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Edward Still, l’omnivore du jeu: « On se force à ne pas regarder le ballon »

Guillaume Gautier
Guillaume Gautier Journaliste

L’entraîneur des Zèbres raconte ses débuts dans la grande aventure de coach principal. Un chemin entamé avec dans les valises un football ambitieux, un passé fondateur aux côtés d’Ivan Leko et une passion précoce pour le décorticage du jeu.

Sur l’un des innombrables tableaux blancs qui décorent les murs du bureau flambant neuf du staff carolo, vingt-deux cercles tracés au marqueur racontent l’histoire tactique du duel entre Chelsea et Villarreal, disputé la veille. Au bout d’une journée au club, Edward Still n’a pas pu s’empêcher d’en dévorer quelques miettes devant son écran. La routine d’un omnivore du football, dont les idées ont convaincu Mehdi Bayat de lui confier le banc du Pays Noir au bout d’une saison mouvementée, et surtout incompréhensible. Passée de l’ivresse des sommets à la tristesse des séries sans victoire, la vie carolo semblait destinée à croiser celle d’un nouveau coach qui perçoit notamment sa fonction comme celle d’un « réducteur de hasard ».

Ce que je veux, au bout du compte, c’est que les supporters soient fiers. Qu’il y ait plus de monde en fin de saison dans le stade qu’au début. » – Edward Still

« Mon arrivée est certainement influencée par le contexte du moment », admet le trentenaire, thé et bic à portée de main, entre habitudes à l’anglaise et manie de dégainer le calepin pour illustrer ses explications. Souvent en « on », pour rappeler sans cesse l’importance de son staff dans sa mission zébrée, le nouveau coach du Pays Noir raconte en longueur une trajectoire qui épouse les courbes du ballon rond.

À partir de quel moment tu as commencé à t’intéresser au jeu?

EDWARD STILL : Je pense que c’était vers quinze ans. Un coach nous a mis devant un match Anderlecht-Westerlo et nous a dit de prendre une feuille de papier et de noter ce qu’on observait. L’entraîneur s’appelle Michel Gubin et je lui ai toujours dit par après qu’il avait déclenché quelque chose parce qu’une heure et demie après, quand on avait fini le match, les gars à côté de moi avaient peut-être noté dix lignes, et moi j’avais complété quatre ou cinq pages. Je me suis dit que c’était bizarre ( Il sourit). Donc, je dirais que ça remonte au milieu de l’adolescence. C’est aussi le moment où j’ai commencé à entraîner des équipes d’enfants. Les deux se sont liés, et je me suis vite rendu compte que je prenais plus de plaisir à regarder et à coacher qu’à jouer moi-même.

« J’aime bien voir de l’énergie quand elle est structurée »

Qu’est-ce qui te plaisait, dans les équipes que tu regardais?

STILL : Ce n’est pas que ça me plaisait ou pas, mais ça m’a permis de réaliser que les équipes avaient des identités différentes. Je regardais beaucoup de matches anglais et je sentais que l’identité d’Arsenal était différente de celle de Chelsea, par exemple. Ensuite, après quelques temps, j’ai compris que j’appréciais quand une équipe faisait souvent la même chose.

Il y avait des équipes en particulier qui attiraient ton attention?

STILL : ( Il réfléchit) Instinctivement, j’allais répondre des équipes qui défendent bien. Mais tu peux avoir un plan clair en défense tout en restant assez passif. Ça, c’est quelque chose qui personnellement, et c’est vraiment une question de goût, n’est pas ce que j’apprécie le plus. En fait, j’aime bien voir de l’énergie quand elle est structurée. Donc j’attacherais à une identité défensive une énergie positive. Parce qu’il y a clairement des équipes qui donnent de l’énergie à des gens, c’est indéniable, et je trouve ça hyper attachant.

À partir de là, j’apprécierai clairement plus une équipe qui, quand elle a le ballon, on voit ce qu’elle essaie de faire. Des choses proactives plutôt que réactives face à l’adversaire. Ces trois points sont des choses que j’apprécie beaucoup, et il y a énormément d’exemples sur les terrains du monde entier.

