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En visite à Borgerhout, là où tout a commencé pour Jérémy Doku

Sur la ligne le menant de Borgerhout à l’EURO, en passant par Anderlecht et le Stade Rennais, le prochain arrêt sur le parcours de Jérémy Doky (19 ans) est un grand club européen. D’ici là, une plaine d’Anvers portera peut-être son nom.

Dans un coin reculé d’Oud-Borgerhout, Zinédine Zidane, les bras croisés, domine la plaine de jeux et le terrain de sport polyvalent de la place Luitenant Naeyaert, mieux connue sous le nom de Borgerplein. Elle est minuscule par rapport aux autres places de Borgerhout, mais elle est sans aucun doute le coeur du quartier où Jérémy Doku a grandi au début des années 2000. La plaine sépare le viaduc du Singel. Le pont constitue littéralement une frontière physique entre les quartiers populaires de Borgerhout et les zones plus vertes et plus résidentielles du district. On raconte qu’il y aurait un cimetière de ballons sur le viaduc. Un rappel de l’époque où les gamins du quartier les expédiaient pour donner une leçon à ceux qui habitaient de l’autre côté. En journée, un certain Mourad est ici le patron. C’est le boss de la plaine, celui auquel les adolescents et les jeunes du quartier peuvent s’adresser. Le soir, les joueurs reprennent le flambeau. « Un jour, ce terrain s’appellera plaine Jérémy Doku », déclare Jefferson Doku, le plus sérieusement du monde. Le garçon de vingt ans a la mâchoire moins marquée que Jérémy, mais ses yeux et la vivacité de son regard montrent qu’ils ont le même ADN. Tout en saluant chaque tête connue, il tente d’ordonner les souvenirs de sa jeunesse. « Borgerhout est un vivier de joueurs de salle. Si vous voulez voir à l’oeuvre de futurs footballeurs pros, vous perdez votre temps ici. Jérémy est une exception. Il allie le physique du football sur herbe à la technique de la rue. Ça ne s’apprend pas en club. Prenons l’exemple de Kevin De Bruyne: c’est un tout grand joueur et sa technique est nettement supérieure à la moyenne, mais il ne maîtrise pas les techniques de la rue. »

Jérémy est une exception. Il allie le physique du football sur herbe à la technique de la rue. Ça ne s’apprend pas en club. »

Jefferson Doku, son frère

En automne, la plaine deviendra le prolongement du parc des chemins de fer, qui formera un chemin naturel entre Zurenborg et Borgerhout. L’objectif ultime? Relier les quartiers entre eux, littéralement. Pourtant, dans son best-seller Borgerokko Maffia, paru en 2007, l’auteur Raf Sauviller dépeint cette partie d’Anvers comme un hub de la mafia amstellodamoise, d’où les clans marocains expédient leur coke dans toute l’Europe, avant de placer l’argent du crime dans des banques, à Tanger ou à Nador. Le Borgerokko des années 90 et la Coke City ont fait place, depuis, au Borgerwoord fréquenté par des blancs et plus de 120 nationalités. Pourtant, les habitants de Borgerhout ne se déferont sans doute jamais de leur image négative. « Jérémy a quitté le domicile parental à onze ans pour jouer à Anderlecht. On ne l’a donc jamais associé à Borgerhout. Mais quand il se balade ici, tout le monde pense qu’il est des nôtres. Vous pouvez imaginer ce que ça signifie pour les gens d’ici, le fait que le meilleur dribbleur d’Europe soit issu de Borgerhout. »

Oumar Fofana:
Oumar Fofana: « Les jeunes de Borgerhout traînent trop de préjugés et n’ont pas l’opportunité de devenir ce qu’ils voudraient. » Jefferson Doku: « Si j’avais eu la motivation de mon frère, j’aurais peut-être joué en D1. »© BELGAIMAGE – CHRISTOPHE KETELS

