Tommelein était ainsi intervenu comme médiateur lors des négociations entre Marc Coucke et Pacific Media Group au printemps 2020. À Molenbeek, la maïeure Catherine Moureaux ne cachait pas son enthousiasme à l’arrivée de John Textor à la tête du RWDM: «L’avenir du club qui nous tient tant à cœur est désormais assuré, et pour de longues années. J’ai eu l’occasion d’ apprécier la fibre sociale de monsieur Textor, ce qui est évidemment primordial dans une commune comme Molenbeek, et son enthousiasme à l’idée d’aider la formidable école des Jeunes du RWDM est réjouissant.» Le refrain est identique à Liège, où une délégation de 777 Partners avait rencontré dès le milieu du mois de mai le bourgmestre Willy Demeyer à la Violette, l’hôtel de ville de la Principauté. Déjà lors de leur implantation à Gênes, les nouveaux patrons du Standard avaient évoqué pour RMC Sport l’importante de leur relation avec les autorités: «Après le déclin de la ville, la municipalité a aujourd’hui de nombreux projets pour la revitaliser, notamment une ligne à haute vitesse pour la connecter avec Milan», expliquait ainsi Juan Arciniegas, le Managing Director de 777. Souvent, la commune est donc une associée de taille. Notamment pour trancher la question du stade et de ses alentours.

Sclessin a retrouvé sa ferveur des grands soirs depuis l’arrivée de 777 partners au pouvoir. (Photo by BRUNO FAHY/BELGA MAG/AFP via Getty Images) © Belga


OÙ SONT LES FANS?

«Les Américains, ils nous regardent un peu comme des hommes de Cro-Magnon», sourit Jesse De Preter, l’avocat qui gère les intérêts belges de Roberto Martínez. «Pour eux, le marché européen est un terrain de développement énorme, parce que la politique commerciale en Europe n’a rien à voir avec celle des franchises sportives aux États-Unis.» De l’autre côté de l’Atlantique, le match est un évènement qui se vit bien au-delà des coups de sifflet initial et final. Un agent habitué à rendre visite à l’un de ses clients bien installé dans un club de MLS résume: «Sur le terrain, c’est un niveau qui n’est parfois pas à la hauteur de la D1 belge mais pour tout ce qui se passe autour, c’est l’équivalent d’une finale de Ligue des Champions.»

On raconte ainsi qu’à Majorque, les travaux lancés par le propriétaire Robert Sarver – également patron de la franchise de basket des Phoenix Suns – prévoient un espace plus conséquent entre les rangées de sièges, histoire de favoriser le mouvement des fans vers les buvettes sans trop gêner leurs voisins. Une inspiration directe du modèle US, où les enceintes sont peuplées de magasins, de restaurants ou d’autres lieux qui incitent la famille à passer la journée au stade. Et, surtout, à y consommer le plus possible. «Il y a une grande différence entre posséder ses infrastructures ou pas», explique Juan Arciniegas à la DH. «Cela permet d’améliorer l’expérience des fans et des partenaires commerciaux.» La logique financière autour des gradins n’est jamais bien loin pour des propriétaires qui écarquillent souvent les yeux en découvrant que la majorité des stades sont seulement utilisés une heure trente tous les quinze jours, eux qui sont familiers des modèles d’occupation à 365 jours par an.

«Aux États-Unis, la personne moyenne dans un stade est un consommateur alors qu’en Europe, c’est un supporter», explique Antoine Gobin, biberonné à la culture US, mais conscient que l’adaptation sans nuance du modèle d’outre-Atlantique au biotope du football européen prend souvent des allures de piège. Si au Freethiel, le séjour en Challenger Pro League est mis à profit pour améliorer les possibilités de consommation des fans, notamment avec le test d’un système de self-service pour limiter les files, l’idée directrice reste le respect de la culture locale: «Très souvent, les Américains se disent que ce qui marche chez eux va marcher en Europe, et c’est faux.»