C’est presque paradoxal que ta carrière de coach débute à Charleroi, un club qui a bâti ses succès récents sur un football plutôt réactif.

STILL : Le point de départ en arrivant, c’était d’abord de comprendre les forces du groupe. Individuellement, qu’est-ce que nos joueurs vont faire instinctivement? Par le passé, le foot qui a eu du succès ici à Charleroi, c’était une superbe organisation défensive en zone avec des transitions de haute qualité, et ça, je n’ai pas envie de le changer parce que quand une chose est attachée aussi fortement à un club, il faut respecter d’où l’équipe vient. Mon idée, c’est donc plutôt de comprendre les profils des joueurs avec le staff, puis de construire sur cette identité de réaction et y apporter quelque chose en plus pour avoir plusieurs cordes à notre arc et ne pas être réduits à une seule dimension. Pouvoir dominer contre certaines équipes comme on l’a fait contre OHL en première mi-temps, mais aussi se reposer sur une force collective comme à Ostende.

« Le danger, c’est de devenir prévisible »

L’un des choix forts que tu as posés, c’est d’installer un jeu de position. C’est une idée qui t’a convaincu depuis longtemps?

STILL : Je pense que c’est à la base de ce que j’apprécie offensivement. Que quand tu es sur le terrain, tu saches exactement où tous les autres vont être. L’avantage, c’est que tu peux jouer très vite, parce qu’avant que le ballon arrive, le prochain porteur du ballon sait quelles seront ses possibilités de passe. Ensuite, c’est au joueur de mettre ses qualités individuelles au service du meilleur choix possible. La force du jeu de position, c’est ça: arriver à quelque chose de rapide, de dominant et de puissant, parce qu’on enlève les temps d’arrêt et d’hésitation.

Le danger, c’est de devenir prévisible. On a beaucoup appris là-dessus avec Ivan Leko, en sentant qu’on devenait parfois trop prévisible. Il disait toujours: « On joue trop selon notre bouquin. » Comme si on ouvrait notre manuel et qu’on se contentait de lire. C’est aussi le message qu’on fait passer aux joueurs: « Il y a le livre, mais allez au-delà, laissez-vous porter par votre talent et votre instinct pour qu’on puisse sublimer cette force collective. »

À quel point ta rencontre avec Ivan Leko a changé ta perception du jeu?

STILL : Il a bouleversé, influencé et formé comment je regarde un match de football, un joueur, une équipe… Tout est directement influencé par Ivan. Les idées de la personne que j’étais à 24 ou 25 ans n’étaient pas aussi précises. C’est lui qui est à la base de toutes ces perspectives, et j’espère que quand il regarde un match de Charleroi, il s’y retrouve. La gestion du groupe, la gestion du staff aussi, parce que j’ai eu la chance incroyable de travailler avec quelqu’un qui m’a rendu responsable pour une grande partie du travail alors que je n’avais pas d’expérience avant et que je n’avais pas été joueur. Je sais qu’aujourd’hui, je dois faire la même chose: déléguer énormément, et de façon précise et responsable, pour que les gens au sein du staff sachent qu’ils ont un rôle important à jouer. Son influence sur moi, ça pourrait être l’objet d’une interview entière, tant elle est énorme.

Edward Still:
Edward Still: « Les espaces sont une des bases de notre jeu. Comment les utiliser, avec ou sans ballon, peut avoir un impact important… »© BELGAIMAGE / VIRGINIE LEFOUR

Le jeu à trois derrière, ça vient directement de lui par exemple?

STILL : Le système de jeu a été décidé par le profil des joueurs. L’idée de base, c’était de mettre sur une feuille de papier quels sont les joueurs-clé du noyau, quels sont ceux qui vont permettre à Charleroi de grandir. En faisant ça, on a vu qu’ils remplissaient assez naturellement un certain système de jeu. La préparation l’a confirmé: en les mettant dans leurs meilleures zones, on a naturellement vu que ça se tournait plutôt vers une défense à trois, même si instinctivement, j’ai aussi une légère préférence pour une défense à trois pour attaquer.

Qu’est-ce que ça t’apporte en plus?

STILL : Les angles de passes et les distances entre les joueurs, qui pour moi se mettent plus naturellement. À l’inverse, je sais qu’il y a aussi beaucoup de désavantages: le niveau collectif physique de l’équipe va être impacté, le nombre de joueurs dans les surfaces offensive et défensive aussi… Il faut prendre tous ces facteurs en compte, et à un moment il faut trancher.

Changer complètement la posture avec laquelle les joueurs ont l’habitude de jouer, ça prend du temps?

STILL : C’est encore en cours. La base, c’est la prise de plaisir par les joueurs. Que ça leur donne de l’énergie à l’entraînement. Qu’ils soient fatigués à tous les niveaux à la fin de la séance, mais qu’ils reviennent le lendemain en se disant que c’est trop bien. Que l’énergie dépensée soit rechargée par celle que tu reçois. Il faut commencer sans tactique, je pense, juste en partant des principes de notre jeu. Ensuite, les joueurs doivent s’y retrouver et sentir qu’ils vont être plus forts grâce à ça. Tout ça ensemble, ça prend du temps, on n’y est pas encore.

Dans la progression actuelle, on sent que l’équipe recherche des zones précises avec le ballon, en fonction de l’adversaire.

STILL : Les espaces sont une des bases de notre jeu. Comment les utiliser, avec ou sans ballon, peut avoir un impact important sur le match. Tout en sachant que les deux espaces les plus importants, ils sont entre les deux piquets, la ligne de but et les points de penalties. On peut avoir des conversations très intéressantes pendant des heures sur tout ce qu’il se passe sur le terrain, mais c’est souvent le plaisir de ceux qui aiment le jeu. La vérité, là où on sera jugés bon ou pas, c’est notre qualité dans ces deux zones du terrain. C’est parfois facile de l’oublier, donc on essaie de faire en sorte à chaque entraînement que les joueurs sentent que la clé est là.

L’influence d’Ivan Leko sur moi, ça pourrait être l’objet d’une interview entière, tant elle est énorme. » – Edward Still

La clé, c’est d’emmener le ballon là où tu veux qu’il soit, que ton équipe l’ait ou pas?

STILL : C’est une question philo, ça ( Rires). Ma réponse, c’est que le ballon n’est que réactif par rapport à la situation précédente. L’endroit où il se trouve à un instant T n’est qu’une conséquence de ce qui vient de se passer avant. En regardant un match, avec le staff, on se force à ne pas regarder le ballon. Et puis de comprendre, quand il arrive quelque part, qu’est-ce qui a fait qu’il est arrivé là? Qu’est-ce qui fait que l’équilibre ou le déséquilibre autour du ballon est tel qu’il est? Le message est clair: anticipons. Si on pense déjà à ce qui va se passer après, on ira plus vite que l’adversaire.

Quelle est la plus grosse difficulté que tu as rencontrée en devenant coach principal?

STILL : Le nombre de décisions à prendre par jour. Je ne me rendais pas compte à quel point il fallait décider pour de nombreuses choses. On se concerte avec le staff, on essaie toujours de prendre la décision la plus juste possible, tout en sachant que ce ne sera pas juste pour tout le monde non plus. Tout en sachant que chaque choix aura un impact sur l’énergie de l’équipe ou le bien-être d’un joueur.

Et en tentant de faire comprendre aux joueurs que chacun aura son importance à différents moments ou dans différents scénarios.

STILL : Oui, et il y a beaucoup d’exemples. Pour le moment, un joueur qui n’a pas encore joué et qui a pourtant énormément de talent, c’est Benchaib. Je n’ai aucun doute sur le fait qu’il va réussir à être important à un moment. Il faut comprendre et respecter que certains joueurs comprendront plus tard ou différemment vers où on va. C’est pour ça qu’il ne faut jamais éliminer quelqu’un, parce qu’on ne sait pas anticiper quel sera l’instant où le joueur va avoir le déclic. Ça peut être un match, une action, un moment à l’entraînement, un débriefing vidéo individuel où ça clique… C’est aussi une chance aujourd’hui, d’avoir tellement d’outils qui nous permettent de faire passer le message différemment auprès des joueurs.

« Mes études m’ont ouvert les yeux sur ce qu’est la statistique »

Un outil dont on parle beaucoup à ton sujet, ce sont les datas. Quand est-ce que tu as réalisé qu’elles seraient un atout important pour ton travail dans le football?

STILL : À l’université, mes études m’ont ouvert les yeux sur ce qu’est la statistique et ce qu’elle peut apporter. Et puis, j’ai un bouquin qui a tout changé pour moi: Moneyball. Je l’ai lu, relu et re-relu parce que… Quelle richesse! On va plus loin que le fait de faire confiance à son oeil, qui est subjectif. Nous sommes tous attirés par différents profils de joueurs, par un jeu différent, par certaines actions du match. On a tous une attirance naturelle, mais qui biaisera notre oeil. C’était le point de bascule, en réalisant que des outils existent pour le faire dans le football.

Quand on était à Saint-Trond avec Ivan, on a commencé à compter et à analyser de façon précise la source des buts des adversaires pour voir quelles étaient les récurrences. Parce que même sans regarder un match, tu peux déjà avoir une idée assez précise de comment joue une équipe. Donc, avant de regarder, sans être biaisé par l’identité du coach, des joueurs ou de la forme, ces outils peuvent déjà te raconter une histoire. L’important, c’est de garder à l’esprit que c’est un outil, et de l’utiliser comme tel. Le jeu dans son entièreté ne se comprend certainement pas comme ça, mais comme c’est là, utilisons-le à notre avantage.

L’idée, c’est de réduire l’emprise du hasard.

STILL : Exactement. Et c’est une des choses sur lesquelles on était d’accord dès notre première discussion avec Mehdi: comment faire pour, progressivement, réduire la part de hasard. Être certain que tous les choix, tous les investissements, toutes les décisions prises auront un maximum de chances de réussite, tout en gardant les choses simples. Parce que le jeu reste quelque chose de simple et que parfois, on risque de s’emballer dans un des outils à notre disposition.

C’est important de conserver l’émotion du jeu malgré le fait qu’on le rationalise? C’est un des buts de votre travail?

STILL : Ce que je veux, au bout du compte, c’est que les supporters soient fiers. Qu’il y ait plus de monde en fin de saison dans le stade qu’au début. Que lors du dernier match, tout le monde reste après le coup de sifflet final pour fêter quelque chose ensemble, avec des supporters qui ont envie de rester pour féliciter l’équipe. Parce que la raison de notre travail, c’est cette relation avec le public. Je le sais d’autant plus parce que je n’étais pas joueur, mais je suis encore supporter. Ce qu’on cherche, c’est comment donner de l’énergie et du plaisir à nos supporters. C’est le sens de tout.

Edward Still, l'omnivore du jeu:
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Les clés du scouting

Pour l’instant, le recrutement de Charleroi a surtout été défensif, avec des profils qui semblent avoir été soigneusement choisis. Tu étais sûr de ce que tu cherchais en dénichant Knezevic et Andreou?

EDWARD STILL : Ce qui constitue un bon défenseur dans une défense à trois dans la manière dont on joue, c’est très clair pour moi. Ensuite, on a les outils, avec une première grille statistique qui est faite. La particularité pour les défenseurs, c’est que cette grille ne donnera jamais qu’une idée sur le profil et pas sur la qualité, parce que les chiffres seront influencés par l’équipe dans laquelle il joue. On peut donc juste avoir un premier filtre, qui doit toujours être composé de plusieurs saisons et d’un minimum de matches pour donner une idée du profil. La suite, c’est un scouting visuel, en live ou par vidéo, mais de plus en plus sur des vidéos parce que c’est plus précis, on sait en voir beaucoup plus.

Edward Still, l'omnivore du jeu:
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Quels sont les avantages du live ou de la vidéo?

STILL : Le live aide pour le ressenti de l’effort, l’attitude du joueur quand le ballon est à l’autre bout du terrain, comment il vit le match… Mais pour une action de duel un contre un, il y a souvent un zoom à la télévision qui permet de voir comment est son équilibre, la façon dont il met ses pieds, de quel côté il oriente… Tout ça aide à comprendre de mieux en mieux à quel moment le défenseur agit. En fait, la vidéo permet de creuser plus précisément des choses qu’on raterait en live.

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