Selon Oumar Fofana, un ami du Diable rouge, les rues de Borgerhout regorgent de talents. Il est lui-même issu du Linkeroever, il a grandi à l’ombre du bloc Chicago, où les jeunes adolescents originaires du Ghana, de Guinée, de Bosnie, du Maroc et d’autres régions du monde se défont de leurs combats personnels pour pouvoir jouer au football. « Il y a énormément de talents à Borgerhout, mais ils n’émergent pas. Ils traînent trop de préjugés et n’ont pas l’opportunité de devenir ce qu’ils voudraient. Ils doivent se comporter autrement, filer droit. Ces jeunes grandissent avec une certaine mentalité: I don’t give a shit. Si les pouvoirs publics investissaient davantage dans des quartiers comme Borgerhout, dix Doku émergeraient. »

Le derby de Borgerhout

Jérémy et Jefferson étaient inséparables, durant leur enfance. Quand Jefferson se présentait à un tournoi de street soccer, Jérémy, de trois ans son cadet, n’était jamais très loin. Ils se déplaçaient en tram ou en bus dans la ville, pour rejoindre les terrain du Linkeroever, du Kiel et de Deurne. On reconnaissait Jérémy à son survêtement d’Anderlecht et au ballon qu’il serrait dans ses bras. Sur leurs terres, ils formaient un duo redoutable quand leurs rivaux de la Terloplein leur rendaient visite pour disputer le derby de Borgerhout. Les règles étaient claires, chez les Doku: les enfants devaient rentrer dès que l’éclairage des rues s’enclenchait. « On ne pouvait pas prétendre n’avoir pas vu le temps passer. Beaucoup de parents africains pensent que les rues ne deviennent dangereuses que quand l’obscurité tombe. Ils pensent que les personnes peu fréquentables sortent à ce moment. Ce n’est pas vrai, mais ils le croient. »

En visite à Borgerhout, là où tout a commencé pour Jérémy Doku

La Zomerfabriek de Zurenborg servait également de théâtre aux frères Doku. Ils délaissaient la cour intérieure avec ses marchés vintage et sa musique pour aller jouer sur le terrain annexe. Oumar raconte que quand il s’y rendait l’après-midi, les Doku y jouaient parfois depuis des heures déjà. « J’arrivais en fin d’après-midi, parfois seulement pour regarder les filles, et je m’en allais vers 18 heures. Ils jouaient encore! On allait souvent à Deurne, aussi. On n’avait pas les moyens de partir en vacances en été et on était trop jeunes pour quitter Anvers. On fixait donc rendez-vous à des jeunes d’autres quartiers sur un terrain du Rivierenhof. Un jour, on a organisé un match entre les noirs et les autres. J’étais dans l’équipe de Jérémy. J’étais un défenseur dur, un boucher, mais cette fois, je me suis contenté de passer le ballon à Jérémy. Chaque fois, il passait son adversaire et après chaque action, je voyais la frustration augmenter dans l’autre camp. Heureusement, ça n’a pas dépassé le stade des bousculades… Je me rappelle aussi les duels entre Koni De Winter, qui joue à la Juventus, et Jérémy. Ils étaient bons copains, mais sur le terrain, ils n’éprouvaient plus la moindre pitié. C’était un régal de voir ces deux-là jouer. »

Un pacte secret

Comme son frère, Jefferson a longtemps rêvé de devenir footballeur pro. Il a transité par l’Olympic Deurne, le Tubantia Borgerhout et l’Antwerp, pour finalement échouer en Espoirs du Beerschot. Il affirme n’avoir pas bénéficié de l’encadrement nécessaire pour s’épanouir. « Jérémy avait onze ans quand il a intégré l’internat d’Anderlecht. Il s’est retrouvé dans une structure bien établie. Moi, je devais tout régler moi-même et j’arrivais parfois en retard à l’entraînement. Si j’avais eu la motivation de mon frère, j’aurais peut-être joué en D1. On avait conclu une sorte de pacte: au moins un des garçons de la famille devait devenir footballeur. Je n’ai pas réussi et je suis donc heureux que l’un d’entre nous y soit parvenu. Aurais-je préféré que ce soit l’inverse? Non, je suis très content du succès de mon frère. »

A gauche: Oumar Fofana (22 ans). Connaît Jérémy depuis l'enfance, étudiant en logistique et management. A droite: Jefferson Doku (21 ans). Frère de Jérémy, suit une formation pour devenir agent de joueurs.
A gauche: Oumar Fofana (22 ans). Connaît Jérémy depuis l’enfance, étudiant en logistique et management. A droite: Jefferson Doku (21 ans). Frère de Jérémy, suit une formation pour devenir agent de joueurs.© BELGAIMAGE – CHRISTOPHE KETELS

Jérémy avait quinze ans quand il a annoncé à son entourage qu’il devait faire partie de l’équipe de base d’Anderlecht à 18 ans au plus tard. « Sinon, je m’en vais », a-t-il ajouté. Moins de deux ans plus tard, en novembre 2018, il a effectué ses débuts contre Saint-Trond, sous la direction de Hein Vanhaezebrouck. « Après cette première sélection, on en était sûrs: il était lancé », poursuit Jefferson. « Il a saisi sa chance. Il sait ce qu’il veut. Il était convaincu que ça devait aller vite. Il savait aussi qu’il devait se concentrer sur lui-même. Il n’y a pas de mal à s’amuser avec des potes de son âge, mais on réussit par soi-même. Jérémy a rapidement compris qu’il devait être au sommet de sa forme à chaque match, car personne ne pouvait s’entraîner à sa place. »

Jefferson et Oumar se souviennent que des garçons comme Brandon Baiye, Orel Mangala et Zakaria Bakkali ont été cités, il y a quelques années, comme candidats à une sélection pour l’EURO 2020, mais que Jérémy, trop jeune, n’apparaissait sur aucune liste. Depuis, via le Stade Rennais, il a atteint le sommet tandis que les autres ont plafonné. « Parfois, il ne mesure pas encore l’étendue de son talent. Il est très sévère envers lui-même. Ce n’est pas plus mal, mais quand on peut participer à un EURO à 19 ans, c’est qu’on est bon. La somme de transfert de 27 millions? Il sait que c’est une somme colossale pour un jeune joueur, mais il ne ressent aucun stress. Je ne suis donc pas surpris qu’il soit resté cool malgré toute cette attention. Les supporters ne le connaissaient pas et n’attendaient pas de buts ni d’assists de sa part. Comme son premier but s’est fait attendre assez longtemps, les gens ont aussi mis du temps à se convaincre de son talent. Il a continué à travailler sans s’en préoccuper. Il ne doute pas de lui-même et il jouera toujours avec audace. Il veut devenir un des meilleurs footballeurs du monde. En fait, il faut monter sur le terrain avec cette mentalité.

Les marginaux de Brasschaat

Un ballon, un terrain et des copains, il n’en fallait pas plus à Jérémy Doku pour être heureux. Ce bonheur, il le trouvait à quelques centaines de mètres de la maison parentale. Pour eux, la plaine de Borger était donc the place to be. La ville ne comportait rien d’intéressant puisqu’il n’y avait aucune surface où faire rouler le ballon. Ce n’est que plus tard, bien après le départ de Jérémy, que Jefferson et Oumar ont compris que la vie avait bien plus à offrir que le ballon, dans certains quartiers d’Anvers. D’autre part, Doku a cultivé son caractère entre les quatre murs d’un espace agora. À la maison et en rue, on lui a dit qu’il rencontrerait des gens qui voudraient sa peau. « Se laisser faire n’est pas une option », souligne Jefferson. L’ailier de Rennes porte haut les valeurs de Borgerhout chaque fois qu’il pénètre dans un stade. « Jérémy a reçu une leçon de vie importante ici: sois heureux de ce que tu as et travaille dur pour obtenir ce que tu veux », avance Oumar. « On savait qu’on devrait trimer plus que les gars du même âge issus de Brasschaat, par exemple. Mais on n’était pas jaloux d’eux. On les considérait comme des marginaux qui ne venaient à Anvers que pour boire de la bière. D’une certaine façon, on les méprisait, de même qu’eux nous méprisaient parce qu’on n’avait pas les mêmes moyens financiers. Notre vie tournait autour du football, à l’époque. On se sentait à l’aise sur un terrain. Maintenant, les enfants passent leur journée sur Instagram, Snapchat, Facebook, Twitter, TikTok, etc. Je tiens mon frère et mes soeurs à l’oeil et je me dis qu’ils gaspillent une partie de leur jeunesse en étant vissés à leur écran. En fait, Jérémy fait partie de la dernière génération de footballeurs qui a joué en rue, en Belgique. »

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