LES GALAXIES

Au pays des multi-propriétaires et de la rationalisation des dépenses, la création de galaxies de clubs n’est qu’une pure logique de raisonnement. À RMC Sport, Juan Arciniegas explique que «ce n’est pas seulement pour avoir une sorte de playbook au niveau économique, mais cela concerne aussi le sportif: avoir des équipes qui ont la même idée de jeu, la même façon de jouer, de s’entraîner… Cela peut permettre à des joueurs de passer d’un club à l’autre sans besoin de temps d’adaptation très long. Cela a beaucoup d’avantages. On peut aussi centraliser le scouting. On peut avoir plus de force sur des aspects commerciaux…»

«Pour les Américains, le marché européen est un terrain de développement énorme, parce que la politique commerciale en Europe n’a rien à voir avec celle des franchises sportives US.»

Jesse De Preter

Une analyse pas toujours partagée, certains trouvant le concept trop énergivore, mais qui est malgré tout le modèle dominant en Belgique. Globalon Football Holdings, à la tête de Beveren, est aussi propriétaire des clubs d’Estoril (Portugal), Alcorcón (Espagne) ou Augsbourg (Allemagne). L’homme fort du RWDM, John Textor, investit également à Lyon, à Botafogo et à Crystal Palace alors que 777 Partners gère le Genoa et Vasco de Gama en plus des Rouches. Premier arrivé sur le sol belge, New City Capital (Ostende) aurait pourtant des airs de mauvais exemple. En plus du KVO, le groupe dirige les clubs de Den Bosch (Pays-Bas), Barnsley (Angleterre), Kaiserslautern (Allemagne), Esbjerg (Danemark), Thoune (Suisse) et Nancy (France). Avec, sur la saison écoulée, un bilan global catastrophique, principalement exacerbé par la situation dans l’Hexagone où la direction du club menée à distance par Gauthier Ganaye n’a jamais pu porter ses fruits. Relégués au troisième échelon du football français, les Lorrains déplorent ce système de galaxie, dans lequel beaucoup de clubs peuvent rapidement vivre avec l’impression d’être la moins brillante des planètes.

Ostende aussi est passé sous la bannière étoilée des Etats-Unis. (Photo by KURT DESPLENTER/BELGA MAG/AFP via Getty Images)

«Notre objectif, ici, ce n’est pas de revendre le club d’ici cinq ou sept ans pour une somme prédéfinie ou avec une plus-value de X pourcents», explique Antoine Gobin, soucieux de marquer les différences entre les divers projets implantés sur le sol belge. «Pour d’autres structures, c’est le cas, mais ici, nous avons acheté Beveren parce qu’on sait que ça peut devenir un club stable. Si on ne le voit pas comme une perte, mais comme un investissement, alors il n’y a pas de raison de revendre.» Une crainte qui avait pourtant existé lors de la relégation, actée quelques mois après l’arrivée des nouveaux patrons du Freethiel, mais qui s’est rapidement dissipée depuis en constatant l’investissement de Globalon dans le quotidien du club et même de la ville.

Une preuve de plus qu’il y a autant de modèles que de fonds d’investissements, et que tous ne gèrent pas de la même manière un football européen qu’ils rejoignent pourtant tous pour les mêmes raisons: son potentiel économique exceptionnel couplé à une gestion financière parfois loufoque, rarement équilibrée, presque systématiquement intenable sur le long terme dans son modèle actuel. «Pour les investisseurs, le football est un produit», conclut notre consultant, conseiller d’un club bien installé dans un grand championnat européen. La crise sanitaire, débarquée dans la foulée d’années de gestion archaïque, a fait du football belge un produit soldé, aiguisant l’appétit du marché international. Quand il faut manger rapidement, quitte à ingurgiter plusieurs clubs à la fois, ce sont bel et bien les Américains qui semblent être les plus gourmands.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire